La relocalisation industrielle, dépasser l’utopie ?

Ce texte a primitivement été écrit pour être publié par Fondapol. Il m'a été demandé de le raccourcir car son format était trop long pour entrer dans une seule étude de Fondapol, qui en publiait simultanément plusieurs. Plutôt que de le modifier j'ai décidé finalement de le publier sur mon blog car les analyses historiques et chiffrées sont tout à fait à jour au début 2020 et peuvent contribuer au débat des élections présidentielles. L'engagement de l'Etat sur France 2030 n'est pas développé ici, et le sera par ailleurs. Les données sont à jour au 31 décembre 2019. La crise de la COVID étant exceptionnelle, les données économiques de 2020 et 2021 sont atypiques. Le lecteur intéressé pourra trouver les analyses sur l'automobile à jour notamment sur Linkedin.

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Le thème de la désindustrialisation de la France est récurrent dans la vie politique et sociale, mais a connu une accélération depuis la crise de 2008. En 2020, la crise de la COVID 19 n’a fait que rendre plus actuelles les réflexions sur la dépendance envers des sources de productions extérieures à notre territoire, d’autant plus qu’elles touchent le cœur sensible de notre société, la santé.  Les rapports alarmistes se succèdent depuis vingt ans pour mettre en évidence le décrochage industriel de la France et son impact sur l’emploi. Mais manquer de respirateurs et de masques donne un contenu immédiat et concret à ce constat. D’autres crises illustreront d’autres carences. C’est pourquoi la maîtrise de l’avenir industriel de la France est un des sujets les plus complexes, mais des plus impliquant de la décennie.

Les gouvernements successifs, de gauche et de droite, se saisissent tour à tour de la question avec gravité, souvent contraints par les sinistres industriels. Mais rien n’y fait. Les chiffres sont brutaux : avec une part de l’industrie dans le PIB inférieure à 10%, la France est un des pays les moins industriels de l’Union européenne.  La part de l’industrie a régressé de 25% en 1975 à 10 % en 2018.  La tentation est de n’y voir qu’une cause unique, la mondialisation, rejetée par une partie de l’opinion comme le facteur clef du déclin industriel et de la détresse de nombreux territoires abandonnés par l’industrie.

Pour éviter ce recul économique, et ses conséquences sociales et politiques, réindustrialiser est devenu un axe majeur du discours public. C’est un thème politiquement fédérateur puisqu’il couvre un large spectre de préoccupations. L’industrie est une activité de synthèse qui renvoie à des concepts comme ceux de la souveraineté économique, de l’aménagement du territoire, de la création d’emplois, mais aussi de la souveraineté politique, qui s’est répandue récemment dans l’espace politique. Sans une capacité à couvrir de façon autonome l’essentiel de ses besoins stratégiques, la France, selon ces analyses, aurait un poids politique amoindri. L’actualité de ce thème a été réactivée par la crise de la COVID-19 qui a mis en évidence la dépendance de l’économie française envers des fournisseurs extérieurs pour des produits devenus, transitoirement, d’importance stratégique.

Toutefois, l’industrialisation est un sujet si vaste qu’il se décompose en multiples strates et suscite de multiples attentes, confuses et contradictoires. Ce ne peut que conduire à d’amères déceptions face à la difficulté de l’exercice. Il n’y a pas de solution miracle, car l’industrialisation s‘inscrit dans le temps long.  Le débat sur la « réindustrialisation » de la France, pour éviter les biais nombreux qu’il recèle, ne peut faire l’économie d’une analyse systémique de ce que sera l’industrie du XXIe siècle, en se gardant bien de ré-imaginer ce qu’il aurait fallu faire il y a vingt ans, abondamment décrit, piètrement exécuté. Il faut clairement être tiré par le futur, mais encore faut-il en rassembler les capacités.

Mais, sans tomber dans une inutile nostalgie, il faut aussi comprendre d’où vient l’industrie en France. Il n’y a pas de discontinuité brutale dans l’évolution économique qui est le produit d’une évolution lente du système socio-technique. Le système socio-technique associe transformations techniques et changements de comportements des acteurs sociaux dans une co-évolution de long terme qui agit sur l’ensemble des composants de la vie économique et sociale. Le progrès technique se diffuse à travers les produits, se transforme à travers les usages pour être métabolisé par le corps social au point de devenir insensible aux utilisateurs. C’est cette déformation lente de la structure et des comportements de notre société, agraire, industrielle, puis post-industrielle qui apporte simultanément les solutions et les problèmes. Le transport hippomobile a été facteur de progrès pendant pratiquement tout le XIXe siècle avant d’être rejeté par la civilisation automobile basée sur le moteur à explosion, elle-même contestée en ce début du XXIe siècle au profit de la généralisation aux véhicules individuels de l’électromobilité … On note qu’il faut un siècle pour faire bouger des systèmes efficients qui ont réussi à développer un écosystème résilient.

Plus encore, il faut prendre conscience que tout problème d’aujourd’hui est une solution d’hier. L’histoire économique ne se construit pas par élimination des caractéristiques de chacune des étapes, mais par additivité. Cette histoire laisse des traces dans les paysages et dans les femmes et les hommes qui ont construit cette évolution : traces culturelles  - quand on dessine un train à un enfant, on trace une locomotive à vapeur -, traces géographiques - dans les sols, l’habitat, les mobilités -, traces démographiques - santé, éducation -Réindustrialiser la France dans ce contexte systémique n’est qu’un composant, certes majeur, du processus complexe d’un pilotage prospectif de la société qui s’imprègne des composants socio-économiques du passé.

Or l’industrie, comme l’agriculture, n’est pas un concept abstrait. Elle est incarnée dans des installations physiques, les usines, dont chacun peut imaginer sa propre représentation, car très peu les connaissent vraiment. Mais l’industrie se matérialise surtout dans ses produits. Ce sont des interactions structurelles de long terme entre les lieux de production, le territoire où ils sont implantés, les flux de ressources et de compétences qui les irriguent et les produits que nous utilisons dans la vie quotidienne qui déterminent notre compréhension et notre lecture culturelle de l’industrie. Or tout, dans la culture française, a conduit au fil du temps à dissocier ces facteurs, chacun pouvant, selon ses clefs d’analyse culturelle et idéologique, rejeter avec conviction l’industrie comme facteur de perturbation, mais revendiquer la création d’emplois industriels et développer de vibrants plaidoyers pour l’innovation. Aujourd’hui se développe même un courant qui rejette l’innovation, suspecte de dégradations environnementales et de déchirements du tissu social. On demande un moratoire sur la 5G alors qu’il y a déjà en Chine 120 millions d’abonnés et 190 millions dans le monde fin 2020.

 «Ré»industrialiser porte une promesse forte. Elle fait référence à un imaginaire de prospérité et de puissance. Cela implique que la France ait pu avoir, dans son histoire récente, une performance industrielle incontestable qu’il faudrait reconquérir. La France se rêve en grande puissance industrielle alors que l’industrie ne représente en 2020 que 9% de son PIB et 2,9 millions de salariés. Elle s’est accommodée de cette situation qui ne suscite pas d’indignation collective alors que cette régression industrielle prive la France d’une capacité de création d’emplois et de richesses. Le PIB par tête de la France en 1970 était du même ordre que celui de l’Allemagne (19 543 $ vs 20 828 $). En 2019, l’écart s’est creusé : 43 074 $ vs 50 140 $, soit 14% d’écart. L’Allemagne a depuis développé son expertise industrielle à l’échelle mondiale. Elle a réussi en dépit des vicissitudes de son histoire à ancrer ses performances industrielles et commerciales sur le temps long.  Or pour la France cette dynamique industrielle trop anémique représente une destruction massive de richesse. Cela pourrait être douloureux et inciter à des puissantes réactions collectives. Il n’en est rien. L’opinion a été anesthésiée, car cette destruction de valeur a été compensée constamment par l’augmentation des dépenses publiques. La dépense publique passe en moyenne sur la décennie 1960-1970 de 39,3% du PIB à 53,7% du PIB sur la décennie 2000-2010, les prestations augmentant de 19,2% à 28,8%.  Ce que notre pays est incapable de produire comme valeur ajoutée, on le demande à la solidarité fiscale… et à la dette.

Si c’est aujourd’hui redevenu un sujet de politique intérieure, c’est que la crise de la COVID-19 a fait apparaître des fragilités dans nos chaînes d’approvisionnement suscitant l’attente d’une meilleure maîtrise des produits critiques. La crise économique provoquée par le confinement a également un impact sur la vulnérabilité de beaucoup d’entreprises qui risquent de disparaître comme en 2009, fragilisant à nouveau le tissu industriel et l’emploi.

Mais, malgré la tentation française de recourir systématiquement à l’ombrelle protectrice de l’État, l’industrie ne se gère pas par décret ou déclarations généreuses comme on l’a constaté au cours des trente dernières années, notamment dans le traitement politique des sinistres industriels. Elle a ses logiques techniques, économiques, logistiques largement méconnues par l’opinion qui croit volontiers que le volontarisme et l’argent public suffisent. De plus, quoi que l’on pense de la mondialisation, il faut admettre que ces logiques sont désormais mondiales, car aucun pays ne peut couvrir seul la totalité de ses besoins, l’échange étant le moteur de la diversité, de l’innovation et de la prospérité.

Le réalisme, et l’histoire économique nous forcent à rappeler que le succès de l’industrie suppose des clients, des produits attractifs, des marges suffisantes pour innover et investir. Or, dans une économie concurrentielle, personne n’empêchera les clients de rechercher systématiquement le meilleur rapport coût/valeur en regardant au-delà des frontières. La compétitivité est la base du succès. Elle résulte aussi bien de l’initiative des personnels des entreprises et de leurs dirigeants que de la facilitation de la mise en œuvre de facteurs de production efficients, action multiforme pour laquelle l’État dans notre société conserve un rôle central. La viscosité de l’écosystème industriel interdit les coups de barre éphémères et les décisions spectaculaires contextuelles. Cela implique, au contraire, une gestion patiente du temps long, la plupart du temps incompatible avec les exigences de résultats du temps politique. Et ce temps long est composé des microdécisions des agents économiques, qui façonnent au fil du temps la consommation et l’investissement, mais aussi des choix des profils de compétence et de carrière, qui composent un continuum qu’il est impossible de réorienter rapidement.

Enfin, le débat sur l’industrialisation ne peut se résumer à une vue globale issue des données macroscopiques et à la seule analyse de la balance commerciale. Il s’incarne dans les territoires. L’industrie au XIXe siècle est née du sol, de ses ressources minérales et de sa population. Elle y a laissé une empreinte, des traditions, des infrastructures. Chaque révolution industrielle est venue bouleverser ce paysage industriel, sans l’effacer tout à fait puisque les stratégies industrielles ont visé à compenser le déclin des révolutions précédentes en assurant une continuité des emplois et une réutilisation des infrastructures. Or, les problèmes d’aujourd’hui ne sont que les solutions d’hier. Les investissements réalisés dans les territoires de première industrialisation pour compenser la perte des activités minières, sidérurgiques et textiles sont la cause de nouvelles difficultés telles que celle de l’usine Bridgestone de Maubeuge, implantée en 1961. Cette histoire, où les images de crise effacent celles de l’emploi et de la prospérité antérieurs, détermine la relation des Français à l’industrie.

Pays peu dense, la France a un potentiel considérable pour un développement économique qui exploiterait ce potentiel d'espace de qualité, autour de ses villes moyennes, avec des infrastructures de communication et de télécommunications efficaces. Là encore il faut se méfier des modes et des réactions épidermiques ; trois mois de confinement ne suffisent pas à modifier des habitudes profondément ancrées dans la société. Le désir de qualité de l'espace ne doit pas faire oublier, de façon angélique, que les services indispensables sont aussi liés à la densité. Il y a une contradiction technique et économique entre qualité de vie en espace peu dense et qualité de service.

Aussi, explorer les voies de l’industrialisation future de la France implique de puiser dans l’histoire économique des analyses éclairant sur les marges du possible. Mais c’est aussi se projeter dans un futur à inventer, en dépassant les analyses pertinentes des multiples rapports existants, pour se concentrer sur les mécanismes de décision permettant de transformer ces intentions en réalités tangibles. Penser juste ne suffira plus pour relever les multiples défis qui sont ceux de nos vieilles sociétés impériales qui n'arrêtent pas de ne pas comprendre pourquoi elles ne sont plus au centre du monde. Or il faut agir pour conserver notre attractivité, notre pouvoir d'achat et notre système social ! 

 

Pourquoi un tropisme sur l’industrie ?

C’est probablement parce que la plupart des rapports et politiques qui traitent de l’industrialisation de la France depuis l’après-guerre se concentrent sur le « comment », et non pas sur le « pourquoi » que l’on accepte sans trop de peine la multiplication des échecs des politiques dites industrielles.  Si l’on échoue, alors que nous avons les compétences et les infrastructures, c’est probablement parce que la société française ne ressent pas comme une « ardente nécessité » le fait de disposer d’une industrie suffisamment puissante. Dans notre monde de la rapidité et des évidences, on passe beaucoup de temps à s’interroger sur les solutions et certainement pas assez à comprendre les problèmes. C’est pourquoi remonter aux sources de l’industrialisation de la France peut nous aider à comprendre pourquoi ce pays n’a pas réussi, comme l’Allemagne, à transformer le potentiel qui en faisait entre 1890 et 1914 le leader mondial de l’innovation.

L’image que les Français se faisaient et se font encore de l’industrie est une des sources majeures de ce désintérêt.  C’est parce qu’ils voient encore dans l’industrie un modèle historique de sueurs des hommes et de suies des cheminées d’usines qui a fait fuir des générations qui se sont retrouvées dans des activités jugées moins dangereuses et moins intenses, comme le secteur public. Parce qu’on a aussi longuement expliqué que l’usine était le lieu de la lutte des classes et que ses grands symboles, de 1936 à 1968, se situaient dans l’industrie chez Renault, Berliet et dans la sidérurgie lorraine. C’est parce qu’au XXIe siècle on assimile encore l’industrie à la pollution que l’industrie est la mal aimée du discours écologiste. Au fond, pour de multiples raisons, qui ont varié dans le temps, la classe politique est depuis le XIXe siècle, déchirée entre le désir d’industrie et son rejet. Inconsciemment, elle comprend bien l’intérêt économique et stratégique d’une industrie génératrice de puissance économique. Mais l’industrie est complexe, incertaine et génératrice de tensions qu’il faut bien arbitrer.

C’est pourquoi l’idée d’une société post-industrielle, prospère et innovante, mais sans usine a beaucoup séduit. Cette vision de  Serge Tchuruk, en 2001, alors président d’Alcatel, a très vite été partagée avec enthousiasme. Elle permettait sans peine de réconcilier l’envie d’industrie, source de revenus, symbole de mouvement et de modernité, avec la disparition magique de ses désagréments.

Or la question posée par le thème de la réindustrialisation de la France nous oblige à replonger dans les fondamentaux de l’économie. Pourquoi est-il important pour un pays de disposer d’une activité industrielle forte ? Quels sont les risques courus à négliger l’industrie ? David S. Landes dans son ouvrage magistral « Richesse et pauvreté des nations » développe l’analyse des conditions de l’apparition de l’industrie en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle :

« Le développement  de l’industrie résulte de la conjonction de trois principes :

  • Le remplacement de la force et de la compétence des hommes par des machines, rapides, régulières, précises, infatigables ;
  • Le remplacement des sources d’énergie animées par des sources inanimées, en particulier l’invention de machines permettant de transformer la chaleur en travail
  • L’utilisation de matières premières nouvelles. 

Ces substitutions ont fait la Révolution industrielle. Elles ont entrainé une croissance rapide de la productivité et, parallèlement, du revenu par tête ».

 

David S. Landes rappelle ce qu’est l’industrie : des machines et de l’énergie pour produire de façon rapide et régulière des produits en inventant de nouveaux procédés et de nouveaux matériaux. Tout est dit avec concision.  C’est parce que la révolution industrielle a permis d’accroître la production par tête grâce au progrès technique qu’elle a favorisé le développement économique de toutes les composantes de la société. Car en dégageant une valeur ajoutée bien supérieure à tout autre modèle de production, l’industrie a permis de propager sa propre performance dans tous les secteurs de l’économie et au bénéfice de tous. L’augmentation de la production permet la baisse des prix et l’amélioration des conditions de vie. Il faut bien se rappeler que la révolution industrielle en Grande-Bretagne est une formidable entreprise technique qui touche les textiles, avec la mécanisation du filage et du tissage, la production de fer et de charbon et l’énergie avec la généralisation de la vapeur. Dès 1830, il y a 30 000 machines à vapeur en Grande-Bretagne contre 3000 en France. Elles seront plus de deux millions en 1880. 

Est-ce que la situation techno-économique a changé au XXIe siècle ? C’est bien la maîtrise de la technique qui a fait de Tesla le premier constructeur d’automobiles électriques mondiales malgré l’ironie des constructeurs automobiles installés depuis 130 ans sur ce domaine dont ils pensaient avoir le monopole. C’est bien l’utilisation massive des robots qui permet à l’industrie italienne d’être aussi compétitive à l’exportation et de dégager, en 2019, un excédent commercial de 53 milliards €. Forte de ces compétences, l’Italie est devenue le troisième exportateur mondial de robotique après le Japon et l’Allemagne et emploie 429 000 personnes dans cette industrie. C’est en exploitant méticuleusement l’apport technique initial des entreprises occidentales que la Chine a réussi en moins de vingt ans à devenir le leader mondial de l’automobile pour maîtriser cette industrie avec ses propres compétences.

David Landes analyse aussi, symétriquement, les causes du déclin industriel de la Grande-Bretagne. Pourquoi ce pays, qui était la première puissance industrielle du monde, s’est montré  incapable de déployer autant de dynamisme téméraire pour la seconde révolution industrielle que pour la première ?  L’exemple de l’effondrement de l’industrie automobile britannique y est longuement analysé. En 1989, British Leyland, devenu Rover Group, qui avait, de fusion en fusion, absorbé la quasi-totalité de l’industrie automobile britannique, ne représentait que 13,6% des ventes. On sait qu’aujourd’hui il n’y a plus de constructeur britannique et, ironie de l’histoire, la marque iconique MG qui revient en Europe proposer des véhicules électriques est désormais propriété d’un constructeur chinois. La conclusion est sans appel : « « Un tel calvaire peut s’expliquer de multiples façons. Citons, en plus de la politique gouvernementale, les autres facteurs de déclin qui ont été gestion médiocre, autosatisfaction, relations sociales difficiles dans l’entreprise, structures industrielles trop fragmentées, institutions financières passives et marché intérieur relativement léthargique. »

La contribution de l’industrie à la croissance globale n’a pas été mise en question avant la fin des années soixante. L’évolution constante de l’industrie, grâce à l’innovation et à l’investissement, lui a permis de générer constamment des gains de productivité, qui associés à la baisse des prix des produits industriels et à l’augmentation des salaires a alimenté les autres secteurs. Le pari d’Henry Ford se concrétisait et jusqu’en 1974 personne n’en doutait. En 1973, la France a atteint 6 millions d’emplois industriels. Ce fut un sommet qu’elle ne dépassera jamais plus.

C’est progressivement, dans la décennie soixante-dix, que la baisse de l’emploi industriel a été constatée alors que l’augmentation de l’emploi dans les services rendus aux ménages et aux entreprises est apparue comme un phénomène majeur de l’économie. Or en fait les économistes ont commencé à comprendre que c’est l’industrie qui conditionnait cette dynamique des services. Ce qui apparaît évident aujourd’hui n’était pas aussi apparent à l’époque. Les mutations techniques sont en effet moins sensibles que les mutations sociales. Elles se diffusent lentement dans l’ensemble de l’économie. Les mutations sociales se caractérisent directement par les pertes d’emploi à travers des conflits médiatisés qui choquent l’opinion et nourrissent la colère.

Pierre Massé, dans son ouvrage « Le Plan ou l’anti-hasard », publié en 1991, cite un texte daté de 1965 : « Le problème de vérité de notre économie, c’est celui de nos structures industrielles, de leur concentration, de leur modernisation, de leur aptitude à faire face à la concurrence internationale. » Plus tard, en 1976, Alain Peyrefitte écrit dans « Le mal français » : « L’entreprise par exemple a mauvaise presse. Symbole du capitalisme honni, paravent de puissances mystérieuses, sans cesse accusée « d’exploiter les travailleurs, monarchiquement et obscurément gouvernée, lieu quotidien, inéluctable, d’une vie marquée par la dépendance – elle a tout pour ne pas plaire. Pourtant, dès qu’elle est menacée, chacun se découvre patriote d’entreprise : « On ne ferme pas » - comme à Verdun on ne passait pas… ».

La permanence de la relation tendue de la France, ses pouvoirs et son opinion publique, avec son tissu industriel est d’autant plus troublante qu’elle est lucide. Nul ne peut prétendre que l’importance de l’industrie n’a pas été comprise par les dirigeants. Cette lucidité se trouve, aiguisée, dans le rapport de Louis Gallois en octobre 2012 : « La perte de compétitivité industrielle est le signe d’une perte de compétitivité globale de l’économie française. Car l’industrie ne se développe pas en vase clos : elle dépend des autres secteurs de l’économie, des services et de l’énergie en particulier ; elle dépend de l’écosystème créé par les politiques publiques, de la dynamique des dépenses et des recettes publiques, du fonctionnement des services publics, des grandes infrastructures, comme de l’appareil de formation et de recherche ou du marché du travail. Cette perte de compétitivité est, pour une large part, à l’origine de déséquilibre des finances publiques comme du chômage ; elle limite notre marge de manœuvre en Europe et dans le monde, elle menace notre niveau de vie et notre protection sociale ; elle réduit la capacité de croissance de l’économie. »

En 2017, les entreprises du secteur tertiaire (non agricoles et non financières) totalisent 63% de la valeur ajoutée et emploient 64% des salariés.  Les entreprises industrielles, au nombre de 178 800, soit 7% des entreprises, réalisent 28% de la valeur ajoutée, 31% du chiffre d’affaires, mais représentent 65% des exportations. Plus capitalisées, moins nombreuses, les entreprises industrielles sont au cœur de la capacité exportatrice.

En 2020, la France reste en effet un grand pays industriel. Les produits manufacturés représentent 92,5% des exportations. Mais cette capacité d’exportation ne suffit pas à financer nos besoins d’importation. La difficulté a toujours été de trouver les moyens de rendre l’industrie française durablement compétitive à travers un rapport qualité/prix de ses offres, attractif pour les clients, intérieurs et extérieurs. Or le réglage de cette compétitivité par le taux de change et les barrières douanières, instruments largement utilisés par les gouvernements pour régler des problèmes de long terme par des mesures de court terme, compatibles avec leur horizon politique, n’est plus possible avec le libre-échange et la monnaie unique. C’est pourquoi quelques souverainistes qui font de l’abolition des traités européens et de la monnaie unique la condition du retour à une prospérité industrielle française idéalisée, négligent, à dessein, la réalité systémique de l’industrie.

Or le solde des échanges commerciaux de la France s’établit en 2019 à -78,9 milliards €. C’est l’énergie qui, malgré la puissance de notre parc électronucléaire, représente la part la plus importante de ce déficit, 44,8 milliards, suivie des produits manufacturés, 35,5 milliards, dont 32,5 milliards avec l’Union Européenne. Le solde négatif avec l’Allemagne seule représente 14,9 milliards € soit 19% du déficit global. Contrairement à une idée courante, ce n’est pas la Chine le pays dont la France importe le plus de biens industriels, mais l’Allemagne.  En 2019, la valeur des importations chinoises s’élevait à 53,8 milliards €, contre 85 milliards pour l’Allemagne et 43,5 milliards pour l’Italie. Certes, la valeur des importations chinoises a été multipliée par 5 en vingt ans, mais aussi par 1,5 pour l’Allemagne.

Réindustrialiser, c’est réinventer l’industrie en France, c’est comprendre et transcender ses fractures durables, mais sans rêve démesuré. Partir pragmatiquement du réel, corriger point par point, sur le terrain de l’entreprise et du territoire, et riposter à la mesure de nos capacités sur les sujets réellement importants pour le futur est le seul parcours possible. Il n’est ni simple ni spectaculaire. Mais seuls le pragmatisme et l’humilité permettront d’avancer pas à pas.

L’industrie en France, un siècle de tensions 1870-1970

La France au XIXe siècle est un pays fondamentalement agricole et rural.  Elle le restera jusqu’au début des Trente glorieuses. La ruralité influence le modèle de développement économique et l’action des pouvoirs publics, très soucieux de l’électorat rural. L’industrie parvient toutefois à se développer sans bénéficier de la même dynamique collective qu’en Grande-Bretagne ou qu’en Allemagne. L’industrie reste méconnue et incomprise.  Il est probable qu’elle le demeure encore.

L’effacement de la prédominance de l’agriculture

L’exode rural qui a commencé au milieu du XIXe siècle ne met pas un terme rapide aux structures agricoles classiques, familiales, de polyculture et polyélevage. Ce sont les ouvriers agricoles plutôt que les exploitants qui quittent la terre pour la ville et l’industrie. Au début du XXe siècle, il y a plus de deux millions d’exploitations agricoles dont 85% ont une superficie de moins de 10 ha.  Elles sont intensives en travail et n’investissent pas pour se moderniser avec des machines, mais préfèrent investir en foncier. La guerre de 1914-1918, qui a ravagé la population agricole, affaiblit ce modèle traditionnel et induit une mécanisation lente, favorisant le développement des exploitations de 10 à 50 ha. Mais il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour assister à une vague de modernisation sans précédent de l’agriculture française fondée sur le développement technique et la mécanisation, inspirée des États-Unis à travers le Plan Marshall.

Si la baisse du nombre d’actifs agricoles a commencé au milieu de XIXe siècle, après son apogée à 9,3 millions, elle a été beaucoup plus lente en France qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne. La rétention de main-d’œuvre dans le monde rural explique le démarrage plus lent de l’industrie et le retard dans la modernisation de l’agriculture. C’est surtout après 1919 que la population agricole baisse au rythme de 78 000 actifs agricoles en moins par an, puis après 1946 au rythme de 135 000 personnes par an jusqu’en 1974.

Le glissement sémantique du terme « paysan » vers le mot « exploitant agricole » traduit bien ce changement d’époque.  Les conséquences sur la structure agricole de la France sont considérables. Entre 1954 et 1976, le nombre d’exploitations agricoles est divisé par deux, les SAFER, créées en 1962, fluidifient l’accès au foncier et la Politique agricole commune (PAC) sécurise les prix de vente à partir de 1962.  La population active agricole passe de 6,3 millions en 1955 à 1,5 million en 1970, glissant de 27% de la population active en 1955 à 14% en 1970, pour atteindre 500 000 actifs en 2010, soit 3,5% de la population active. Car l’agriculture est entrée dans un cycle d’augmentation de la productivité et d’amélioration des conditions de vie et de travail des exploitants agricoles. L’agriculture s’aligne progressivement sur les autres activités économiques par son mode de gestion, ouvert aux courants sociétaux et soucieux de capter l’évolution de la demande. La spécificité française d’une paysannerie puissante est un modèle révolu, les exploitants agricoles étant devenus des entrepreneurs sensibles aux mêmes transformations que leurs collègues patrons de PME industrielles, notamment l’informatisation du monde rural. La dynamique de modernisation entrepreneuriale, caractéristique du monde industriel, a atteint le monde agricole au début du XXIe siècle, parachevant sa mutation structurelle. 

Territoire et démographie

Avec 67 millions d’habitants sur 552 000 km2, soit 115 habitants/km2 nous avons une des densités les plus faibles des pays européens. L'Allemagne avec 229 h/km2, le Royaume-Uni avec 257 h/km2 nous enfoncent largement. C’est un fait nouveau. Au sommet de sa puissance politique sous le Premier Empire, la France comptait 29 millions d’habitants, la Grande-Bretagne 7,7 et le territoire de la future Allemagne 21 millions. Toutefois, en un siècle, en 1900, avec 40 millions d’habitants, la Grande-Bretagne 30 millions et l’Allemagne 56 millions la France avait perdu sa suprématie démographique. Jusqu’en 1795, la France était la première puissance démographique en Europe, et la troisième mondiale. Elle resta quatrième jusqu’en 1866, dépassée par la Russie. Avec une croissance de même ampleur que celle de nos voisins, la France aurait dû dépasser 70 millions en 1900. La fin du Second Empire, le repli protectionniste de Méline avaient cassé cette dynamique alors même que par sa culture et son imagination la France était sans peine la première nation innovante de la planète. Nous avons perdu en un siècle un potentiel de l’ordre de trente millions d’habitants supplémentaires. Trente millions d'innovateurs, de consommateurs, d'investisseurs pour peupler ce corps trop large et mégalocéphale qu'est notre pays.  Car nous avons toujours le même territoire à gérer. Cette sous-densité est un facteur de coût de structure qui nous différencie de nos voisins. Ainsi, avec un million de kilomètres de routes, nous avons un réseau égal au total des réseaux routiers italiens et allemands. Notre réseau de services publics, de bureaux de poste, d’école, facteurs de vie dans les communautés dispersées représente un atout pour gérer de façon vivante notre grand territoire, mais également un coût élevé, et les populations y sont âprement attachées.

Un développement industriel diffus favorisé par le chemin de fer

L’industrie est parvenue au cours du XIXe siècle à se hisser parmi les priorités nationales sans jamais susciter un engouement collectif. La France entretient avec l’industrie une relation singulière dont les racines sont multiples et résultent d’une co-évolution entre les systèmes techniques et économiques, les systèmes politiques et la culture. Ceci constitue un ensemble aux évolutions lentes qui résiste aux tentations des transformations rapides insufflées périodiquement par les acteurs politiques en quête de résultats immédiats.

L’industrie s’est lentement développée à partir de 1830. En 1845, trois départements (Rhône, Nord, Seine-Maritime) regroupent le tiers des ouvriers français. En ajoutant les Ardennes, la Loire, la Loire-Atlantique et la Haut-Rhin, on totalise 45% de l’emploi industriel. C’est sur ce socle territorial étroit que l’industrie va se développer. C’est l’industrie textile qui est la mieux distribuée sur le territoire en regroupant 60% des ouvriers et 50% de la valeur ajoutée industrielle. La région de Roubaix et Tourcoing devient au début du XXe siècle un pôle mondial du textile dont la puissance est symbolisée par l’Exposition internationale de 1911 qui attire près d’un million de visiteurs.  Mais fractionnée, elle aura beaucoup de difficultés à se moderniser pour améliorer sa compétitivité. L’atout de la France à la fin du XIXe siècle sera son décloisonnement grâce au chemin de fer. La France dispose en 1869 d’un réseau ferré exceptionnel de 20 000 kilomètres, dépassant celui de la Grande-Bretagne pionnière. 

L’industrie en France à la fin du XIXe siècle reste toutefois inégalement répartie sur le territoire, amputé depuis 1870 du nord-est industriel, Alsace et Moselle, soit 1,6 million de personnes. Au titre du Traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, qui consacre sa défaite, la France doit également payer à la Prusse une indemnité de 5 milliards de francs-or en trois ans. Cette défaite cuisante sanctionne un Second Empire qui avait connu une croissance économique remarquable. Mais la France parviendra à se relever de cet échec sévère.  

L’ampleur de la défaite et la perte de 2,6 % du territoire et de 4,1% de la population ne cassent pas, en effet, la dynamique entrepreneuriale engendrée par le Second Empire. La Troisième République, pour renouer avec le rythme de la croissance économique, se lance à nouveau dans le développement du réseau de chemin de fer en autorisant de nombreuses compagnies à créer des réseaux complémentaires aux six grandes compagnies historiques. En 1879 est lancé le plan Freyssinet qui vise à doter chaque sous-préfecture d’un accès au rail. Ce réseau va jouer un rôle essentiel dans la diffusion sur tout le territoire de la dynamique industrielle et agit sur la demande intérieure de biens d’équipement. Ces 17 000 kilomètres de voies supplémentaires vont porter le réseau ferré français à 39 000 kilomètres en 1913. L’Exposition universelle de 1879 salue ce nouvel âge d’or scientifique et industriel, ce qui permet à Léon Gambetta de s’exclamer lors de son inauguration : « La France est un éblouissement pour le monde ».

L’impact du chemin de fer sur l’économie est considérable. Car en facilitant le transport de marchandises, le rail créée un espace économique unifié. De 1850 à 1900, le trafic de marchandises par la route est multiplié par 1,3, par voie d’eau par 3, mais par chemin de fer il est multiplié par 33. En 1931, la consommation de charbon des sept grands réseaux ferrés représente 13% de la production nationale, et les houillères sont les plus grands clients des chemins de fer, le charbon représentant 25% du tonnage transporté par le fer. Cette interconnexion déterminera la trame du système industriel français jusque dans les années 50 et marquera le paysage industriel et culturel, chemins de fer et houillères établissant un modèle d’organisation et de relations sociales.

De 1870 à 1914, l’Europe occidentale allait connaître une vague d’innovation qui allait transformer profondément l’économie et la vie quotidienne. Aux industries de la transformation du métal, portées par l’énergie de la houille, allaient s’ajouter les multiples transformations de la gamme des produits et des process qui les rendaient possibles. L’électricité, le moteur à explosion, la chimie organique, l’aluminium nourrissaient le développement d’industries nouvelles telles l’automobile, l’aéronautique… Les usines se réinventaient grâce à l’électricité qui permettaient à chaque machine d’être dotée de son propre moteur. La France tenait brillamment sa place dans cette transformation technique et l’Exposition universelle de 1889 montrait son dynamisme industriel face à la Grande-Bretagne. 

La France a su prendre une place déterminante dans la seconde révolution industrielle. Elle devient le foyer de l’innovation européenne pour l’automobile et l’aviation, à la fois activités de sport et d’exploits individuels, qui marquent la capacité du pays à sortir de son image conservatrice, et industries mécaniques naissantes dont l’essor allait entraîner un développement industriel diffus. Les matériaux, la chimie, l’automobile, l’aéronautique étaient dominés par la France et l’Exposition universelle de 1900, après celle de 1889, en apportait l’éclatante preuve en attirant 51 millions de visiteurs.

La France est en 1914 le premier constructeur européen d’automobiles et le premier exportateur mondial. Elle produit 40% des moteurs d’avion. Ces activités nourrissent le développement des métropoles industrielles que deviennent Paris et Lyon, prenant le relais des zones minières et métallurgiques du Nord, de l’Est et du Massif central. À la veille de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière représente le groupe social dominant avec six millions de personnes.

La France doit, en partie, cette dynamique à l’excellence de son réseau de chemins de fer qui stimule les échanges de population, mais surtout de marchandises. En 1913, la France dispose de 40 783 kilomètres de lignes principales et 10 789 kilomètres de voies d’intérêt local et de desserte industrielle. 356 000 agents font fonctionner ce réseau, rentable, financé par l’épargne dont il constitue le cinquième de la fortune privée.

Après la Première Guerre mondiale, automobile et aéronautique poursuivent leur essor tout en affrontant leurs premières crises économiques et sociales. Dès 1919, Louis Renault et André Citroën rivalisent pour adopter dans leurs usines les principes de rationalisation industrielle nées chez Ford aux États-Unis. La modernisation de ces usines passe par l’adoption des chaînes d’assemblage, le passage à la carrosserie tout acier qui permet l’introduction des presses et machines-outils. L’usine Renault de l’île Séguin, construite entre 1928 et 1930, est le symbole de cette transformation radicale de l’industrie vers la production de masse. Les constructeurs français sont à l’avant-garde de l’innovation avec des modèles emblématiques comme la Traction Citroën, lancée en 1932, première traction avant, tout acier, de la production mondiale. En 1929, les Annales de géographie écrivent : « En 1927, nous avons exporté 52 000 autos et importé 16 000. La fabrication française de l’automobile est une des plus remarquables et des plus puissantes industries du monde, États-Unis exceptés. Son développement est un des aspects les plus frappants de notre histoire économique au XXe siècle. » En 1939, ce sont 140 000 salariés qui travaillent en France dans l’industrie automobile dont 120 000 en région parisienne qui représente 75% de la production automobile française.

La métamorphose de la France d’après 1945

Poussée par la dynamique de la reconstruction, l’économie française connaît sous la IVe République une mutation considérable encadrée par les plans. Le PIB, en francs constants, augmente de 43% entre 1950 et 1959, l’agriculture connaît une croissance de 6,8% entre 1949 et 1962 et l’industrie, restructurée et modernisée, notamment grâce au Plan Marshall, de 6%. Le premier vol de la Caravelle en mai 1955, même année que le lancement de la DS Citroën démontre la capacité d’innovation technique de l’industrie française, qui sera confirmée par le premier vol de Concorde le 2 mars 1969. C’est l’essor de ces deux secteurs d’excellence qui vont porter l’industrie française tout entière pendant 60 ans. La France accède également à la consommation de masse. Il y avait 10 000 téléviseurs en 1950, il y en aura un million en 1958. Le pouvoir d’achat du salaire horaire moyen a crû de 43% entre 1950 et 1958. Mais ces succès ne dissolvent pas pour autant tous les freins au développement économique que la France a accumulés et qui sont listés dans le rapport Rueff Armand sur « les obstacles à l’expansion économique » publié en juillet 1960.

 

Les villes moyennes ont été des berceaux industriels dynamiques

Autour du textile, mais aussi de la mécanique légère, s’est constitué jusque dans les années soixante un réseau de villes moyennes dynamiques qui ont connu, à partir des années soixante-dix, des fermetures d’établissements industriels souvent à l’issue de conflits sociaux emblématiques.

L’industrie en France s’est développée autour des ressources naturelles, l’énergie et les mines de charbon et de fer. Le XIXe siècle a structuré le paysage industriel autour du charbon et de la métallurgie. Les techniques ont été importées de Grande-Bretagne qui avait une avance technologique considérable, avec des techniciens anglais. L’innovation s’est aussi rapidement développée avec les ressources propres. L’histoire industrielle du bassin stéphanois est run exemple remarquable.  Fondé sur une grande expérience artisanale dans le traitement du métal, notamment dans les armes, grâce à la Manufacture royale d’Armes créée en 1764, l’essor industriel se développe à partir de l’exploitation du charbon, premier gisement de France au début du XIXe siècle, qui attire la métallurgie, et une grande diversification dans la mécanique et les textiles. La première ligne de chemin de fer relie Saint-Étienne et Andrézieux en 1827, 20 kilomètres qui marquent l’histoire de la première ligne de chemin de fer française sous l’impulsion d’un entrepreneur, Marc Seguin, qui observe les chemins de fer britanniques pour améliorer en France la performance des voies et des locomotives.  L’histoire de Saint-Étienne est révélatrice de l’apogée et du déclin dans l’intérêt pour l’industrie en France. 

La place de la houille dans l’économie industrielle française a été considérable. En 1960, les mines emploient encore 216 000 personnes. Mais, de 1946 à 1960, la part du charbon dans l’énergie passe de 80% à 56%. Plus encore que les emplois, la mine a développé un mode de relations sociales, imprégné les territoires et les paysages de son empreinte durable. Elle a marqué la population, par un taux de mortalité plus élevé que les autres régions, et l’environnement par un impact durable sur les sols. Le déclin du charbon s’est traduit par la déchirure de ce tissu social à partir de 1960, date du lancement du plan d’adaptation des Charbonnages de France.  Les efforts de reconversion industrielle de ces territoires, qui se sont structurés à partir de 1966, ont dû composer avec ces caractéristiques prégnantes. Le conflit Bridgestone, à Maubeuge, est une réplique lointaine, 60 ans plus tard, de ces reconversions.

Le douloureux reflux de l’emploi industriel

La désindustrialisation de la France s’est incarnée dans une série d’affaires célèbres qui ont instauré un scénario désormais classique. Le défaut d’investissement, le manque d’innovation, le conservatisme managérial ont graduellement dégradé la compétitivité d’industries anciennes et florissantes qui se sont retrouvées déclassées. Si cette mécanique est globale, elle est particulièrement marquante dans des bassins de mono-industries.

Les vieilles régions industrielles liées à la houille, à la métallurgie et aux textiles ont été frappées par la crise dans les années soixante-dix. La liste est longue : Nord Pas-de-Calais, Lorraine, Moselle, vallées vosgiennes, région stéphanoise, Basse Loire, région du Creusot, bassin de Montluçon… La tension occasionnée par ces fermetures tient à l’absence de tissu économique dense et diversifié qui condamne les salariés à des reconversions difficiles et des ruptures douloureuses.

 La chute de l’industrie textile française est symbolique de cette incapacité à repenser un secteur concurrencé par les pays à bas coûts. Entre 1990 et 2015, l’industrie textile française a perdu 75,2% de ses emplois. Quarante années de fermetures d’usines laissent un secteur démembré où subsistent quelques rares pépites, reprises par des acteurs innovants.  Pourtant les groupes au faîte de leur gloire comme Boussac ou Prouvost, puis DMC, (Dollfus-Meig et Compagnie), Lejaby avaient les moyens de réinvestir dans des techniques avancées. En 1993, le groupe Prouvost comportait encore 11 000 salariés pour tomber à 1 000 en dix ans, et toutes les usines du groupe ferment alors rapidement, poussant Roubaix vers la pauvreté après avoir été une des villes les plus riches de France. DMC, créée en 1746, en Alsace, rassemble 30 000 salariés dans les années soixante et 800 en 2008 pour être liquidée en 2009. A l’inverse, la marque Damart, créée en 1953, a survécu grâce à l’innovation et à sa compréhension de l’évolution des marchés vers les seniors, le sport et le plein air . Elle a su s’internationaliser et développer son offre numérique..

La fin de la décennie 2010, un renouveau se fait sentir dans ce secteur grâce à l’innovation, aux textiles techniques, qui permettent des débouchés industriels en dehors de l’habillement, et au luxe, comme Vuitton qui ouvre des ateliers en Vendée ou Hermès une usine dans l’Eure.

On se souvient de la lutte emblématique des LIP, à Besançon, au printemps 1973 en réaction à un projet de fermeture de l’usine qui employait 1200 personnes, avec la manifestation du 29 septembre, attirant plus de 100 000 personnes. LIP était une entreprise florissante au cœur de la Franche-Comté manufacturière. Le Monde écrit en 1962 lors de l’inauguration de la nouvelle usine : « Palente, magnifique outil de production qui fait honneur à l'horlogerie française, confirme Lip dans sa position de grande entreprise industrielle ». Après la tentative de relance industrielle dirigée très médiatiquement par Claude Neuschwander, l’agonie de LIP s’achève par la mise en liquidation en avril 1976. Cette première crise sociale emblématique, en dehors des bassins houillers et métallurgiques, a ouvert une longue série d’événements identiques.

Or on sait qu’un emploi industriel génère en moyenne deux emplois. La fermeture d’un site industriel démontre qu’il n’est jamais possible de maintenir le même nombre et le même niveau d’emplois dans des montages juridico-économiques de circonstance. Les repreneurs providentiels ne font généralement que bénéficier d’effets d’aubaines sans avoir la capacité industrielle de mettre en place des solutions alternatives viables. La reconversion du site Continental de Clairoix est révélatrice. Sur les 1 113 salariés que comprenait le site lors de sa fermeture en mars 2009, 200 ont été réemployés sur ce site de 13 ha, et un salarié sur deux est toujours inscrit au chômage en 2019. 

L’histoire apporte la preuve de ces nombreux dossiers traités à chaud devant les caméras qui finissent, quelques mois plus tard, à la barre du tribunal de commerce avec un triste cortège d’aides financières gaspillées et d’emplois détruits. On ne tord pas la rationalité économique prix/produit/marché. On ne peut pas faire confiance à des investisseurs vautours qui sans projet sérieux ne font que bénéficier d’aides temporaires.

En fait, outre la difficulté concrète du reclassement, le traumatisme des fermetures d’usine est lié à la perte de valeur économique et sociale des emplois de remplacement. C’est la dissolution d’un collectif de travail, créant des habitudes, une solidarité et une confiance en l’avenir. La fragmentation de l’emploi dans des entreprises plus petites est perçue comme une exposition au risque alors qu’il a été démontré que les grandes entreprises n’offrent qu’une protection illusoire sur le long terme surtout sur les bassins d’emploi mono-industries.

La liste est longue de ces espoirs déçus après les réconfortants discours des responsables politiques qui « n’abandonneront jamais ces territoires et leurs travailleurs». Tous les gouvernants, poussés par les opposants du moment, sont obligés de céder à ce discours d’espoir alors qu’ils savent ne disposer que de très peu de moyens pour parvenir à préserver les emplois.

La fermeture des hauts fourneaux d’Usinor Thionville en 1977, annonçant la disparition de 16 000 emplois, puis la fermeture de l’usine Sacilor d’Hagondange en 1979 la disparition de 870 emplois dans l’industrie de la chaussure chez Charles Jourdan à Annonay en 1986, la fermeture des usines Chausson, à Creil entre 1993 et 1995, ne sont que des souvenirs de conflits médiatisés qui ont ouvert une série de fermetures plus discrètes dans tous les secteurs tout au long des années quatre vingt-dix.  Depuis ces grands conflits emblématiques, le rythme de fermetures industrielles est continu et souvent totalement discret, la crise de 2008 ayant touché le tissu industriel diffus de petites entreprises sans épargner les grandes entreprises mondiales comme Continental (fermeture de Clairoix dans l’Oise en 2009) ou le laboratoire Glaxo Smith Kline à Évreux avec 800 emplois en 2009 ou Alcatel-Lucent depuis 2009…

Les dispositifs d’accompagnement social ont été sans cesse améliorés, depuis la fameuse CGPS (Convention Générale de Protection Sociale de la sidérurgie) signée en 1977.  La loi de programmation pour la cohésion sociale en 2005. Les mesures combinent préretraites, aménagements du temps de travail  et … promesses de repreneurs, de créations d’emplois et de reconversion.

 

De 1974 à 2018, la désindustrialisation est continue

La désindustrialisation est un phénomène de fond qui est apparu à bas bruit dès la fin des années soixante et n’a cessé de s’amplifier en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis. La désindustrialisation commence même à gagner la Chine. Elle se traduit à la fois par la réduction des emplois identifiés comme industriels et par la baisse de la valeur ajoutée générée par le secteur industriel dans le PIB.

 

Les mécanismes de la désindustrialisation

Comprendre les causes de la réduction de la part de l’industrie dans le PIB est le fondement de l’analyse permettant de concevoir une politique qui stopperait ce glissement régulier et permettrait d’amorcer une correction durable répondant aux enjeux contemporains. S’entendre sur ce diagnostic est une première étape indispensable. Même si les rapports de qualité consacrés à cette réflexion abondent, le consensus n’est toujours pas acquis.

La baisse de la part de l’industrie dans la PIB est d’abord une baisse de la valeur des produits industriels absorbés par la consommation des ménages et les investissements. Cette évolution recouvre des causes multiples. Cette évolution n’est pas spécifique à la France, la place de l’industrie dans le PIB des pays industriels a baissé partout sauf en Allemagne.

L’externalisation sectorielle

La désindustrialisation est d’abord un résultat statistique apparent de l’évolution du mode de fonctionnement interne des entreprises industrielles. Jusque dans les années soixante-dix, les industriels avaient la volonté de rassembler directement tous les métiers dont ils avaient besoin, à la fois pour fournir les services de bout en bout et pour lesquels il n’y avait pas d’offre compétitive externe, et aussi pour contrôler tous les composants de la chaîne de valeur.  L’exemple de cette intégration est illustré par Louis Renault qui gérait tout, des plantations d’hévéas pour les pneus aux couturières réalisant les sièges.  Un des éléments clefs de l’usine de l’île Seguin était la centrale électrique. Naturellement l’évolution technique, l’informatisation qui a permis de faire opérer à distance par des firmes spécialisées les métiers mutualisables dans des centres de services performants et moins coûteux, la nécessité de limiter les besoins en capitaux ont conduit à externaliser un grand nombre de ces activités. Certaines sont restées identifiées comme industrielles. D’autres, comme beaucoup de métiers support, ont été intégrées dans la sphère des services et ne sont plus comptabilisées comme industrielles.  On estime à 25% la réduction des emplois industriels liés à cette transformation en activités de service. Contrairement à l’image données par l’expression « société post-industrielle » que ce mouvement a fait naître, il ne traduit nullement une diminution du rôle de l’industrie comme facteur de création d’emplois et de richesses. Il ne s’agit donc pas de destruction d’emplois mais de transfert vers des entreprises spécialisées non considérées comme industrielles.

La baisse en valeur de la demande des produits industriels

Le second facteur de désindustrialisation est le progrès technique. L’amélioration des outils, la performance des matériaux, l’efficacité des machines sont les moteurs inlassables des progrès de productivité industriels qui permettent d’accroître la qualité et de baisser les coûts en utilisant de moins en moins de main-d’œuvre.  La demande de produits industriels a baissé en valeur dans les dépenses des ménages au profit des services. Les produits industriels bénéficient des gains de productivité et leurs prix baissent régulièrement. Leur valeur économique diminue alors que leur valeur d’usage augmente.  Le client final dépense moins et toutes les consommations intermédiaires, de la production des composants aux emballages et au transport sont réduites. On estime que la déformation de la demande contribue à hauteur de 30% à la perte des emplois industriels. On peut aussi ajouter à ce phénomène la montée en gamme des produits importés, comme tous les produits de communication et d’électronique, qui ont réduit la demande pour des produits français très peu représentés dans ces segments.

L’exemple des téléviseurs est très significatif. Dans les années 70, on payait un téléviseur cathodique couleur de 56 cm environ 600 €. C’était un lourd meuble en ébénisterie, nécessitant une main-d’œuvre de transformation et d’assemblage importante, induisant, par le poids et l’emballage, des coûts de transport élevé. En 2020, on trouve un téléviseur LED de 126 cm dès 340 €. Les deux produits n’ont rien de comparable quant à leurs fonctionnalités, leur poids, leur consommation électrique, leur fiabilité. Cette création de valeur spectaculaire a été transférée au client, pas au fabricant.  De fait, le marché est devenu mondial et aucun producteur régional ne peut lutter efficacement contre les fournisseurs mondiaux qui ont consenti les investissements nécessaires à une production de masse totalement automatisée de produits très techniques.  Aujourd’hui le leader coréen LG Display est concurrencé par le seul chinois BOE, crée en 2009, dans la production de dalles OLED et AMOLED pour téléviseurs. LG a investi 8 milliards € dans son usine de fabrication de dalles en 2015. En 2019, sur les 35 millions m2 de dalles OLED produites dans le monde, 80% ont été produites en Corée.

La délocalisation compétitive

Troisième facteur de désindustrialisation, l’externalisation vers des pays où le coût de la main-d’œuvre, les normes sociales, et plus récemment environnementales paraissent plus attractifs à court terme. C’est un phénomène qui a commencé très lentement et auquel on considère qu’un tiers des destructions d’emploi est imputable.

Ce mouvement est lié à la montée en compétences des populations des pays considérés comme en voie de développement, au développement des infrastructures de transport, avec notamment la généralisation du conteneur, et à l’abaissement des obstacles douaniers. Cette évolution a rendu attractive la production dans ces pays de biens industriels d’entrée de gamme, notamment dans les textiles et la mécanique, opportunités que les entreprises françaises sont été tentées de saisir. Ce mouvement a favorisé l’élévation du niveau de vie de ces populations, où le nombre de salariés est passé en trente ans (1980-2010) de 1,5 à 3 milliards. Mais cette transformation, jugée possible et souhaitable dès lors qu’elle ne touchait que des industries anciennes aux équipements vieillissants, a commencée, notamment avec l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, à toucher des secteurs plus efficients comme l’automobile. La menace a été perçue de plus en plus sérieusement bien qu’aujourd’hui encore la méconnaissance de l’état de maturité scientifique, technique et industriel d’un pays comme la Chine, et désormais de ses voisins immédiats, reste un facteur de risque dans la rapidité de l’adaptation européenne à ces nouveaux concurrents.

L’industrie automobile est un cadre d’analyse qui permet de comprendre la complexité systémique du développement industriel, car ces trois facteurs agissent simultanément. Au début des années quatre-vingt, l’industrie automobile employait en France 850 000 personnes soit 15% de l’emploi industriel. Cette population a continué à croître de 175 000 emplois de 1967 à 1974. En 1978, l’industrie automobile atteint un maximum historique en France avec 350 000 salariés temps plein chez les constructeurs. Au cours de la décennie quatre-vingts, les constructeurs vont perdre 100 000 salariés, soit un tiers de leurs effectifs. L’industrie automobile joue dans l’économie un rôle structurant majeur. Un emploi direct chez les constructeurs automobiles génère quatre emplois induits, en amont (sidérurgie, plasturgie, caoutchouc, verre…) comme en aval, distribution et maintenance.

La désindustrialisation n’est pas seulement un résultat mécanique de l’évolution technique. Elle est aussi le fruit d’une volonté stratégique de déplacer le cœur des entreprises vers les activités moins consommatrices de capital et plus rapidement génératrices de profits.  La France a théorisé ce mouvement, à l’initiative de Serge Tchuruk alors président d’Alcatel qui déclare en juin 2001 que son groupe allait dorénavant se délester de ses activités industrielles pour se concentrer sur la recherche. En cinq ans, le groupe est ainsi passé de 120 000 salariés à 54 000. Ce choix est aux antipodes de ceux des concurrents coréens, Samsung ou LG, qui ont bâti leur puissance technologique et économique sur la maîtrise du process complet de leurs produits.  Certes, dans le secteur électronique, la plupart des industriels américains ont choisi de s’appuyer sur des producteurs externes, comme IBM qui a vendu son activité PC à Lenovo, ou Apple qui dépend entièrement des usines chinoises  de Foxconn sans toutefois abandonner sa responsabilité sur le processus de fabrication.

Ce mouvement d’entreprises sans fabrication (« fabless ») s’appuie en fait sur une image fausse. Car il subsiste bien entendu des usines pour produire les biens matériels qui se sont multipliés et diversifiés. Ces usines appartiennent désormais à des sous-traitants devenus puissants par leur maîtrise des processus de production, mais dépendants de leurs donneurs d’ordre. Pour ceux-ci, les contraintes de production, l’investissement en capital, la gestion de la main-d’œuvre poussent sans cesse à une innovation et une productivité accrue qui en font les véritables bénéficiaires de cette répartition des responsabilités. Dans l’industrie automobile, les sous-traitants sont devenus aussi puissants que leurs clients. Ils portent l’innovation et ils sont en mesure d’inverser le rapport de force économique.

Ces mouvements se traduisent par la contraction des effectifs de la classe ouvrière à partir de la fin des années soixante-dix et la montée des emplois de services et de cadres, accompagnant une baisse continue de la durée du travail.  En 150 ans, la durée du travail est passée de 3000 heures par an à 1650.  Penser l’industrie dans notre pays passe par l’intégration dans l’équation socio-technique des profonds changements dans la relation au travail et au territoire.

Comprendre les décennies 2000-2020

Toutefois, 2017 a marqué un arrêt salutaire dans cette glissade de l’industrie française.  Les exportations en volume de biens manufacturés accélèrent fortement (+4,7%) . Ce qui est remarquable c’est qu’elles augmentent dans toutes les branches. Quatre branches se distinguent par des taux de croissance élevés : plus de 6% pour les textiles et produits chimiques (dont parfums et cosmétiques), 5,3% pour les ventes de matériel de transport avec une augmentation des exportations vers l’Asie de matériel aéronautique et spatial, réacteurs et satellites. Mais dans ce même secteur, les importations augmentent également pour l’équipement en réacteurs des avions exportés (+9,3%). Ce dynamisme se traduit par un creusement du déficit extérieur : 29,6 milliards € en 2017 contre 22,9 milliards en 2016. Et les importations de gaz et de pétrole subissent l’augmentation des cours. 

Mais au-delà des performances spécifiques d’une année, qui stimulent toujours les commentaires contextuels, ce n’est que sur le long terme qu’il faut juger la capacité concurrentielle de l’économie française. C’est l’analyse des statistiques du commerce extérieur qui est le juge de paix ultime de toutes les stratégies économiques. Mais c’est le résultat de multiples mouvements dont l’analyse implique d’une part une vision sur le moyen terme pour comprendre les déformations structurelles de ces échanges, et d’autre part un travail fin sur la décomposition par poste des importations et exportations.

L’évolution du solde de la balance commerciale des produits manufacturés est le meilleur indicateur de la compétitivité industrielle française.

Années

2000

2010

2019

       

Total

8,8

-23

-35,5

       

Industries agricoles et alimentaires

7,1

5,6

6,5

Informatique, optique, électronique

-6,2

-16,6

-16,8

Équipements électriques et ménagers

0,3

-2,2

-7,9

Machines

-3,8

-2,1

-8,7

Véhicules et équipements

9,4

-3,7

-15,3

Aéronautique

9,2

18,1

31

Navires et bateaux

1,8

0,9

1,8

Autres matériels de transport

-0,4

-1

-2,1

Textile, habillement, cuir

-7,5

-11,7

-12,4

Bois, papier, carton

-3,6

-4,5

-5,1

Chimie

1,6

-0,1

2,3

Parfums et cosmétiques

4,8

7,7

12,5

Produits pharmaceutiques

2,4

4,1

6,1

Plastiques et caoutchouc

-0,3

-4,5

-7,4

Produits de la métallurgie

-2,7

-5,4

-9,1

Produits manufacturés divers

-3,5

-7,7

-11,1

Soldes par produits (milliards d’euros), source : ministère des Finances, chiffres du commerce extérieur 2019,  février 2020

Si la décroissance industrielle a été continue de 1973 à 2016, elle s’est interrompue en 2017 et s’est stabilisée jusqu’en 2019. Il est évident que les données 2020 seront chahutées par la crise de la COVID-19.

Ces données sont sans appel. Cinq secteurs manufacturiers sont susceptibles de créer des excédents commerciaux en 2019. Ils étaient huit en 2000. L’écart est particulièrement spectaculaire pour l’industrie automobile qui en vingt ans a perdu 24,7 milliards € de contribution positive. Le déficit commercial de l’automobile efface à lui tout seul l’excédent du tourisme (17 milliards € en 2017).

Si l’on zoome sur le poste « produits manufacturés divers », qui illustre la capacité des entreprises de taille moyenne à être compétitives sur les marchés, les chiffres sont significatifs. En dépit de tous les efforts pour stimuler la présence française sur ces marchés qui pèsent ensemble 30 milliards € d’importations en 2019, la position s’est dégradée en 20 ans. Si la situation du secteur du meuble ou des équipements de sport est connue pour être très difficile, comment expliquer que la France importe pour 9,2 milliards d’instruments médicaux et ne soit en mesure que d’en exporter 5,9 milliards seulement, ce qui est plus de deux fois ce que réalisait cette industrie en 2000 ?

 

2000

2010

2019

Variation

Meubles

-1,5

-4,1

-5,5

267%

Joaillerie, bijoux

-0,4

-0,4

0,6

-250%

Instruments médicaux

-0,3

-1,5

-3,3

1000%

Sports, jeux, jouets

-1,3

-1,8

-2,8

115%

Total produits manufacturés divers

-3,5

-7,8

-11

214%

En 2019, la part de l’industrie dans le PIB de l’Union Européenne est de 24,8% contre 27,8% en 2010 et l’industrie génère 22% des emplois contre 27% en 2000. Ce phénomène de glissement de la part de l’industrie dans le PIB est commun aux grands pays développés car les mécanismes de la désindustrialisation obéissent à une logique liée au stade de développement.

 

 De solides têtes de pont sectorielles en danger

L’économie du XXIe siècle est mondiale et désormais dominée par les acteurs de la technologie, qui pulvérisent les records de capitalisation boursière. C’est ce nouveau contexte technique qui définit le cadre au sein duquel l’industrie française devra poursuivre ses mutations. Or elle a bénéficié au cours de la décennie 2010 d’une embellie industrielle alimentée par les atouts majeurs de la France, l’industrie touristique, le luxe, le transport aérien et l’automobile. Ce sont des secteurs modernes, ouverts sur le monde, nourris par la demande mondiale et qui brutalement sont confrontés à un décrochage sans précédent de la demande. La France est touchée au cœur de ce qui fait sa singularité et alimente sa prospérité, un monde ouvert aux courants touristiques, aux voyages aériens et aux échanges.

L’effacement mondial des géants industriels et de l’énergie au profit des firmes technologiques

L’automobile française s’est internationalisée

La France a su conserver, contrairement à la Grande-Bretagne, une industrie automobile nationale compétitive. La filière automobile et transport emploie 2,2 millions de personnes en France, soit 8% de la population active. L’industrie automobile proprement dite en emploie directement 605 000, partagées, à parts égales, entre les constructeurs et les équipementiers. Mais l’usage de l’automobile a induit la création d’un secteur aval qui emploie lui aussi 500 000 personnes environ. C’est une vingtaine de métiers de la distribution et de la maintenance automobiles qui contribuent à la maintenance d’un parc de 39 millions de véhicules. Les transports et les infrastructures regroupent 1,1 million de personnes, dont 95 000 pour la construction et l’entretien du réseau d’un million de kilomètres de routes.

La France est restée 2e pays producteur européen jusqu’en 2011. Mais les choix d’implantation de la production des véhicules les plus récents ont conduit à réduire la part des véhicules produits en France au point de se positionner désormais au 5e rang européen, derrière l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Le poids de la production française en Europe malgré un solde négatif de 10 milliards €, l’automobile contribue à hauteur de 50 milliards aux exportations de la France et l’industrie française représente 8 % du marché mondial.

Sources : CCFA données 2019

Depuis le milieu du XXe siècle, la route a pris progressivement un rôle primordial dans l’économie du pays. Il en est de même pour les principaux pays européens, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, vieux pays initiateurs de la révolution automobile, mais également l’Espagne, qui produit plus d’automobiles que la France, la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie qui les ont rejoint depuis les années quatre-vingt.  L’industrie européenne est donc multiforme, avec la perte d’influence de la Grande-Bretagne, la domination de l’industrie allemande, seule à être multicontinentale, avec une forte présence en Chine et aux États-Unis, et qui a constitué à l’Est un « Hinterland » compétitif.

L’Europe occidentale a produit en 2017 14,7 millions de véhicules, dont 38% pour la seule Allemagne, et l’Europe centrale et orientale 5,7 millions de véhicules. Le parc européen est de 387 millions de véhicules, l’Amérique du Nord, 324 millions, la Chine 164 millions  et le Japon 77 millions, soit un stock de 1,28 milliard de véhicules dans le monde.

Pour être complet dans les positions respectives des acteurs, il faut noter que les États-Unis ne cessent de perdre du terrain en matière de production automobile et que le Japon, sur son sol, demeure un acteur solide, avec 9,7 millions de véhicules. Mais on voit bien que désormais les combats se livrent entre les grands constructeurs en Chine où l’Allemagne, le Japon et les États-Unis ont établi, grâce aux co-entreprises, des positions solides.

L’Europe, qui a inventé l’automobile, est demeurée, malgré la poussée des constructeurs japonais et coréens, une terre d’élection pour l’automobile jusqu’à l’aube du XXIe siècle grâce à son excellence en matière de motorisation thermique. Mais alors que l’on craignait le Japon et la Corée, c’est surtout la Chine qui en vingt ans a totalement perturbé le paysage mondial au point de représenter désormais un tiers du marché mondial, mais surtout plus de la moitié du marché de l’électromobilité.  Rien ne peut plus s’imaginer désormais sans référence à la Chine dont la stratégie d’électrification massive du parc automobile crée une rupture qui affecte tous les constructeurs. Ceux qui, comme Volkswagen et GM, sont très actifs sur le marché chinois sont les premiers à s’y conformer pour conserver leur leadership. Tous les autres n’ont pas d’autre choix que de se donner les moyens d’électrifier leur gamme, ou de se retirer du marché chinois, qui n’accepte plus de nouvel entrant pour produire des véhicules à moteur thermique.

Plus qu’avec la crise de 2009, les industriels de l’automobile vont devoir se battre sur tous les fronts. 2019 n’a pas été une très bonne année pour la plupart des groupes automobiles.  2020 devait être encore plus médiocre, avant Covid-19. Mais, depuis février, Covid-19 a transformée une contre-performance annoncée en catastrophe avérée. 

La crise sanitaire est venue brutalement frapper l’industrie qui a été mise à l’arrêt environ trois mois dans les différents pays producteurs, d’est en ouest, de Chine en février à l’Amérique, États-Unis, Mexique, Brésil, en avril.  En Europe, ce sont 2,5 millions de véhicules qui ont été perdus en quatre mois, et les ventes d’avril 2020 ont été inférieures de 76% à celles d’avril 2019. Ce sont des millions d’emplois en jeu. En Europe, 13,8 millions de personnes sont employées dans la filière automobile, soit 6,1% des emplois totaux et 11,4% des emplois manufacturiers.

Or, cette crise vient se surajouter à un environnement déjà complexe. Tous les facteurs qui ont contribués à l’ascension historique de cette industrie depuis 130 ans sont remise en cause :

  • automobile vécue par toute la population comme un vecteur de liberté, désormais contesté
  • motorisation thermique efficace et peu coûteuse, vue comme polluante et émettrice de CO2, en cours de mutation vers l’électrification
  • grandes entreprises leaders, occidentales et japonaises, dominantes et cartellisées, contestées par la Chine et des nouveaux venus comme Tesla
  • modèle économique d’accès à la pleine propriété de véhicules régulièrement renouvelés à travers des réseaux propriétaires sous contrôle, remplacé par l’autopartage et la location de longue durée.

Ce système cohérent s’est montré résilient pendant des décennies, surmontant toutes les crises par une nouvelle augmentation des volumes.  Mais, on commence à penser que le « car peak » a été atteint et que le marché pourrait ne jamais dépasser 100 millions de véhicules particuliers. L’issue à la crise peut difficilement se trouver aujourd’hui dans les volumes de production. Face à cette remise en cause générale, l’industrie a manifesté sa colère contre les réglementations, et a commencé, contrainte et forcée, à explorer de nouvelles solutions pour pérenniser son existence à travers l’électrification. Mais, pour l’heure, elle se retourne vers les États pour subvenir à ses besoins immédiats de trésorerie. 

Les mesures de relance de cette industrie, pour être efficaces, ne doivent pas seulement répondre aux défis immédiats, elles doivent contribuer à corriger les problèmes structurels de l’industrie. Or pour les gouvernements européens, confrontés à une opinion publique divisée entre un soutien inconditionnel au libre usage de l’automobile et un rejet parfois violent de ce que la voiture individuelle représente comme facteur de pollution et d’encombrement, le dilemme est de continuer à protéger une industrie fortement pourvoyeuse d’emplois et créative de valeur ajoutée ou d’accélérer sa mutation forcée au prix d’inévitables restructurations. 

À terme, se profile dans de nombreux pays une interdiction des moteurs thermiques entre 2030 et 2040 et d’ores et déjà la chute du diesel a sévèrement touché les producteurs européens et provoqué une transformation rapide des habitudes des consommateurs.

Rien ne permet, malgré la crise, de remettre en cause ces contraintes qui répondent à des choix forts de politique de mobilité. Les gouvernements, sans se renier en remettant en cause l’ensemble des mesures prises depuis plusieurs années, doivent donc arbitrer entre des objectifs contradictoires :

- Protéger l’automobile indispensable à la plupart de leurs concitoyens, notamment en zone de faible densité 

- Satisfaire la fraction environnementaliste de la population, notamment urbaine

- Sauver immédiatement l’emploi industriel et toute la filière diffuse

- Consacrer les investissements à la préparation de l’avenir, qui sera électrique, batterie ou hydrogène

Le plan pour la filière automobile présenté par le président Macron, le 26 mai 2020, vise à satisfaire ces différentes cibles en misant essentiellement sur une électrification rapide de l’offre et sur un soutien choc à la demande. Au total, un million de véhicules électriques devraient être construits en France en 2025. C’est un plan massif et diversifié qui représente une aide globale de 8 milliards € à l’industrie sous forme de trois séries de mesures :

- Soutien à la demande

C’est une mesure classique des plans de soutien à l’automobile, initiée par la prime Balladur en 1994, qui consiste à pousser les clients chez les concessionnaires pour déclencher un achat qui ne se serait pas spontanément produit. En baissant artificiellement le coût des modèles, c’est une aide au consommateur qui revient en fait à aider les constructeurs. Du 1er juin 2020, et jusqu’à la fin de l’année, l’aide versée à un particulier pour l’achat d’une voiture électrique est portée de 6 000 à 7 000 euros, et de 3 000 à 5 000 euros pour les flottes professionnelles, soit 50% de la demande. Ceci ne concerne pas les voitures de haut de gamme, car l’aide est plafonnée aux voitures de moins de 60 000 €, et ne sera à taux plein que pour les voitures de moins de 45 000 €. Les hybrides rechargeables, précédemment oubliés par les aides, peuvent en bénéficier pour un montant de 2 000 € si elles coûtent moins de 50 000 € et disposent d’au moins 50 km d’autonomie en tout électrique.

Le gouvernement relance la prime à la casse en introduisant une « prime de conversion » pour tout achat d’un véhicule neuf ou d’occasion récent en échange d’un véhicule ancien, qui sera détruit, de classe Crit’Air 3. Cette aide octroyée aux ménages qui par personne ont déclaré moins de 18 000 € de revenu fiscal annuel, par part, s’élève à 3 000 € pour l’achat d’un véhicule thermique et 5 000 € pour un véhicule électrique. 

- Soutien à l’offre

L’industrie automobile doit traverser cette période difficile et se reconstruire pour gagner en compétitivité en misant sur une filière électrique française. 

Le gouvernement a convaincu les deux constructeurs de développer en France une filière de traction électrique. PSA va fabriquer tous les composants de ses véhicules électriques en France et multiplier par cinq sa production d’hybrides rechargeables en France, la future 3008 sera fabriquée en France à Sochaux. Renault doit construire dans son usine de moteurs de Cléon le moteur destiné à l’Alliance et fera passer de 60 000 à 240 000 le nombre de véhicules électriques produits en France en 2024. Renault s’engage désormais aux côtés de PSA et Total avec sa filiale Saft, dans le projet européen de construction de batteries en Europe.

L’État s’engage à développer le réseau de bornes de recharges électriques pour atteindre 100 000 en 2021, en avance d’une année sur le plan initial. Les constructeurs ont toujours argué que l’insuffisance du nombre de bornes expliquait le manque d’engouement des clients pour le véhicule électrique, argument discutable, car 90% des recharges sont faites à domicile ou en entreprise.  Néanmoins, le réseau de bornes publiques, qui n’est pas rentable, serait mal entretenu et poserait pour les clients de nombreux problèmes de fiabilité et de facilité de paiement. 

- Modernisation de la filière 

Ce volet du plan comprend des mesures déjà identifiées dans les travaux de la filière automobile. Des aides supplémentaires vont être consacrées à la modernisation des petits acteurs de la filière pour qu’ils développent leur robotisation, leur transformation numérique et leur engagement dans l’industrie 4.0.  Ce fonds comprend 200 millions €, auxquels s’ajoutent 150 millions € consacrés à la recherche de ces petites entreprises. Par ailleurs, un fonds d’investissement de 600 millions €, alimenté à hauteur de 400 millions par l’État et 100 millions pour chaque constructeur, destiné à aider les industriels de la filière en quête de fonds propres pour se moderniser ou créer des ensembles plus larges et compétitifs. 

Il s’agit, enfin, d’éviter la délocalisation d’activités effectuées en France par l’engagement, un peu théorique, à travers une charte de bonne conduite, des constructeurs à ne pas pousser leurs fournisseurs à externaliser pour des raisons de prix de revient et de coût leurs productions dans les pays à bas coûts.

Les plans d’aide à l’industrie automobile ont été lancés par chaque gouvernement lors des crises antérieures. On se souvient de la prime à la casse instaurée par le gouvernement Balladur, puis Juppé, dénommée « balladurette » en 1994 et « juppette » en 1996. 1,5 million d‘automobilistes en ont bénéficié, mais dès la fin de la mesure, le marché, artificiellement dopé, s’est contracté. Ces primes visaient à la fois à moderniser le parc et à relancer la demande. Il s’agit à chaque fois de protéger l’emploi immédiat en France et de préserver l’autonomie de la filière automobile française. Les constructeurs sont « too big to fail ». Mais ces plans n’ont pas empêché la production automobile française de décliner régulièrement ainsi que l’emploi.   

La crise de 2008/2009, toutefois moins aiguë que celle que l’industrie est en train de vivre, avait conduit à un plan important de 7,8 milliards €, comprenant un prêt de 3 milliards € à chaque constructeur et une aide aux sous-traitants et établissements de crédit des constructeurs. Une prime à la casse a été instituée de décembre 2008 à décembre 2010. Un Fonds de modernisation des équipementiers automobiles a été créé en janvier 2009. En 2013, Arnaud Montebourg, Ministre du Redressement productif, lance un plan automobile renforçant les bonus écologiques, poussant à la commande publique de véhicules électriques et au déploiement de bornes de recharge. Un effort particulier doit être mis par les constructeurs à la conception de véhicules basse consommation, le véhicule 2 l/100, sans lendemain. C’est un plan ambitieux qui engage toute la filière à se moderniser grâce à la création d’un nouveau fonds, le Fonds d’aide à l’investissement de la filière automobile. 

Le Conseil national de l’industrie a, en février 2018, créée le « comité stratégique de filière » qui a travaillé à la conclusion entre la profession et l’État d’un « contrat d’engagement de filière » de 2018 à 2022. Le plan annoncé par le Président s’inscrit dans la continuité de ces travaux. 

La difficulté de ces plans, qui sont conçus sur un modèle identique avec un fort niveau d’ambition et d’engagement, tient au fait qu’ils sont conçus pour une aide immédiate qui soulage les difficultés immédiates, mais ne parviennent pas à régler les problèmes structurels qui relèvent d’une autre temporalité. L’industrie automobile a son propre rythme, déterminé par la sortie de nouveaux modèles. Renault et PSA ne réalisent en France, respectivement, que 17% et 24 % de leurs volumes. Les modèles d’entrée et de milieu de gamme sont moins générateurs de marge que les modèles les plus onéreux ; mais les modèles moins puissants et plus petits sont la spécialité des constructeurs français qui ont, pour améliorer leurs marges, du transférer la production de ces véhicules, comme 208 ou Clio, vers leurs usines étrangères, espagnoles ou turques, quand ce n’est pas une gamme entière, comme Dacia qui est réalisée en Roumanie et au Maroc. L’industrie allemande s’est ainsi constituée à l’est de l’Europe un réseau de production qui lui permet de baisser ses coûts. La logique industrielle l’emporte toujours sur les impératifs de politique économique. C’est pourquoi Renault, dès la fin 2019, avait annoncé travailler à un plan de réduction de ses coûts qui passeraient par la fermeture de sites industriels.

Ensuite l’industrie est orientée vers la satisfaction de ses clients avant celle de l’État. C’est pour cela que depuis des années elle a construit des véhicules plus lourds et plus consommateurs d’énergie, car les SUV ont la faveur du public, tout en produisant hors de France les plus petits véhicules moins générateurs de marge.

L’État est toujours intervenu massivement dans le destin de l’industrie automobile. Ceci tient à un facteur simple, mais totalement structurant : l’automobile est le seul bien de consommation courante, accessible à tous sans condition, sinon le permis de conduire, qui nécessite autant d’investissements publics pour que les consommateurs puissent l’utiliser en toute sécurité. En dehors de l’emploi industriel direct, constructeurs et sous-traitants, l’automobile intervient profondément dans la vie sociale. La cohabitation des 36 millions de véhicules du parc français ne peut se faire que parce qu’il y a des routes en nombre suffisant et bien entretenues, une signalisation, un code de la route, des services de sécurité et d’intervention qui veillent à ce que la circulation routière, qui a produit quand même, en 2019, 3 493 morts et 73 046 blessés, se fasse dans les meilleures conditions. L’État intervient aussi pour protéger les autres utilisateurs de l’espace public qui ne sont pas automobilistes et pour réduire les pollutions et impacts environnementaux de cette industrie polluante, suspectée de contribuer à la mort précoce par maladies respiratoires de 48 000 personnes par an. 

Or l’industrie a tout misé depuis 70 ans sur une évidence indiscutable pour tous les professionnels de l’automobile : on ne pourra jamais se passer de l’automobile individuelle, à la fois moyen de transport efficient et outil de rêve et du fameux « plaisir de conduire » qui nourrit les publicités. Ce dogme se heurte durement à la réalité de l’urbanisation de la planète qui concentre les populations dans des zones urbaines denses où la congestion du trafic est facteur d’inefficacité dans les déplacements et produit des pollutions locales intenses. La crise sanitaire a révélé l’ampleur des conséquences environnementales de l’usage de la voiture individuelle en ville. 

La lutte contre les émissions de CO2 pousse la réglementation vers des contraintes de plus en plus sévères et l’adoption de standards de mesures en conditions réelles, moins conciliants, avec la norme WLTP. L’Union Européenne impose une moyenne d’émission de 95 g CO2 /km depuis le 1er janvier 2020, obligation assortie de lourdes amendes. Ce résultat ne peut être obtenu que par une augmentation de la part des véhicules électriques. La Chine a imposé sa norme China 6 en juillet 2020, semblable à Euro 6, et décourage la production de véhicules thermiques. Elle s’est fixé comme objectif 2025 d’atteindre 25% de la production automobile en NEV, véhicules à énergie nouvelle… 

Le comportement de l’industrie automobile est dicté par ses propres logiques. Elle est pragmatique, suit, de façon incrémentale, l’évolution de la technique et des goûts des consommateurs au gré de l’évolution de ses gammes. Le fait de donner une inflexion claire aux choix de l’industrie reflète la responsabilité des gouvernements, et aussi du Parlement européen, de développer une vision globale de la politique de mobilité. Il est dès lors logique que l’argent public, très demandé en période de crise, soit fléché vers des objectifs d’intérêt général tels que les identifient les pouvoirs publics, laissant aux industriels la responsabilité de s’adapter, dans le temps, aux nouveaux éléments de contexte.

Quelques faits significatifs

1967 : Panhard, destruction partielle des usines Panhard et Levassor de l’avenue d’Ivry à Paris

1975 : Citroën, fermeture de l’usine historique du Quai de Javel à Paris, datant de 1913, reconstruite en 1933

1988 : Citroën, fermeture de l’usine de Levallois-Perret

1992 : Renault, fermeture de l’usine historique de Boulogne-Billancourt, créée en 1929

2001 : Toyota, démarrage de la production de l’usine d’Onnaing (Nord)

2013 : PSA, fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois et vente du siège social parisien

2013 : Groupe Renault, accord de compétitivité

2020 : Daimler, annonce de la fermeture de l’usine d’Hambach en Moselle suite au transfert de la production de la Smart en Chine en 2022

L’industrie aéronautique touchée en plein vol

Les résultats de l’année 2019 ont été largement fêtés par une industrie aéronautique florissante. Et elle a bien fait, car le revers de fortune est particulièrement cruel pour une industrie à qui tout souriait.  Le seul problème était alors de faire face aux contraintes de production et de recherche du personnel qualifié, avec 58 0000 recrutement en cinq ans.  C’est une industrie de pointe qui regroupe 1 300 entreprises industrielles et 300 000 salariés. Elle est fortement exportatrice et diffuse son savoir-faire dans tous les secteurs et sur tous les territoires.  En quelques mois, les créations d’emplois des années précédentes ont été effacées. Ce sont près de 13 000 emplois qui ont été supprimés par la filière entre mars et septembre 2020.  Le secteur aéronautique a été brutalement affecté par l’effondrement de ses clients, les compagnies aériennes, qui clouées au sol se sont retrouvées avec des centaines d’avions, pour la plupart récents, sur les tarmacs. Face à la disparition de leur demande, les compagnies aériennes ont commencé à négocier les reports de livraison et les annulations de commandes. Les conséquences immédiates sont des réductions d’emploi : plus de 7000 pour Air France, près de 6 000 chez Airbus.

Le gouvernement a présenté le 9 juin 2020 le Plan de soutien à la filière aéronautique. Il comprend des mesures de soutien à la demande pour aider les compagnies aériennes en différant le remboursement des crédits à l’exportation et des achats de nouveaux appareils, et en activant les commandes publiques pour la défense et la sécurité. Mais face à une demande anémique, c’est surtout le soutien de l’offre qui sera opérant. Un milliard est consacré à la création d’un fonds d’investissement aéronautique destiné à accompagner la compétitivité des PME et ETI de la filière ; 300 millions seront consacrés à la diversification, la modernisation et la transformation environnementale des procédés. Enfin, l’objectif est de pousser l’industrie à renforcer des recherches pour développer les technologies réduisant l’impact environnemental du transport aérien, thème déjà très présent avant la crise sanitaire et menaçant l’essor de l’aéronautique dans le monde avec le mouvement Flygskam, né en Suède et signifiant « honte de l'avion ».  

La question fondamentale porte sur le maintien de l’intégrité de cet écosystème performant  pendant la durée de la crise, son altération aurait des conséquences graves sur l’emploi et le maintien des compétences alors que la France est un des rares pays au monde, avec les États-Unis, à maîtriser toute la filière.

 

 Le culte de la rente

La France présente en permanence pendant ce vingtième siècle un double visage. Pays centralisé, dirigé après 1945 par une élite technicienne ouverte au progrès scientifique et à la toute-puissance de la rationalisation planificatrice, la France est aussi un pays qui a fait de la rente une de ses addictions.  Conducteur de TGV ou grands corps de l’État, l’amour de la rente bloque les transformations nécessaires en autant de micro-groupes de pression actifs prêts à se mobiliser avec une virulence suffisante pour balayer toute volonté des politiques. L'immobilisme collectif est le prix de l'éclatement des corporatismes en mille micro-structures farouchement décidées à se battre becs et ongles pour conserver leurs avantages souvent illusoires, dont le rapport Rueff-Armand, en 1959, avant le rapport Attali, en 2008, avaient démontré la toxicité.

Le rapport Rueff-Armand reste actuel : « Les recommandations formulées par le Comité sont inspirées par un certain nombre de principes fondamentaux découlant, d'une part, des objectifs et des impératifs de l'expansion et, d'autre part, de la nature des obstacles qui viennent d'être mentionnés. Ces principes sont les suivants : A - Réduire les rigidités qui affectent l'économie. B - Éliminer les atteintes à la véracité des coûts et des prix. C - Écarter les obstacles à une croissance harmonieuse. D - Réformer l'administration. E - Remédier aux insuffisances de l'information et de l'instruction. »

Mais la principale rente française est celle de l’immobilier. La France est un pays de propriétaires. La possession d’un logement répond à sa première logique utilitaire, mais est devenu une réserve de valeur. Les Français sont propriétaires de leur logement pour 63 % d’entre eux alors qu’en Allemagne ils ne sont que 52%. Les Français disposent également de 3,4 millions de résidences secondaires. La valeur foncière est devenue un obstacle majeur à la fluidité géographique. Vendre un bien dans les zones déprimées économiquement est lent et difficile. L ’écart du prix moyen du mètre carré entre métropoles et zones rurales peut aller de 1 à 10. Bien évidemment, ce sont les zones dynamiques qui connaissent le prix de l’immobilier le plus élevé, ce qui est un frein majeur à la relocalisation pour des familles. Le prix du m2 à Béthune est de 1434 € comme à Limoges ; il est de 4156 € à Saint-Julien en Genevois, au cœur du très dynamique bassin d’emploi genevois.…

Notre passion française pour le patrimoine immobilier fait de nous le champion du monde des résidences secondaires. Avec plus de 3,4 millions de résidences secondaires, soit douze fois plus qu'en Allemagne, occupées en moyenne trente nuits par an, nous entretenons un patrimoine lourd et improductif qui fige le foncier, alimente à la hausse le prix de l’immobilier et écarte les populations locales, surtout dans les zones touristiques, d’un accès abordable à l’habitat.

La préférence pour la fonction publique est aussi un de nos vénéneux délices qui génère grâce au statut une rente de fait pour toute la vie active. Il est impossible d’expliquer à un étranger que les trois grandes écoles sensées fournir l’encadrement supérieur du pays, Polytechnique, Normale Supérieure et l’ENA soient des écoles où on paye les étudiants comme fonctionnaires alors que partout ailleurs les étudiants et leurs familles s’endettent pour financer les études supérieures. Mais c’est aussi un pays qui sans cesse est tiraillé par une allergie à la réussite sociale et à l’élan du large, méfiant envers l’argent de la réussite et où structurellement 25% de l’électorat cherche à s’enfermer tout à tour dans des idéologies anticapitalistes et hostiles au libre-échange et à la mondialisation. La lutte des classes reste un thème actuel et le Parti Communiste, un des derniers au monde, n’hésite pas à utiliser ce nom aux parfums bien désuets et aux souvenirs douloureux.

 

L’effort continu des pouvoirs publics pour consolider l’industrie

L’histoire économique française contemporaine est celle d’une longue série d’interventions pour développer, puis maintenir un tissu industriel rendu fragile par la concurrence et le progrès technique, et l’adapter au nouveau contexte technologique. Jamais, les gouvernements français n’ont abandonné un souci constant d’intervention dans le cours naturel des choses en laissant, comme il aurait été naturel dans une économie libérale de marché, aux chefs d’entreprise et aux partenaires sociaux la responsabilité de piloter la transformation continue du système socio-technique. Le septennat de François Mitterrand a été marqué par ce qui fut le paroxysme de cette ambition publique d’agir sur l’industrie, les nationalisations en laissant à l’État, après les dénationalisations, un important portefeuille d’actifs.

L’État depuis 1945 a endossé, souvent simultanément, tous les rôles : dirigiste, planificateur, incitatif, modernisateur, investisseur, actionnaire, mais rarement libéral. À chaque rôle, l’objectif est à peu près identique : développer l’emploi, conquérir le marché intérieur, développer les « nouvelles » technologies, exporter, limiter l’impact social de ces transformations. L’État, à travers les majorités politiques successives, tente de réconcilier prudemment les principes de l’économie libérale par une fiscalité stimulante pour l’investissement et l’apport de capitaux étrangers, tout en conservant un affichage égalitaire notamment autour de mesures devenues symboliques, comme l’ISF devenue IFI. Ce social-libéralisme est un des traits de la personnalité française.

Naguère concentrée sur l’économie historique de la métallurgie, le charbon et l’acier, l’action publique s’est ensuite orientée vers le nucléaire, le spatial, l’aéronautique, l’informatique, l’électronique pour adopter aujourd’hui les thèmes du XXIe siècle, énergies alternatives, intelligence artificielle, internet, informatique du cloud, informatique quantique. Le souci de l’indépendance nationale n’est jamais absent. Il était déjà le moteur du Plan Calcul. Mais la perspective sociale est également une constante de cette action publique. La rationalité économique n’est jamais niée, mais elle est adaptée au contexte politique par la prise en compte de la dimension sociale.  Le changement de nature de l’industrie depuis le début du XXIe siècle a conduit à réorienter le discours public vers le numérique, qui n’est pas en France une production nationale après l’échec de l’initiative brillante, mais isolée de la télématique avec la voie française du Minitel. Mais la maîtrise de l’informatisation des entreprises et, depuis 2010, de leur numérisation, est un facteur clef de transformation des entreprises et de développement de services à valeur ajoutée.

La tradition planificatrice et interventionniste de l’État

Tout a commencé avec la reconstruction et le 1er Plan, couvrant les années 1946-1950. Chaque plan quinquennal a ensuite poursuivi la logique publique d’encadrer et de stimuler. En 2006, le Commissariat général du Plan cède la responsabilité prospective au Centre d’analyse stratégique, devenu à son tour en 2013 France Stratégie. 2020 connaît la surprenante résurrection de la notion de Plan.

Mais l’industrialisation, même sans plan global, a été un champ constant d’interventions publiques.  Depuis 2007, plusieurs plans pour stimuler la production industrielle en France se sont succédé. Le principe d’aider au financement des entreprises innovantes , défini en 2009, a été pérennisé sous les trois quinquennats sous une forme continue.

Depuis 2009, pour réagir face aux conséquences de la crise, l’État s’est doté d’un outil de financement de l’investissement à la suite du rapport Juppé-Rocard qui préconisait d’investir pour un nouveau modèle de développement, plus durable. Les thématiques qui vont être mises en œuvre sont posées dès le départ par ce rapport, lucide, et vont rester la référence pendant la décennie dans une continuité conforme à la personnalité et aux engagements de ces deux anciens Premiers ministres.  « Il s’agit de sortir de nos anciens schémas de développement pour nous engager dans la transition vers le modèle de développement de demain, un modèle de développement durable fondé à la fois sur la matière grise et l’économie « verte ». Le Président de la République annonce le 14 décembre 2009 un plan d’investissements de 35 milliards €, dont la gestion est confiée à un Commissariat général à l’investissement.

Les axes du premier Programme d’investissement d’avenir de 2009

Le 4 mars 2010, symboliquement sur le site d’Eurocopter à Marignane, le Président Sarkozy a exposé le plan clôturant quatre mois de réflexions des États généraux de l’industrie. Ses propos sont forts et volontaristes : « J'ai la profonde conviction qu'un pays qui n'a pas d'industrie n'a rien à vendre et finit par s'appauvrir. Je conteste l'idée qu'il convient de donner la priorité absolue aux services et d'abandonner l'industrie.  La France n’aura pas de croissance durable sans une industrie forte ». Dans son analyse des causes du décrochage industriel de la France et de la perte de 500 000 emplois depuis 2000, il relève, classiquement la durée du travail trop faible depuis les 35 heures, le montant des charges sociales, la faiblesse de l’innovation et de l’investissement. Il fixe un niveau élevé d’ambitions : augmenter la production industrielle de 25 % d’ici 2015, pérenniser l’emploi industriel tombé à 21 % en 2009 et retrouver d’ici 2015 une balance commerciale industrielle positive hors énergie. Les mesures annoncées reprennent un dispositif maintes fois décliné d’aides financières à hauteur de 500 millions € pour l’amélioration de l’outil de production dans le respect des normes environnementales. Il annonce aussi quelques mesures innovantes consistant à mettre en place une politique de filières dotées de fonds sectoriels. Sa prise de conscience n’empêchera pas sa mandature d’être marquée, en dépit de plusieurs interventions fermes, par la fermeture de l’aciérie de Gandrange en 2009 puis des hauts fourneaux de Florange en 2011, celles des usines Continental à Clairoix, ni les réductions d’emplois d’Airbus ou d’Alcatel-Lucent où 2750 emplois seront supprimés sur plusieurs sites en trois ans.

En 2012, sous la nouvelle présidence Hollande, est créé le ministère du Redressement productif, confié à Arnaud Montebourg, chargé d’appliquer le programme du Président, « Redresser la France », comprenant quatre engagements pour l’industrie. C’est dans ce cadre qu’a été créée la Banque publique d’investissement (BPI) destinée à rassembler tous les moyens de l’État pour soutenir les PME et ETI. Louis Gallois est nommé commissaire général à l’investissement. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, le charge d’une mission destinée à créer un « sursaut de compétitivité » qui, selon la lettre de mission, « implique une prise de conscience et une mobilisation collective des industriels eux-mêmes, qu’ils soient donneurs d’ordres, équipementiers, sous-traitants ainsi que des partenaires sociaux. » Le gouvernement a lancé ce plan destiné à créer un choc de compétitivité grâce au CICE, Crédit Impôt Compétitivité des Entreprises. Il concerne les salaires inférieurs à 2,5 fois le SMIC et a permis de ramener le coût du travail dans l’industrie manufacturière 6 points au-dessous de l’Allemagne. Un deuxième volet du programme d’investissements d’avenir, PIA2, est lancé, doté de 10 milliards € et centré sur la rechercher, l’enseignement supérieur et la modernisation des entreprises. 

Est également mise en place en 2014 la French Tech, le mouvement français des startups, qui va jouer un rôle considérable dans l’animation des startups sur le territoire.

Le plan de la « Nouvelle France Industrielle », lancé en 2013, ne manquait pas non plus d’ambitions. Ses 34 composantes sont un modèle de catalogue raisonné et stimulant de ce qu’il faudrait faire. Mais qui se sent, sur le terrain, vraiment engagé par ce travail ? Nul doute que les ambitions de France Relance 2020 ne soient aussi louables. Mais ce qu’il est indispensable de faire, c’est de comprendre pourquoi les plans antérieurs n’ont pas eu tous les résultats escomptés par leurs promoteurs. On constate lucidement que la dérive de l’industrie française est un processus de fond que les mesures d’endiguement ne parviennent pas durablement à détourner.

Enfin, sous la présidence d’Emmanuel Macron, parfaitement au fait de ces outils comme ancien ministre chargé de l’économie sous le mandat précédent, le « Grand plan d’investissement » (GPI) est lancé le 25 septembre 2017 par le Premier ministre Édouard Philippe. Ce PIA 3 représente 57 milliards € sur cinq ans. Le Commissariat général à l’investissement devient Secrétariat général pour l’investissement.

Mais qui se sent, sur le terrain, vraiment engagé par ce travail aux enjeux et aux moyens considérables ? Il y a certes un problème de compréhension économique du rôle de l’industrie dans la prospérité collective et le financement de la solidarité. Il y a aussi un problème d’engagement de chacun, dirigeant d’entreprise, investisseur, consommateur, élu pour donner à ces politiques multiples et coûteuses de soutien à l’industrie un impact tangible.

Nul doute que les ambitions de France Relance 2020 ne soient aussi louables. Mais ce qu’il serait pertinent de faire c’est de comprendre pourquoi les plans antérieurs n’ont pas eu tous les résultats escomptés par leurs promoteurs. On constate que la dérive de l’industrie française est un processus de fond que les mesures d’endiguement ne parviennent pas durablement à détourner. Le rapport d’évaluation du programme d’investissement d’avenir, publié en novembre 2019, fournit des éléments de réponse. Programme en marge des moyens classiques de l’État, cet outil a bénéficié « d’un portage politique fort, interministériel et transpartisan » qui constitue un atout majeur pour gérer la continuité de l’action publique sur des terrains fondamentaux de la compétitivité.  Toutefois, l’évaluation de l’impact réel des financements reste à améliorer de façon continue et certaines évolutions majeures, comme le développement de l’intelligence artificielle, n’ont pas été perçues. Il est à noter que la création des Instituts hospitalo-universitaires (IHU) a été financée par le PIA.

Sur le plan macroéconomique, le PIA a permis de maintenir le niveau de l’investissement qui s’est moins dégradé en France entre 2009 et 2014 (-1,9% du PIB) que dans le reste de l’Europe ( -3,3 % du PIB). Il a également soutenu la croissance à travers ses 49 actions en contribuant à l’effort de recherche et de développement (55% du capital investi), les infrastructures publiques (30%) et le capital humain d’excellence (15%). Mais en revanche avec la multiplication des canaux d’aide, le PIA ne représente plus que 15% de l’effort public à l’innovation de « projets transformants et stratégiques ». Le PIA n’a pas corrigé les inégalités territoriales en matière de répartition des actions et des compétences en innovation : l’Île-de-France et Auvergne Rhône Alpes rassemblent 55% des chercheurs et ont attiré 60% des montants du PIA1. En synthèse, le PIA1 a plus contribué à l’accélération de l’innovation qu’à la croissance et à la compétitivité immédiates.

L’intervention capitalistique de l’État dans les entreprises

L’État dispose d’un patrimoine économique majeur dans des entreprises. Cette spécificité française permet à l’État, à travers l’Agence des participations de l’État (APE), créé en 2004, de disposer d’un portefeuille d’actions lui assurant des moyens d’action directs sur l’économie. Cette capacité est concentrée sur le secteur énergétique (48,5% du portefeuille coté), le secteur aéronautique/défense (30,4%, infrastructures et transport aérien (11%) et télécommunications (6,6%) et l’automobile (3,3%). En tant qu’actionnaire, il doit s’assurer de veiller à ses intérêts patrimoniaux et le rôle de l’État n’est pas de prendre des risques ni de rechercher une rémunération élevée. La valeur de ce portefeuille dépend de l’état du marché boursier. Il s’établit autour d’une centaine de milliards € et comprend 88 entités regroupant 1,7 million de collaborateurs. L’APE est un des plus grands gérants de participations publiques au monde.

L’expérience sur longue période de cette présence publique dans les entreprises n’est pas une garantie de protection du patrimoine industriel. L’État ne peut que se comporter en investisseur responsable de la propriété publique, privilégiant la valeur de ses actifs à long terme. Mais, généralement minoritaire, il n’en fait pas un moyen d’intervention pour lequel il apparaît peu armé.  L’actionnariat public n’est pas le moyen efficace pour lutter contre l’inadaptation de l’appareil productif français ni contre la désindustrialisation. La Cour des comptes, dans son rapport public de janvier 2017, avait cherché à déterminer si l’État était un bon actionnaire. Reconnaissant des efforts répétés pour venir à bout des défaillances identifiées de longue date, mais actant toutes les ambiguïtés du rôle de l’État dans les entreprises, le rapport préconisait de limiter les interventions en capital en redimensionnant le portefeuille et privilégiant la régulation.

Or la doctrine de l’État actionnaire a été revue lors de la loi PACTE du 22 mai 2019. L’annexe au projet de loi de finances 2020 précise que, selon cette nouvelle doctrine, l’État « doit privilégier la régulation à la propriété ». Si l’État doit protéger ses actifs stratégiques « dans les domaines où l’intérêt général est en jeu comme le nucléaire, la défense ou le secteur public ferroviaire », il n’a pas vocation à gérer des dividendes, mais à « financer les technologies qui feront la croissance de demain. » 

Portefeuille de l’État actionnaire (sociétés cotées) au 30 juin 2019  Source : projet de Loi de finances 2020

 

La stratégie d’innovation

Si l’État apparaît finalement peu armé comme actionnaire pour soutenir l’industrie durablement, il s’est doté d’une palette de moyens d’intervention pour agir sur l’innovation et stimuler les entreprises dans l’amélioration de leur potentiel de compétitivité. Le financement en capital est le cœur de la bataille économique notamment pour les PME. Financer l’innovation, exporter, rapprocher les entreprises, assurer un avenir après le départ d’un dirigeant sont des missions quotidiennes qui incombent d’abord aux banques, mais le soutien public se révèle indispensable pour simplifier et accélérer ces opérations vitales.

  • Les pôles de compétitivité

Créés par la loi de finances de 2005, les pôles de compétitivité ont vocation à rassembler, sur un même territoire, structures d’enseignement et de recherche et, entreprises de toutes tailles et startups pour « travailler en synergie sur des projets de développement économique pour l’innovation ». Au nombre de 71 en 2014, ils ont été appelés à se rapprocher en 2019 et sont aujourd’hui au nombre de 55. Ils ont vocation à rassembler des acteurs autour d’une même thématique, comme par exemple le transport pour le pôle Moveo ou Aerospace, le numérique comme Systematic Paris Ile-de-France ou Cap Digital, les biens de consommation comme Cosmetic Valley…  La santé, l’agriculture, les matériaux, les biotechnologies, la mécanique sont également représentés dans un ou plusieurs dans ces pôles. Au sein d’un pôle, les entreprises et acteurs académiques coopèrent pour faire émerger entre acteurs, et porter ces projets pour bénéficier d’un financement au niveau régional, national et européen au titre des programmes de ces entités territoriales. Ils sont aussi des pôles d’échange et d’élaboration de doctrines sur les thématiques de R&D et d’innovation qui nourrissent les entreprises dans leur chemin de compétitivité.

  • L’Agence d’innovation de défense (AID)

On connaît aux États-Unis le rôle du DARPA (Defense Advanced Rearch Projects Agency) dans le financement de la recherche et de l’innovation de défense dont l’impact sur toute l’innovation est considérable. Ce département dispose d’un budget de 3,2 milliards $. La France s’est dotée d’un outil analogue. Créée le 1er septembre 2018, cette structure fédère toutes les démarches d’innovation du ministère de la Défense en travaillant à la fois sur le temps long, avec les projets de technologies de défense et les projets de recherche, et sur les innovations d’opportunité, projets d’innovation participative et projets d’accélération d’innovation, au service de l’ensemble des acteurs de la défense.  Son budget 2019 était de 1,2 milliard €.

  • La Banque publique d’investissement

BPIfrance  est un outil d’intervention, créé en 2012, dont l’État est actionnaire à 50% aux côtés de la Caisse des dépôts et consignations. Bpifrance a vocation à apporter des fonds propres, minoritaires, dans des entreprises petites et moyennes pour les aider à leur développement. C’est un fonds d’investissement qui n’a pas vocation à être un actionnaire de long terme. BPIfrance a investi, en 2019, 18,7 milliards dans des financements directs (crédits d’investissement, crédits court terme, aides et prêts à l’innovation), investi en capital développement 2,5 milliards € et garanti un montant de 8,5 milliards  de prêts bancaires. Bpi a réalisé également 160 opérations de cession pour un montant de 1,6 milliard. BPI a notamment porté l’action de l’État dans le soutien et l’accompagnement du projet de fusion entre PSA et le groupe Fiat Chrysler.

 BPifrance Création, lancée en 2019, a pour mission de faciliter la création, la reprise, le développement et la transmission d’entreprises. C’est un outil essentiel pour faciliter la régénération du tissu des PME et ETI.

  • Le crédit impôt recherche (CIR)

Ce dispositif tient une place à part dans le système public d’aide à l’innovation. Il a été créé par la loi de finances de 1983 et a subi depuis plusieurs évolutions. Bien installé dans les entreprises, car généraliste et attractif, il s’adresse à toutes les entreprises pour leur permettre d’engager des dépenses de recherche et développement et en être en partie remboursées. Il est complété par un dispositif analogue de crédit impôt innovation destiné aux PME pour financer les travaux de conception et de pilotes pour de nouveaux produits. Il est égal à 30% des dépenses de recherche jusqu’à 100 millions d’euros, 5% au-delà. Coûteux, entre 3 et 5 milliards € chaque année, il a fait l’objet de multiples critiques et de rapports d’évaluation le jugeant insuffisamment efficace et surtout levier d’optimisation fiscale qui ne sert pas à accroître l’effort des entreprises en matière de R&D. C’est pourquoi il est constamment ajusté dans son assiette, son montant, son plafond et fait l’objet de contrôles fiscaux. Avec ses limites, cet outil joue un rôle majeur dans le choix de la France pour la localisation d’activités de R&D des grands acteurs mondiaux et pérennise le fonctionnement de laboratoires de recherche des grandes entreprises françaises.

 

Quelle souveraineté économique dans un monde ouvert ?

L’échange est la clef de la prospérité. Aucun pays n’a jamais réussi, dans l’histoire, à se développer à l’abri de frontières étanches. L’histoire n’est qu’un long cheminement des états pour se procurer des ressources et des débouchés en dehors de leurs frontières. Ils ont utilisé à cette fin tous les moyens, la force armée comme le « soft power », les protections douanières comme les manipulations monétaires. 

La mondialisation contemporaine est un processus dynamique et structuré par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) qui permet aux consommateurs de bénéficier d’un accès plus facile et plus économique aux biens et services dont ils ressentent le besoin et aux acteurs de la production de configurer leur chaîne de valeur en fonction d’un optimum techno-économique. Mais c’est un processus turbulent, continu, fondé sur l’information asymétrique dans lequel interviennent de multiples paramètres qui dépassent la seule rationalité économique. Car il s’établit un rapport de force fluctuant entre les acteurs, fait de grandes décisions visibles comme les localisations et délocalisations industrielles ou les achats d’actifs économiques (entreprises, ressources naturelles, infrastructures), mais surtout des microdécisions quotidiennes de tous les participants à la chaîne de valeur qui agissent sur les flux, leurs volumes et leur provenance, en les modulant en fonction de multiples paramètres de décision. La mondialisation est par ailleurs fractale. Aux relations bilatérales classiques s’ajoutent les relations entre blocs économiques et à l’intérieur de ces blocs.

On observe que le principe d’avantage comparatif développé par Ricardo qui consiste pour un pays à se spécialiser dans un secteur où il dispose d’un avantage technique ou économique a fait place à des échanges de produits similaires. Tous les pays développés échangent entre eux des automobiles, des produits chimiques, des machines, des produits pharmaceutiques. Ce qui fait la différence est le positionnement en gamme, la réputation, la qualité perçue et réelle des produits comme la qualité du service.   Cette spécialisation intra-branche rend l’action publique beaucoup plus difficile, car il s’agit vraiment de laisser les entreprises développer leurs compétences, ce que les États ne savent pas faire.

Nouveaux moyens d’action et nouveaux objectifs

Dans son dernier livre « Upheaval », paru en 2019, Jared Diamond, célèbre pour son ouvrage majeur « Collapse », publié en français sous le tire « Effondrement » classe en douze points les leçons tirées des crises rencontrées par quelques grands pays, comme le Japon, l’Allemagne. La première idée est qu’il faut un consensus national pour reconnaître l’existence d’une crise. Le second point est qu’il ne faut pas s’abandonner au poison de la victimisation, de l’autojustification et de la recherche de coupables extérieurs. Le corollaire de ce principe est qu’il faut développer une « honnête reconnaissance de ses talents ». Ces principes pourraient parfaitement s’appliquer au diagnostic sur les causes de la désindustrialisation en France. L’idée d’un hypothétique retour à une situation antérieure plus favorable sous-tend le discours sur la souveraineté. Pour être réellement « souverain », c’est-à-dire être capable de décider seul sur tous les sujets, il faut en rassembler les moyens et en assumer le coût. Néanmoins, la France seule n’a pas la capacité de couvrir la totalité de ses besoins industriels. La souveraineté c’est être en mesure de décider, sans s’enfermer sur un territoire aux possibilités naturellement limitées, mais de coopérer.

Les gouvernants ne reculent jamais devant la tentation de montrer leur volonté industrielle, ce qui a produit depuis 30 ans une longue litanie de déclarations ambitieuses, la dernière en date étant celle du président Macron dans la préface du plan de relance 2020 : « La France de 2030 devra être plus indépendante, plus compétitive, plus attractive. Il s’agit de ne plus dépendre des autres pour les biens essentiels, de ne plus risquer des ruptures d’approvisionnements critiques. Il s’agit de produire et de créer des emplois en France. »

Ses prédécesseurs, comme leurs ministres en charge de l’économie et de l’industrie ont jalonné leurs mandats de déclarations ambitieuses, voire martiales ou menaçantes pour les industriels. Il en effet frustrant pour les gouvernements d’observer que face à la décision d’un industriel leurs moyens d’intervention sont limités. La persuasion, la négociation font parfois place, sans plus de succès, à l’intimidation. Face à Bridgestone, les ministres français retrouvent les mêmes mots durs que face à Continental ou ArcelorMittal et la même impuissance. Les menaces ne fonctionneront pas. C’est l’attractivité objective, face à des concurrents dont il serait arrogant et stupide de penser qu’ils seront inactifs, qui sera le seul facteur décisif d’investissements sur le long terme.

Les champs de transformation industrielle et économique de la décennie

Constater que la France a connu beaucoup d’échecs dans sa stratégie de soutien de l’industrie n’implique pas un renoncement, mais au contraire une grande lucidité. La situation post-COVID dans laquelle tous les efforts se situent désormais pour restaurer la performance économique du pays tout en intégrant les leçons, encore provisoires, de cette crise. Il faut en effet restaurer la dynamique économique pour retrouver un niveau de revenus et d’emplois pré-crise, mais aussi corriger les carences que la crise a fait éclater tout en réactivant les visions sociotechniques que dessinaient l’évolution du monde technologique, mais aussi géopolitique antérieur. La productivité du secteur industriel et le développement des marges, dans un monde technologique où Chine et États-Unis font la course en tête, sont les conditions de la compétitivité et de l’investissement.

L’économie des années 2020 va subir deux types d’évolutions :

  • L’adaptation du secteur productif à l’impact de la COVID-19 dont il est difficile de prévoir l’ampleur et la durée, mais qui va laisser des marques profondes dans le tissu économique et social
  • La poursuite des mouvements de fond de transformation technologique, engagés bien avant la crise sanitaire, et qui vont de poursuivre, voire s’accélérer comme on peut l’observer sur la seconde partie de l’année en Chine, sortie plus vite de la crise sanitaire.

« France Relance » articule les éléments de réponse à ce double défi sur le court terme et sur le long terme  :

  • Faire face aux exigences immédiates de financement dues aux pertes d’activité
  • Engager la transition écologique et le processus de décarbonation
  • Développer la mutation numérique
  • Renforcer les capacités d’innovation
  • Développer la production en France

Foncier industriel et tertiaire : comment créer de la flexibilité ?

C'est là où le potentiel technologique doit être mobilisé pour inventer des "smart territories", pendant des "smart cities" où l'intelligence serait utilisée pour apporter des services là où dans l'économie antérieure ils n'étaient pas rentables. C'est un défi technique, mais aussi un défi organisationnel pour dépasser une opposition archaïque entre la ville et la campagne dont Covid-19 a démontré le caractère obsolète.  La stratégie en faveur des petites villes, lancée en septembre 2019 à Uzès, répond à cette ambition. Ce sont les petites villes qui ont été frappées par la désindustrialisation diffuse, avec une accélération depuis 2008. Cette stratégie vise les villes de moins de 20 000 habitants, entre 800 et 1000 communes. Elles seront soutenues par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) créée le 1er janvier 2020 chargée de soutenir les programmes facilitant la transition numérique et écologique dans ces communes piliers des territoires.

Très à la mode dans les années soixante-dix, les zones industrielles retrouvent une actualité. Dans le cadre du programme territoire d’industrie, lancé en 2018, une liste de 78 sites industriels a été publiée en juillet 2020. Il s’agit de proposer des terrains aux industriels en leur garantissant des délais courts pour l’obtention du permis de construire (3 mois) et les autorisations environnementales (9 mois). La disponibilité du foncier industriel est un facteur clef de compétitivité.

Mais au-delà de zones d’activités polyvalentes, il faut aussi encourager le travail diffus qu’autorise la progression du travail à distance. Ceci passe par une amélioration de la qualité des réseaux internet dans les zones de faible densité. Or c’est un objectif sans cesse réaffirmé par les ministres en charge de l’économie numérique, mais dont la concrétisation est extrêmement lente. Comme il n’y a plus d’investissements sur les infrastructures, cuivre, ce sont les équipements hertziens qui doivent conduire par priorité à l’amélioration des débits avec la 4G, la fibre optique impliquant des coûts élevés dissuasifs en dehors des zones denses. La 5G s’inscrit naturellement dans cette perspective, mais son déploiement sera lent. Il faut agir dès maintenant pour offrir partout un service numérique de qualité.

Or tout effort de réindustrialisation ne peut, pour réussir, que s’inscrire dans une culture territoriale. Le territoire est le creuset résilient de l’emploi industriel dès lors qu’il abrite la création d’écosystèmes robustes.

L’industrie du futur

 La démarche « industrie du futur » vise à faire converger les technologies existantes pour permettre aux entreprises de maîtriser l’ensemble des processus de conception et de process de production. Initialisé en Allemagne, le concept d’industrie 4.0 permet d’intégrer les différentes parties prenantes de la chaîne de valeur industrielle. L’usine du futur s’appuie sur une amélioration de la performance de l’ensemble de la chaîne de valeur par un partage d’informations en temps réel assurant une réduction des stocks, une amélioration de la qualité des produits et la possibilité de gérer au niveau européen la totalité des actions nécessaires.

Les secteurs d’ancrage de l’industrialisation sont bien identifiés et ne diffèrent pas, fondamentalement, des stratégies allemandes, américaines ou chinoises. Mais, au vu de notre expérience des vingt dernières années, nos moyens ne nous permettront pas se réussir en se contentant de copier sans sélectivité et en affichant des listes ambitieuses. Il faut se concentrer sur nos secteurs d’excellence en les transformant. L’innovation et la performance ne dépendent pas seulement des prouesses techniques isolées, mais de la cohérence systémique. C’est sur cette vision globale et cohérente, méthodique, organisationnelle et polycompétente, frugale et décarbonée, qu’il faut miser pour construire le futur.

  • Les innovations de mobilité : électromobilité, transport collectif autonome, logistique du dernier kilomètre, transport aérien décarboné
  • Les transformations de l’alimentation et du monde agro-alimentaires, de la production agricole à la restauration
  • Les innovations de santé, télémédecine, robotisation, aides aux diagnostics
  • Les services collectifs, eau, assainissement, environnement, maîtrise thermique des bâtiments

Pour atteindre l’excellence dans chaque domaine, le socle de techniques et de compétences intègre le numérique, les réseaux et la robotisation, dont l’intelligence artificielle et les logiciels libres sont des vecteurs pour lesquels la France dispose d’atouts majeurs.

Formation et méthodes

En dépit d’une offre de formation abondante, initiale et continue, à travers le réseau des grandes écoles et des universités, on constate un « niveau de production » de l’appareil éducatif insuffisant par rapport aux besoins en personnel qualifié indispensable à l’essor industriel contemporain. Le flux des ingénieurs en direction de l’industrie est insuffisant. Une étude faite sur les promotions d’ingénieurs Arts et Métiers formés de 2015 à 2018 montre que les secteurs les plus demandés sont les transports (21%), le conseil (19%) et les autres industries (14%), principalement dans les grands groupes. Les lycéens se sont montrés longtemps peu intéressés par l’industrie, dont l’image reste ternie par les contractions d’emploi et l’image environnementale négative. Il semble toutefois d’après une étude menée en 2018 par Arts et Métiers Paris Tech que cette image tend à évoluer, les lycéens des séries S et technologiques perçoivent, pour 80% d’entre eux, que l’industrie est un secteur moderne qui exploite le potentiel des technologies les plus avancées. Mais cette image est surtout précise chez les garçons des séries scientifiques, l’écart entre garçons et filles tendant toutefois à se restreindre en 2019. Le secteur des énergies renouvelables, comme celui de l’électronique, sont ceux qui ont l’image la plus favorable, ainsi que le principe de travailler pour une entreprise produisant en France. Cette évolution fragile de l’image de l’industrie doit être consolidée par un effort continu des entreprises pour montrer l’intérêt des métiers de ce secteur polyvalent.

 Car, contrairement à une image ancienne dépassée, c’est l’offre de compétences pointues qui fabrique l’emploi, chaque personne formée apportant au sein de l’entreprise un désir d’exercer ses compétences, ferment d’innovation et de créativité. Cela passe par les formations générales et techniques, par l’apprentissage en milieu industriel, mais aussi par une rupture dans les formations méthodologiques.  Il faut souligner que l’apprentissage en milieu industriel bénéficie du renouveau spectaculaire de l’apprentissage depuis 2017, amplifié par la réforme de 2018 qui a libéralisé la création de Centres de formation d’apprentis (CFA) en entreprise et par les branches professionnelles et facilité la conclusion des contrats. Fin 2019, on comptait 485 800 contrats d’apprentissage en cours contre 436 700 fin 2018, dont une croissance de 11% pour l’industrie en 2019.

La transformation de l’industrie implique également la généralisation des méthodes de travail innovantes. Le monde industriel a été transformé par les méthodes issues du mouvement de qualité totale initié dans les années cinquante par Charles Deming, qui les a déployées chez Toyota au Japon avant que ces outils ne deviennent connus et répandus dans grand nombre d’industries sous la forme du « Toyota Way of Production ».  Les nouvelles générations d’outils de performance ont été mises en œuvre pour déployer un usage plus efficient des technologies de l’information en favorisant la circulation de l’information, l’aplatissement des structures hiérarchiques, le développement des compétences de tous les acteurs opérationnels. Aussi la transformation numérique des entreprises qui est un facteur majeur de transformation de leur compétitivité s’appuie sur le déploiement maîtrisé des outils comme la méthode Agile, le rapprochement du développement et de l’exploitation du code informatique (DevOps) et l’intégration de l’information numérique dans une pratique de l’entreprise allégée, simplifiée, réactive fondement du « lean management ». Ce sont ces méthodes qui permettent également de rendre le secteur attractif. La transformation du management industriel, qui fut longtemps strictement hiérarchique et pyramidal pour devenir progressivement horizontal et coopératif, s’inscrit dans cette nouvelle culture de l’efficacité opérationnelle.

Un choix lucide et collectif

Le développement industriel du futur, qui inclut le retour sur le territoire d’activités externalisées hors de France, sera le résultat de la maîtrise de tous les paramètres de l’attractivité. Il faut que l’offre proposée par les territoires permettent aux investisseurs, nationaux et internationaux, de se décider à partir de multiples critères objectifs que cette note a balayés à plusieurs reprises. Les atouts structurels de la France – positionnement géographique, marché, image – doivent être couplés à une vision claire de la capacité à porter une offre innovante au sein d’écosystèmes dynamiques. Transformant la seule main-d’œuvre, concept limité et daté, en « cerveau-d’œuvre » associant la capacité de conception à l’excellence de l’exécution, les acteurs des territoires seront en mesure de proposer un contrat de valeur bien supérieur aux paramètres classiques de l’attractivité.  La compétition internationale se fera sur des produits et services conçus et réalisés dans un contexte où l’organisation, la stabilité juridique et fiscale, l’aptitude au financement de projets, la qualité des services publics seront perçues comme des facteurs maîtrisés et durables au service de l’innovation et de la qualité.  

 

Références

« Rapport d’orientation stratégique du CIGREF 2020 l’âge de raison… et après «, CIGREF, octobre 2020

« Le guide des mesures pour les entreprises industrielles », Plan de relance, 11 septembre 2020

« Faire de la France une économie de rupture technologique », Rapport du Collège d’experts, 7 février 2020

« Chômage et territoires : quels modèles de performance ? », France Stratégie, juillet 2020

« Le programme d’investissements d’avenir, un outil à préserver, une ambition à refonder » Évaluation du premier volet du programme PIA 2009, Comité de surveillance des investissements d’avenir, novembre 2019

« Les entreprises en France », INSEE, 2019

« The Global Competitiveness Report 2019», World Economic Forum, octobre 2019

“La désindustrialisation : quelles réalités dans le cadre français ? », François Boost et Dalila Messaoudi, Revue géographique de l’Est , 2017

“ Relocalisations d’activités industrielles en France », PIPAME, décembre 2013

« Les racines de la supériorité commerciale allemande », Béatrice Dedinger, Rveue Outre-Terre, Cairn Info, 2012

« Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », rapport Gallois, 2012

« La désindustrialisation en France » , Lilas Demmou, ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, DG Trésor, février 2010

« Investir pour l’avenir, Priorités stratégiques d’investissement et emprunt national », Rapport Juppé Rocard, 2009

« Deux siècles de travail en France », Olivier Marchand et Claude Thélot, INSEE Etudes, 1991

Sites

Statistiques de l’OCDE : https://stats.oecd.org/

Remerciements appuyés au site http://persee.fr

qui permet, en un point unique, d’accéder, dans leur texte, à des milliers de revues  indispensables à une recherche sur le temps long


Microprocesseurs, le nerf de la guerre

Il est une industrie discrète et méconnue du grand public, celle des microprocesseurs. Toutefois on lui doit, simplement, l'avénement de la société de l'information. Sans le microprocesseur, et ses performances exponentielles, rien de ce que nous utilisons chaque jour n'existerait. L'informatique serait restée une technique aride, coûteuse, centralisée, réservée aux entreprises et aux institutions. Le président d'IBM, Thomas Watson, ne disait-il pas dans les années cinquante qu'une douzaine d'ordinateurs suffiraient à couvrir les besoins du monde ? Ce scénario a été déjoué par l'invention du microprocesseur il n'y a que cinquante ans. Et le monde en a été profondément changé. Or concevoir et produire des microprocesseurs n'a rien de simple. Il s'agit en fait d'une des industries le plus sophistiquées jamais imaginées par l'homme. En 2021, elle est au coeur de tous les enjeux stratégiques.

 

#1 : Que ce soit pour la construction d’iPhone, de cartes graphiques ou de voitures, les puces électroniques sont essentielles mais ont souvent manqué ces derniers mois. Cette pénurie peut-elle durer dans le temps ? Est-ce uniquement la faute de la crise sanitaire ? 

On a souvent tendance en manipulant quotidiennement notre smartphone, en toutes circonstances, pour des usages multiples, à oublier qu’il s’agit d’un des ordinateurs les plus sophistiqués mis à disposition de l’homme, et pour quelques centaines d’euros. Cette puissante machine doit sa performance à la mise en œuvre d’une série de composants animés par le cœur du système, le microprocesseur. Le microprocesseur a fait naître une industrie complexe, interdépendante et dont la cohésion assure la performance technologique et industrielle.

L’industrie informatique qui a commencé son essor après la seconde guerre mondiale avec des ordinateurs à tubes à vide, coûteux et fragiles, a connu une accélération constante avec la mise au point des transistors, puis des circuits intégrés, à partir de 1963, enfin des microprocesseurs, inventés par Intel en 1971, dont le premier modèle, la 4004, rassemblait 2 300 transistors. En étant capable d’ajouter des millions de composants sur un composant de quelques centimètres carrés, l’industrie des microprocesseurs s’est engagée dans une amélioration constante de ses performances à coût constant. Aujourd’hui un microprocesseur rassemble plusieurs milliards de transistors. Cette révolution unique, formalisée dans la loi de Moore, doublement de la puissance de calcul tous les deux ans, a permis une démocratisation de l’informatique qui n’était pas concevable il y a cinquante ans. Le microprocesseur, ou chip en anglais, est vraiment le moteur de la révolution informatique, puis de son extension à l’ensemble des machines et applications grand public et professionnelles depuis le développement des smartphones au début des années 2000. Les semi-conducteurs représentent en 2020 un marché mondial de l’ordre de 500 milliards $. 

Les microprocesseurs sont en effet aujourd’hui intégrés dans tous les appareils électroniques, comme les téléphones portables, les ordinateurs ou les téléviseurs, mais aussi dans toutes les machines industrielles, comme les machines-outils, ou les appareils grand public. Ils ont conquis le traitement de l’image, l’électroménager et maintenant l’automobile. Dans une voiture moderne, on va trouver plus d’une centaine de microprocesseurs. De fait, la demande de microprocesseurs ne cesse d’augmenter avec le développement des usages et l’attente de performances sans cesse grandissantes. Miniaturisation, baisse de la consommation électrique, amélioration de la capacité de communication font des microprocesseurs le cœur universel et banalisé de notre société moderne. Dans une tendance de long terme à la hausse, le coronavirus a simultanément conduit à baisser la production de microprocesseurs et a accéléré la demande d’appareils électroniques et d’outils de communication avec le lancement commercial de la 5G.  Les flux commerciaux ont aussi été perturbés par les sanctions économiques des Etats-Unis contre la Chine. 

Car le processus de fabrication de ces outils est complexe et coûteux. Cette industrie est en fait composée de deux branches majeures distinctes : ceux qui conçoivent l’architecture des processeurs, comme le britannique ARM, Nvidia, Qualcomm ou désormais Apple et ceux qui les fabriquent, que l’on appelle les fondeurs. Un troisième groupe d’industriels assemblent, et contrôlent les processeurs. Les concepteurs s’appuient sur des technologies de software de design des applications, nommées EDA (Electronic Design Applications). Intel reste leader de ce marché avec 65 milliards $ de chiffre d’affaires.  L’activité de fonderie des microprocesseurs est dominée par deux firmes asiatiques, le taïwanais TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Co), qui détient 50% du marché mondial, avec 36 milliards$ de revenus et Samsung Electronics. Samsung Electronics maîtrise toute la chaine, et le groupe Samsung est son premier client. La position de TSMC est donc unique et incontournable. C’est une firme convoitée, notamment par les Etats-Unis qui a obtenu qu’elle installe une usine sur son territoire avec un investissement de 12 milliards $ en Arizona.

Une usine de microprocesseurs est un ensemble ultra-précis et complexe, capable de graver des composants au-dessous de 10 nanomètres (nm), et dont l’investissement atteint 10 milliards $. TSMC vient d’investir 25 milliards $ pour fabriquer des puces de 5 nm. Samsung engage 20 milliards $ pour sa prochaine usine, disponible en 2022, pour la prochaine génération de puces gravées à 3 nm. Samsung a annoncé un plan de 116 milliards $ pour devenir leader mondial en dix ans. Or les machines les plus avancées ont besoin de processeurs de 7 nanomètres, et au-dessous, notamment pour la 5G ou l’intelligence artificielle. Ceci constitue l’enjeu stratégique majeur de l’économie mondiale. Les technologies antérieures, de 28 à 350 nm, restent compétitives pour les usages les moins pointus notamment en automobile, en robotique dans les machines industrielles.

#2 : Comment le manque de puces peut-il affecter l’industrie ? Quels sont les produits du marché qui seront impactés par ce problème d'approvisionnement ? 

La production de microprocesseurs dépend d’un nombre réduit d’acteurs qui constituent un goulot d’étranglement non contournable car il n’y a pas à court terme de solutions alternatives. Toute rupture d’approvisionnement en microprocesseurs, mais aussi de mémoires, a des conséquences en chaîne sur l’industrie. Tous les secteurs sont donc aujourd’hui dépendants des livraisons de l’industrie des microprocesseurs. Les délais de livraison sont passé de quelques semaines à plusieurs mois. Des lignes de montage automobiles ont été arrêtées, Qualcomm, qui alimente l’industrie mondiale des téléphones mobiles a baissé sa production avec des conséquences sur la production par Apple des iPhone 12, General Motors annonce des réductions de production de véhicules. Ce sont donc des réactions en chaîne qui perturbent toute l’industrie à un moment crucial de sortie de la crise sanitaire qui devrait permettre une relance dans le courant de l’année 2021.

#3 : Les industriels européens peuvent-ils réagir à cela en créant leur propre chaîne d’approvisionnement ?

Comme dans beaucoup de secteurs liés à la révolution numérique, l’Europe n’a pas su, ou voulu, se doter de son industrie propre et a préféré acheter aux États-Unis et en Asie les composants dont elle avait besoin pour son industrie. L’Europe n’a pas de fondeur et très peu de fabricants de microprocesseurs, qui sont spécialisés comme Infineon, allemand, NXP, hollandais, et STMicrolectronics, franco-italien. Ces trois industriels cumulent un chiffre d’affaires de 26 milliards $ soit la moitié de Samsung Electronics. Il parait improbable de rattraper ce retard technologique et de trouver les ressources pour être compétitif dans la production de masse. De fait la demande de l’Europe est faible. 6% des ventes de TSMC se font en Europe contre 60% aux Etats-Unis.

Toutefois, ASML le leader mondial des machines lithographiques indispensable à la fabrication des puces est une firme européenne de taille mondiale. C’est une société hollandaise, issue de Philips, créée en 1984 à Eindhoven, aux Pays-Bas, et devenue indépendante en 1995. Elle emploie 25 000 personnes dans le monde. Chacune de ses machines de dernière génération (Extreme ultraviolet lithograph ou EUV) est facturée près de 200 millions $, c’est-à-dire le prix catalogue de deux Airbus A320. Personne ne sait aujourd’hui concurrencer ASML, mais il est clair que l’ambition de la Chine, qui importe 80% de ses processeurs, est de se doter d’une industrie complète de microprocesseurs indépendante des technologies occidentales, ce qui lui prendra au moins une décennie.

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Image: TSMC


Le paradoxe de la révolution électronique est que la Chine a accumulé du retard dans la conception et la fonderie, n’ayant que quelques industriels dans ces domaines (HiSilicon, filiale de Huawei, pour la conception, SMIC pour la fonderie) qui sont de petite taille par rapport à leurs compétiteurs. Elle est en revanche beaucoup plus développée sur l'aval de l'industrie, qui nécessite moins de compétences technologiques pointues et a permis à la Chine de faire valoir ses atouts économiques. La Chine importe chaque année 300 milliards $ de microprocesseurs des Etats-Unis et représente 25% des ventes de l'industrie américaine. Il lui manque 300 000 ingénieurs pour combler son retard. Mais, pour conquérir son indépendance, et desserrer la contrainte stratégique que fait peser la politique américaine sur sa souveraineté militaire, elle est décidée à y jeter toutes ses forces économiques et technologiques, et elle en a les moyens. L’Europe, elle, se retrouve impuissante face à la compétition frontale entre la Chine et les Etats-Unis dans ce domaine stratégique et ne semble pas en mesure de combler son retard, alors qu'elle en a besoin pour ses ambitions de souveraineté numérique dans le quantique et le calcul à haute performance. 

NB : ce texte également publié sous une forme similaire sur le site Atlantico.

 

Le futur de l'automobile

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Depuis 1886, avec la présentation publique du tricycle de Carl Benz, l’automobile a connu une croissance continue, interrompue à de rares moments par des évènements extérieurs. Mais, à l’issue de chaque crise, l’industrie automobile est parvenue à retrouver et dépasser sa dynamique antérieure. L’année 2020 marquera l’histoire par une récession automobile d’une ampleur sans précèdent. En ce début de décennie, comment l’industrie automobile mondiale évoluera-t-elle lorsque la planète aura surmonté le SARS-CoV-2?

 

Une industrie résiliente

L’industrie automobile est une industrie résiliente. Elle a toujours su s’adapter au contexte énergétique, industriel, réglementaire et faire évoluer son offre pour répondre aux attentes des clients. La plupart des grands constructeurs de la planète sont au moins octogénaires (VW, Toyota) sinon centenaires (GM, Daimler, BMW, Renault, Peugeot, Fiat…) et l’industrie a connu un constant processus de consolidation avec très peu de nouveaux entrants durables. L’automobile a initié une révolution mondiale de la mobilité individuelle qui a transformé les pratiques sociales, modifié les structures urbaines, imprégné les paysages et nourri une des industries majeures de la planète, le tourisme.

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Les critiques contre l’automobile n’ont jamais cessé depuis sa création. Considérée comme dangereuse, bruyante, polluante, envahissante, coûteuse, l’automobile n’est pas un objet anodin, sans conséquence environnementale ni sociale. D’autant plus que son succès en a fait un produit de consommation courante, accessible et désormais répandu sur toute la planète. Il y aurait environ 1,4 milliard d’automobiles et de véhicules utilitaires sur la planète et on continuait avant la crise à en produire plus de 90 millions par an. Mais l’automobile ce sont également 1,2 million de morts par an, et, selon les données de l’Agence internationale de l’énergie, 57% de la consommation totale de pétrole et 18% des émissions de CO2 en 2019.

Pourquoi ce succès ? La voiture est le produit de grande diffusion le plus coûteux qui répond le mieux aux deux objectifs fondamentaux de la consommation : joindre l’agréable à l’utile. L’industrie a su par une stratégie d’innovation technique constante rendre ses produits toujours plus performants, sûrs, efficients et moins polluants. N’importe quelle voiture à essence de 2021 a des performances infiniment supérieures, sur chacun de ces critères, aux meilleurs véhicules des années soixante-dix, sans remonter le temps… Par une compréhension sans cesse renouvelée des attentes de la clientèle, et un marketing efficace, l’industrie a su renouveler ses produits, les rendre désirables en jouant habilement sur les deux faces de l’automobile, le désir de posséder un bel objet statutaire, et la capacité à répondre aux besoins variés de mobilité. La polyvalence de l’automobile est la principale explication de son succès durable.

Mais aujourd’hui la question majeure n’est plus la capacité industrielle à concevoir et réaliser des véhicules performants, elle est dans le nombre. Le poison, c’est la dose. Entre l’automobile et ses bénéfices pour la société, et l’auto-immobile, synonyme de congestion routière et de pollution, il n’y a qu’une différence, le volume. Les constructeurs l’ont compris même si la nature de leur modèle d’affaires les a toujours conduit à arbitrer en faveur des volumes, qui font tourner les usines et assurent la rentabilité des capitaux engagés.

Quand on parle d’automobile, on aborde simultanément deux problématiques : l’évolution de l’objet industriel et l’usage que l’on en fait, c’est-à-dire la mobilité. Longtemps l’automobile a été le seul moyen pratique de gérer sa mobilité personnelle. L’usage et le produit se confondaient. Il faut maintenant être en mesure de dissocier les deux fonctions. L’avenir de l’automobile devrait être analysé sous l’angle essentiel de la question de la mobilité, dont les contraintes environnementales obligent à considérer qu’elle ne peut être que choisie, encadrée, frugale en énergie et en ressources.

Quand Renault annonce dans son plan stratégique Renaulution que son objectif n’est plus la course au volume, mais la création de valeur, ses dirigeants actent, lucidement, le fait qu’un constructeur ne devrait plus être jugé sur son rang mondial en volume produit, mais dans sa capacité à apporter une réponse convaincante aux enjeux de l’époque. Mais est-ce une décision forte ou un constat d’impuissance à être le premier constructeur mondial ? Car, en même temps, Toyota, avec 9,53 millions de voitures vendues (-11,3%), annonce avoir battu Volkswagen, crédité de 9,3 millions de véhicules (-15,2 %) en 2020 sur le seul critère des volumes. L’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi qui se targuait d’être le premier constructeur mondial en 2018 a lourdement subi la crise et perdu 24 % de ventes en 2020 avec 7,7 millions de véhicules. Le nouvel ensemble Stellantis justifie le rapprochement PSA/FCA par les volumes, qui permettraient, seuls, une rationalisation des plateformes et des synergies d’achats.

La valorisation boursière, avec son prisme, propose une autre approximation de cette évolution. Tesla, créée en 2003, avec 500 000 véhicules produits en 2020, est estimé valoir plus de 800 milliards $, soit plus de trois fois Toyota (233 milliards $) qui produit vingt fois plus. Les constructeurs historiques ironisent sur cette situation qu’ils jugent déraisonnable comme ils pensaient il y a dix ans que Tesla n’avait aucune chance de devenir un constructeur crédible.

Une industrie confrontée à une mutation rapide

Avec la crise financière de 2008, l’industrie automobile mondiale s’était retrouvée face à une crise de la demande qui l’a conduit, avec l’aide des États, à se restructurer dans la hâte. La crise de 2020 est plus complexe car elle touche à la fois l’offre, avec la fermeture des usines et des réseaux de vente qui ont paralysé les ventes comme le production, et la demande, confrontée à d’autre priorités. Mais cette crise touche une industrie qui avait déjà engagé au cours de la décennie 2010 une mutation majeure touchant ses caractéristiques fondamentales.

D’une part après 120 ans de domination sans nuance du pétrole comme source d’énergie, cette industrie de motoristes se trouve face à un défi considérable, se reconfigurer comme ensemblier de composants, moteurs électriques et batteries, qui ne sont pas dans son ADN. D’autre part, le développement des composants électroniques font du véhicule un réseau local en mouvement, connecté à son environnement et piloté par des capteurs multiples. Le logiciel est désormais au cœur de la performance du véhicule. Enfin, le modèle historique de distribution de l’industrie automobile - le véhicule en pleine propriété – est remis en cause par l’émergence de l’usage comme accès à la mobilité plutôt que la propriété. Cela prend des formes diverses - autopartage, co-voiturage, VTC - qui conduisent à partager l’usage d’un véhicule plutôt que d‘en avoir la jouissance exclusive.

Ces facteurs ébranlent l’industrie qui doit se repenser en sortant de ses pratiques habituelles.

L’industrie automobile n’a commencé à imaginer que l’électricité puisse devenir une alternative sérieuse au pétrole que depuis une décennie. Elle y est allée contrainte et forcée, tant par l’arrivée d’acteurs nouveaux qui ont compris que la conception d’un véhicule à moteur thermique était pleine d’obstacles et ont opté pour l’électrique, plus simple et plus facile à maîtriser. C’est le chemin choisi par Tesla et par les constructeurs chinois. Elle a été poussée par les législateurs qui, en imposant des normes d’émission de plus en plus draconiennes pour la moyenne des véhicules mis sur le marché, ont obligé les constructeurs à recourir à ses solutions d’électrification pour remplir ces objectifs. Cette électrification à marche forcée n’est pas en soi vertueuse quand elle conduit à augmenter sans cesse le poids et la taille des véhicules. La troisième génération de véhicules électrique, celle qui produira des véhicules légers, modulaires, mutualisables, qui ne seront pas conçus pour rouler à 250 km/h, n’est pas encore arrivée sur le marché même si les micro-cars chinoises, comme la Wuling Mini EV, vendue 3 600 €, les kei japonais ou la Renault Dacia Spring en propose quelques interprétations

Le développement de l’électronique embarquée, commencée avec l’implantation de l’ABS dès les années 70, a aussi complétement changé la conception du véhicule et l’équilibre entre le constructeur et ses fournisseurs spécialisés. Les composants et les logiciels jouent un rôle majeur sur l’efficacité du véhicule et son attractivité. Ils contribuent à la sécurité du véhicule comme assistants intelligents du conducteur, étape dans la longue et aléatoire marche de l’industrie vers le véhicule autonome. Ils en deviennent un maillon sensible comme la crise sanitaire l’a démontré ou la rareté actuelle des composants qui retarde la production de nombreux constructeurs.

Tout se passe comme si cette puissance industrie mécanique de voitures à pétrole, symbole emblématique du XXe siècle, était progressivement happée vers le monde de l’électronique et de l’électricité qui ne sont pas les siens. Nouveaux produits, nouveaux concurrents, nouvelles logiques d’usage, l’industrie séculaire est sommée de s’adapter ou de disparaitre par des concurrents qui viennent d’un monde différent. Le constructeur chinois BYD était d’abord un constructeur de batteries, Tesla vient de la Silicon Valley, les constructeurs chinois n’ont jamais été performants en motorisation thermique et on fait l’impasse pour sauter directement à l’électricité. Ali Baba ou Apple qui ont des ambitions dans l’automobile viennent du monde de l’informatique et de la distribution.

Ce choc considérable va créer une vague de riposte de cette vieille industrie automobile qui ne veut pas disparaître au profit de ces jeunes compétiteurs, arrogants et immatures. Elle a les moyens techniques et l’ambition comme Mary Barra, présidente de GM l’a démontré au CES 2021 en annoncant le lancement de 60 modèles électriques d’ici 2025, Volkswagen et son offensive électrique en Chine, Renault qui veut faire 20% de son chiffre d’affaires dans les services avec sa nouvelle branche Mobilize.

Les projets sont désormais là. Il reste le défi de l’exécution. Industrie de volumes, industrie systémique avec son écosystème de fournisseurs et sous-traitants, sa distribution encore conventionnelle, l’automobile est attachée à son appareil industriel, ses multiples usines anciennes et ses millions de collaborateurs qu’elle devra fait évoluer dans un monde bien différent. Les enjeux sont considérables. Mais c’est une part majeure du PIB et de l’emploi qui se joue aussi bien en Amérique du Nord, en Europe, au Japon, en Chine, ce qui ne laisse indifférents ni les États, ni les salariés, ni les clients. C’est pourquoi la complexité systémique que représente la mobilité, et l’automobile qui en est un vecteur essentiel, ne peut se réduire à des paramètres simples, techniques, industriels, énergétiques ou comportementaux.

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La Chine en marche vers l'électromobilité

L'électromobilité mondiale a son démonstrateur vivant à grande échelle, la Chine. Tout ce qui roule est déjà électrifié ou en passe de l'être. Le NEV, véhicule à nouvelle énergie, appellation qui recouvre les véhicules électriques à batteries, les véhicules hybrides rechargeables et les véhicules à pile à combustible à hydrogène, est au coeur de la stratégie de mobilité automobile de la Chine. Mais ce ne sont pas seulement les voitures qui sont électriques, mais l'ensemble des moyens de transport collectifs et individuels. L'électrification de la mobilité sous toutes ses formes est le fruit de vingt ans d'évolution technique et industrielle qui font aujourd'hui de la Chine le leader mondial de l'électromobilité. Cette stratégie, associée à la maîtrise de la filière des piles ion-lithium, confère à la Chine un avantage considérable par rapport aux pays qui n'ont pas choisi de faire régresser leur parc de véhicules thermiques et constitue une menace majeure sur leurs industries de moyens de transport.

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Le vélo a longtemps été le symbole de la Chine maoïste et, à ce titre, a été délaissé dans les années quatre-vingt dix au profit de la motocyclette et de l'automobile. Mais depuis plus de décennies les deux-roues motorisés ont abandonné en ville leur moteur thermique au profit de moteurs électriques. En 2015, le gouvernement chinois a interdit tout deux-roues thermique en ville. Même dans la Chine rurale, les deux-roues thermiques régressent au profit de véhicules à deux et trois roues électriques. L'industrie chinoise du deux-roues motorisé thermique a beaucoup souffert de cette régression programmée du marché intérieur et s'est massivement tournée vers l'exportation, qui a atteint 7,3 millions d'unités en 2018. Après avoir atteint un pic de production en 2014 avec 26,9 millions d'unités, l'industrie n'a vendu en 2018 que 15,5 millions d'unités, le marché chinois étant désormais dépassé par l'Inde.

La Chine dispose aujourd'hui de plus de 200 millions de vélos électriques, essentiellement en libre service dans les villes. Les trottinettes se développent également. Dans les villes les plus modernes, ce flux de deux roues, qui est passé par un pic chaotique, est canalisé dans des pistes cyclables en site propre qui bordent désormais les grandes avenues.

Les bus électriques sont aujourd'hui une spécificité chinoise. Deux grands leaders, BYD et Yutong, se sont imposés sur le marché intérieur et ont fait de cette expérience à grande échelle la base de leurs exportations mondiales. Sur les 425 000 bus électriques en service dans le monde fin 2018, 99% circulent en Chine. Ainsi la ville de Shenzhen est la première au monde à disposer d'une flotte de bus intégralement électrique, soit 16 000 véhicules. Il est admis qu'un bus électrique coûte à l'achat 50% de plus qu'un bus diesel de taille équivalente, mais la baisse du prix des batteries se traduit par une baisse du coût de ces véhicules qui, de plus, ont un cout de fonctionnement plus faible. La transition des flottes chinoises vers l'électrique a été massivement subventionnée jusqu'à la moitié du coût du véhicule mais on estime que la décennie prochaine verra les solutions de bus électrique s'aligner sur les bus diesel en coût total de possession. Bien entendu, les bénéfices en matière d'absence d'émission au lieu d'usage et de silence de fonctionnement sont déterminants dans l'adoption de ces solutions.

En matière de transport urbain et interurbain de masse, la Chine a déployé un plan global d'équipement ferroviaire du pays et des grandes villes. Le réseau interurbain est le plus important du monde, 27 000 km, sur lequel circulent les TGV Hexie, co-produit avec Siemens, Alstom, Bombardier et Kawasaki, et, depuis 2017, Fuxing, de conception chinoise qui circulent à 350 km/h. Le nombre de lignes de métro atteint désormais 4300 km et plus de 31 villes sont désormais équipées d'un métro, chaque ville étant désormais autorisée à s'équiper d'un métro à partir de 1,5 million d'habitants. 6500 kilomètres de lignes de métro seront en service en 2020.

La Chine est devenue d'un pôle majeur d'innovations en transport ferroviaire avec ses propres TGV, circulant à 350 km/h, et ses innovations comme le MAGLEV, train à sustentation magnétique, qui relie Shanghai à son aéroport à 430 km/h en 7 minutes. La Chine s'est dotée pour 7 milliards $ d'un centre d'innovation ferroviaire pour définir les trains du futur, MAGLEV comme TGV à très haute vitesse et TGV autonomes, dans la ville de Qingdao dans l'est du pays. Qingdao n'est pas seulement une ancienne colonie allemande qui a laissé comme héritage la bière Tsin-Tao, mais est surtout le centre de la construction ferroviaire chinoise avec CRCC Sifang, China Railway Construction Corporation, désormais leader mondial du transport ferroviaire.

Dans cette large politique d'infrastructures et d'équipements destinée à fluidifier l'économie du pays et des grandes villes en diminuant les émissions de CO2, de particules et de gaz polluants produits par la circulation automobile de véhicules thermiques, la stratégie chinoise d'électrification du parc automobile tient une place centrale. Après avoir depuis 1980 réussit à construire la première industrie automobile du monde grâce aux co-entreprises, la Chine mise désormais sur les NEV et a réorienté depuis 2018 sa stratégie de coopération avec ses partenaires constructeurs mondiaux dans cette unique direction. En fixant des quotas de NEV pour chaque constructeur, des règles sur les crédits carbone et des normes de plus en plus strictes d'émission et d'usage, le gouvernement dissuade le développement de nouveaux véhicules thermiques. 1,1 million de voitures électriques ou hybrides rechargeables ont été livrées en Chine en 2018 et toutes l'ont été par des constructeurs chinois. BYD en est le leader avec 225 000 véhicules revus en 2018, dépassant BAIC et SAIC. L'objectif du gouvernement est de cesser toute aide financière pour le développement du marché des NEV en 2022, considérant qu'à cette date les coûts de production devraient s'aligner sur les véhicules thermiques.

La stratégie chinoise d'électrification des transports représente à ce jour l'expression la plus accomplie d'un cheminement global vers l'électromobilité dans le monde et se doit de servir de référence. Le groupe Volkswagen, qui a fait de la Chine sa base de développement des voitures électriques, ne s'y est pas trompé en s'engageant à produire en 2028 50% de véhicules électriques dans sa production totale en Chine.

 


Chine, automobile et tweettrumps vengeurs

Pour comprendre les tensions économiques entre les Etats-Unis et la Chine, il faut mesurer à quel point la Chine est devenue, aux yeux des Etats-Unis, leur seul rival possible. Dans tous les domaines, la croissance de la Chine représente un défi insupportable pour la première puissance économique et militaire du monde qui sait qu'elle ne peut être que rattrapée par le géant démographique qui forme aujourd'hui 39 millions d'étudiants.

TENSIONS COMMERCIALES
Ce que pourrait coûter aux constructeurs européens des tarifs américains augmentés sur l’automobile
 
 

Atlantico : Quel pourrait être le coût de telles sanctions pour le secteur automobile européen ? 

Jean-Pierre Corniou : Dans le superbe ouvrage d’histoire de la diplomatie d’Henry Kissinger, « Diplomatie », écrit en 1996, le tweet n’était pas encore identifié comme arme de destruction massive de valeurs boursières et de déstabilisation de la confiance. Donald Trump aura conféré ces propriétés en quelques minutes à ces 280 caractères qui ont confirmé, entre ses mains, leur caractère redoutablement toxique. Soucieux de défendre l’économie des Etats-Unis, et plus encore leur capacité de domination à long terme de l’économie mondiale, Trump ne recule devant rien. Il a décidé que ses électeurs attendaient de lui cette fermeté virile, quelles qu’en soient les conséquences. Il faut bien admettre que le déficit commercial des Etats-Unis, qui a atteint 681 milliards $ en 2018, soit 3% du PIB, représente un problème économique et politique, rendu toutefois supportable par l’usage du dollar comme réserve de valeur et monnaie de transaction. Plus encore, l’importation de produits, ou moins cher, ou de meilleure qualité, répond aux besoins du marché et se traduit globalement par une baisse des prix. Taxer les produits importés est un aveu de faiblesse qui traduit la faible compétitivité de l’industrie américaine sur les produits industriels de consommation. En effet, le déficit américain se concentre sur les produits manufacturés, soit 891 milliards $ de produits de consommation, de biens électroniques, d’automobiles. L’impact de ce déficit en emplois perdus est estimé à 3,4 millions d’emplois. Pour Trump, accusant ses concurrents, Chine et Europe en tête, de pratiques déloyales et frauduleuses,  recréer des emplois industriels, c’est d’abord, à tout prix, réduire le déficit commercial.

Qu’a donc écrit de nouveau le président Trump dans ses deux tweets  du 5 mai ? il a rappelé que grâce à ses mesures protectionnistes, la Chine avait payé en dix mois 25% de droits de douane sur un montant de 50 milliards $ de produits Hi-Tech and 10% sur 200 milliards d’autres produits. Il considère que cela contribue aux remarquables résultats économiques des Etats-Unis. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?  Alors même qu’une délégation chinoise, forte de 100 personnes, était attendue à Washington pour conclure les négociations en cours par un accord commercial, il a annoncé qu’il se donnait le moyen de faire grimper ces taux de 10% à 25% sur un montant de 200 milliards $ de produits chinois dès le 10 mai. Plus encore, il annonce la possibilité de taxer à court terme à 25% un montant additionnel de 325 milliards $, ce qui couvrirait tous les produits chinois importés aux États-Unis. Or ces taxes sont payées pour une grande part par les entreprises américaines implantées aux États-Unis qui vont les répercuter sur leurs prix de vente.

Ces menaces s’inscrivent dans une série de mouvements qui depuis un an visent à réduire le déficit américain vis-à-vis de la Chine à la fois par des menaces et par des négociations. Dans une première étape, Trump a imposé en avril 2018 une réduction de 100 milliards de déficit, puis un mois plus tard de 200 milliards.  A chaque action unilatérale des Etats-Unis, comme la menace du 3 avril 2018 d’imposer 25% de taxes sur les produits électroniques et les équipements chinois, répond dans l’heure une décision chinoise de même nature. Le 2 mai, la Chine annule ainsi tous les contrats d’importation de soja américains, privant ainsi les fermiers américains de la moitié de leurs exportations. Mais la Chine accepte le 21 mai de réduire de 25% à 15% les droits sur les importations de véhicules américains en Chine. Le 6 juillet les droits de douane américains sont effectivement mis en place sur 34 milliards d’importations chinoises, et la Chine riposte en augmentant à nouveau les droits sur les véhicules américains à 40%. Cette mesure a peu d’impact car les constructeurs américains préfèrent produire moins chers leurs véhicules en Chine et d’ailleurs Tesla a immédiatement annoncé construire une usine à Shanghai pour éviter ces droits de douane !

 

Cette guérilla est peu productive pour les deux parties. Néanmoins, la Chine dispose des moyens économiques de limiter l’impact de ces mesures sur son économie, plus que les États-Unis très dépendants de produits fabriqués en Chine. D’ailleurs, malgré cette atmosphère de guerre commerciale, les exportations chinoises aux États-Unis ont augmenté, en 2018 de 11,3%, alors que les États-Unis n’ont pas réussi à dépasser 0,7% de croissance de leurs exportations en Chine. De ce fait, l’excédent commercial chinois a cru en 2018 de 17% pour atteindre 323 milliards $, soit l’excédent le plus important de la décennie.  Le dernier coup de poker de Donald Trump, visiblement destiné à peser sur la négociation en cours, risque de profondément irriter la partie chinoise et d’être inutile. En effet, lors du sommet du G7, Xi Jinping et Trump s’étaient entendus pour négocier sur 142 points, comme la cybersécurité, la propriété intellectuelle, la technologie, le taux de change, l’agriculture. Remettre en cause sans cesse els accords est contre-productif et démontre un manque de confiance préjudiciable à la négociation avec la partie chinoise. Xi Jinping dispose en effet de plus de ressources politiques pour faire face à une telle situation.

Les conséquences sur l’automobile de cette menace sont très faibles pour l’industrie chinoise qui n’exporte pas aux États-Unis mais le sont pour les constructeurs occidentaux, américains, comme GM avec la Buick Envision ou la Cadillac hybride CT-6, et allemands, implantés en Chine et qui commencent à exporter les véhicules qu’ils y produisent vers les États-Unis. En 2018, 50 000 véhicules fabriqués en Chine ont été exportés aux États-Unis contre 250 000 des États-Unis vers la Chine, dont 50 000 BMW. Si les volumes de véhicules produits en Chine et exportés aux USA sont encore faibles, c’est un mouvement prometteur pour les constructeurs, notamment avec les véhicules électriques et hybrides, qui risque d’être cassé. D’ailleurs, cette politique punitive des Etats-Unis se retourne contre eux puisque les les flux d’exportation des USA vers la Chine se sont réduits de 50% fin 2018 et au premier trimestre 2019 à cause des droits de douane chinois de 40%. Ainsi, BMW n’exporte plus le X3 de son usine de Caroline du Sud. En 2017, BMW avait exporté 100 000 véhicules des Etats-Unis vers la Chine. De façon générale, les Etats-Unis ont connu en 2018 une baisse de leurs exportations d’automobiles de 16,6%.

Dans le cas ou Donald Trump venait à imposer des tarifs aux automobiles importées aux Etats-Unis en provenance d'Europe, quel en serait le coût pour nos constructeurs européens ? Sont-ils en mesure de le supporter ? 

L’économie de l’automobile, solidement construite autour des constructeurs nationaux à la fin de la seconde guerre mondiale, s’est graduellement ouverte à la concurrence pour constituer un écosystème mondial dont tous les composants sont désormais interdépendants. Le moteur de cette structuration internationale de l’industrie autour de grands groupes transnationaux a été l’abaissement des droits de douane. Aucun constructeur national n’est en mesure de se passer de fournisseurs étrangers. De même aucun constructeur ne peut survivre sans exporter, à l’exception notable du marché chinois qui jusqu’alors, contrairement à la Corée et au Japon, a pu se développer grâce à son immense marché intérieur sans exporter plus de 3% de sa production. Or la moitié des véhicules venus en Chine le sont par des co-entreprises où les constructeurs occidentaux jouent un rôle essentiel. Pour GM, la Chine est devenue son premier marché dépassant les Etats-Unis en volume.

L’Allemagne est, en 2018, le premier exportateur mondial de véhicules avec un montant de 154 milliards $, soit 20% du total mondial. Elle est naturellement la plus exposée par toute mesure qui pourrait altérer ses flux d’exportation, même si elle a constitué en Chine et aux États-Unis de solides bases industrielles. Le déficit commercial des États-Unis avec l’Allemagne en 2018 est de 68 milliards $ et de 67 milliards $ avec le Japon. L’automobile en constitue la plus large part.

L’acharnement de Trump a vouloir régler les problèmes d’emploi aux Etats-Unis par les droits de douane ne règle pas la question de la capacité de l’industrie américaine à produire ce que réclame les consommateurs américains. Les diatribes de Trump contre les « Mercedes de la 5e avenue » n’empêcheront pas les consommateurs d’acquérir ces véhicules, même rendus plus chers par les taxes. On voit bien que l’industrie automobile est désormais totalement mondialisée et sait transférer rapidement les productions d’un pays à l’autre. Jouer sans cesse avec les droits de douane se révèle vain car les constructeurs s’adaptent vite au détriment des pays d’implantation.

Plus spécifiquement, quels pourraient en être les effets directs ou indirects sur les entreprises françaises ? 

Les constructeurs français ne sont pas exposés aux Etats-Unis où ils n’exportent plus depuis fort longtemps. La France est le dixième exportateur mondial d’automobiles avec un montant de 25 milliards $, soit 3,4% du volume global.

L’Alliance pourrait être touchée pour la partie des véhicules Nissan et Mitsubishi exportés du Japon. En revanche les équipementiers français, comme Valeo, Michelin, Faurecia, Plastic Omnium qui travaillent aussi bien en Chine qu’aux États-Unis pourraient subir l’impact de la baisse des volumes de production de véhicules. L’interdépendance des marchés, la flexibilité des constructeurs, dépassent désormais les territoires nationaux mais les mesures protectionnistes atteignent directement l’emploi des travailleurs qui ne sont pas aussi mobiles que les productions.

 

Présentation de mon dernier livre "Quand la voiture du XXIe siècle sera chinoise" qui analyse les ressorts d cela performance chinoise en automobile..

 

"https://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/jean-pierre-corniou-et-la-voiture-du-xxieme-siecle-sera-chinoise-aux-editions-marie-b-0605-1159309.html

 


La tectonique des plaques informatiques

L’informatique est en grande mutation, nous dit-on chaque jour. Nous sommes entrés dans le monde digital. Certes, si l’on mesure la puissance des objets que nous avons dans notre poche, la rupture avec le passé proche est radicale. Mais qui n’a pas été étonné de la persistance d’applications anciennes supportant des processus qui paraissent aujourd’hui archaïques. La liste est longue : demander une copie « originale » d’un document, écrire à la main « lu et approuvé », exiger, alors qu’on s’est entendu par courriel, un « courrier » de confirmation, attendre derrière un guichet pour reprendre des informations déjà partagées par le web… Qui n’a pas entendu une personne courroucée derrière son bureau pester contre la lenteur de son ordinateur et s’en prendre à un maléfique « réseau » ? Autant de petites choses du quotidien qui trahissent la rémanence de fonctionnements anciens, vestiges tenaces du monde ancien du papier, d’inadéquations persistantes entre le monde léger et instantané du « zéro délai, zéro défaut », que nous exigeons, et la réalité glaiseuse de la routine.

Une des causes de ces agacements réside dans la vétusté des systèmes informatiques, et donc des processus qu’ils supportent, face au sentiment de facilité, de légèreté et d’ergonomie qu’apportent les solutions issues du web.

Essayons de comprendre cette coexistence entre des applications modernes hautement pratiques et fonctionnelles et l’informatique des processus qui renvoie parfois à Courteline et incarne la bureaucratie.

En géologie, la dérive des continents , découverte par Alfred Wegener au début du XXe siècle, théorie démontrée et renforcée dans les années soixante par la compréhension de la tectonique des plaques, permet d’expliquer comment se forment les chaînes de montagne, les fosses océaniques et les éruptions volcaniques.  Dans ce modèle, les douze plaques qui constituent la croute terrestre, ou lithosphère, glissent les unes sur les autres mues par la chaleur du centre de la terre. Les plus denses s’enfoncent sous les plus légères, c’est le phénomène de subduction. Si chaque plaque conserve sa morphologie, ce sont dans les zones de contact que les chocs se produisent. Ce processus est générateur de nombreux phénomènes violents, explosions volcaniques, tremblements de terre… Des roches anciennes disparaissent, de nouvelles structures se développent. C’est un processus très lent, mais cette fabrication du nouveau engendre des réactions de l’ordre ancien qui résiste, puis finit par céder.

L’informatique est ainsi. C’est une plaque historique qui s’est formée à la fin du XIXe siècle et a poussé au cours du XXe siècle. On lui doit de multiples innovations qui ont été totalement métabolisées par le corps social, après avoir été violemment rejetées. L’informatisation des processus a permis de construire des systèmes efficients dont les exemples les plus anciens et les plus accomplis sont la circulation aérienne ou la banque de détail qui ont permis à ces industries de connaître une expansion remarquable. L’informatisation des entreprises s’est développée tout au long de la seconde partie du XXe siècle, en couvrant de processus automatisés la plupart des fonctions, par cercles concentriques du noyau comptable vers les fonctions de production, logistique, conception, design. Mais ces processus automatisés préexistaient à l’informatique, ils étaient mesurables et prédictibles, et compris par les professionnels qui en avaient la charge.

Le système informatique qui s’est construit grâce à une ingénierie méthodique et rigoureuse - gestion de projet, cycle en V - est désormais bousculé par une plaque émergente, le monde de l’internet et du web, qui embarque avec elle des innovations radicales comme l’informatique mobile, le monde de la donnée, l’exploitation des outils de l’intelligence artificielle par l’usage de nouveaux algorithmes, la connexion des objets…

En s’éloignant constamment des contraintes physiques de la machine, l’informatique s’est centrée sur la performance fonctionnelle à travers les progrès de l’architecture et du développement. Simultanément, les progrès opérés sur les processeurs, les réseaux et les mémoires étendent constamment l’horizon de la programmation. Ce rapport dialectique entre le processeur et le code transforme structurellement le champ de l’informatisation qui, naguère concentrée sur les processus stables et les données structurées, embrasse désormais tout type d’information, structurée ou non structurée, sur tout support, fixe ou mobile, textuel ou graphique.

Toutefois, si la plaque de l’informatique structurée s’enfonce graduellement, elle ne disparait pas pour autant ! Ce qu’on appelle « numérique » ou « digital », et qui s’incarne dans la pluralité des applications, ou « apps », accessibles à partir de l’ordinateur mobile que les Québécois appellent « téléphone intelligent » et les Français « smartphone », s’appuie sur une ingénierie informatique de haut niveau qui est le résultat de décennies de recherche et développement et d’industrialisation. Car la mutation du vocabulaire qui a consisté à oublier l’informatique pour ne retenir que le mot digital, n’est qu’un leurre.

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Source : INSU CNRS

Ces deux plaques informatiques sont composées des mêmes matériaux : des données, des algorithmes, des machines, avec leurs langages de programmation, et des interfaces.  Reprenons la tentative de définition que donne Gérard Berry[1]pour solder ce débat parasite sur le vocabulaire.

  1. Le mot « informatique » désignera spécifiquement la science et la technique du traitement de l’information, et, par extension, l’industrie directement dédiée à ces sujets.
  2. L’adjectif « numérique » peut être accolé à toute activité fondée sur la numérisation et le traitement de l’information : photographie numérique, son numérique, édition numérique, sciences numériques, art numérique, etc.

L’informatique est le moteur du traitement des informations numérisées. Toute réflexion sur le monde numérique inclut donc une réflexion sur les outils informatiques indispensables au traitement des données numérisées. Le schisme informatique/numérique étant dépassé, il reste à comprendre ce qui a vraiment changé dans ce nouveau monde numérisé.

La plaque « numérique » est différente par ses apports plus qu’elle ne l’est par sa nature. La généralisation de la numérisation de l’information – transformée en données binaires – permet une extension infinie des usages. La plaque « numérique » est donc avant tout marquée par la totale démocratisation du traitement numérique de l’information qui, avant 1995, était l’apanage des grandes organisations, entreprises et états. Aujourd’hui, chacun peut s’essayer à comprendre la programmation, sans pour autant devenir programmeur, avec des outils et des tutoriaux largement disponibles, mais surtout exploiter les millions d’applications quasi-gratuites accessibles dans les magasins d’application. Le numérique, c’est avant tout un champ immense ouvert à la créativité, à l’imagination et à l’échange. Chacun peut s’autoproduire dans la création musicale, vidéo ou littéraire, sans frein, sans délai. On peut puiser de partout dans l’immense réservoir de savoir qu’est le web et son vaisseau amiral, Wikipédia. Cette profonde transformation de l’accès aux ressources de connaissance, de production et de diffusion est la marque de notre époque. Elle porte de formidables transformations culturelles et sociologiques, en effaçant la barrière tenace entre la caste auto-proclamée des sachants et le monde oublié des ignorants. Elle force chacun à hisser son niveau d’exigence dans l’accès à la connaissance et ne permet plus de trouver des prétextes à l’ignorance. Certes, on peut brocarder les excès, les dérives, les tentations de détournement fabriqués par les trolls de toutes obédiences. Là où la liberté jaillit, le totalitarisme menace et ce n’est pas nouveau. Mais l’élan vital est plus fort que les scories. L’éducation ne peut ignorer aujourd’hui que le décryptage de l’information est un des outils les plus précieux de l’accès à la connaissance. L’éducation au discernement passe par la compréhension maîtrisée de moteurs de recherche... et le décryptage des onglets des articles de Wikipédia. La démocratie ne se fabrique plus seulement dans les préaux d’école et dans les urnes, mais aussi sur les réseaux sociaux qui doivent acclimater l’éthique indispensable.

Mais l’informatique du XXIe siècle continue à s’appuyer pour atteindre ses performances sur une ingénierie de haut niveau. Le numérique n’est ni facile, ni gratuit, ni instantané.  Pour être fiable, sûre, et livrer en temps réel toutes ses promesses, l’informatique du XXIe siècle est exigeante et rigoureuse. Elle couvre un champ immense d’activités humaines et doit donc atteindre à chaque instant l’excellence. Or l’informatique est une œuvre humaine, donc faillible. La fiabilité est le résultat d’un processus continu de gestion proactive de la qualité qui implique de la compétence, de la rigueur à chaque étape : spécification, design, architecture, conception, programmation, exploitation, surveillance. Cette maîtrise va devenir un des éléments centraux de la performance des systèmes complexes. Elle implique de travailler en profondeur sur la dimension humaine de l’informatique et englobe une vision systémique de la compétence informatique : des formations appropriées, dès le plus jeune âge, des carrières attractives, une reconnaissance collective pour les professionnels de l’informatique et, aussi, une vraie compréhension des coûts. Il est en effet futile de considérer que l’informatique est encore un centre de coût. C’est un ensemble de disciplines qui doivent être traitées avec compétence et respect par les dirigeants des organisations, ses projets et son mode de fonctionnement justifiant une authentique éducation pour permettre une prise de décision informée.

On ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage fondamental à la compréhension de l’usine informatique du XXI siècle « Accelerate »[2]dont la conclusion est claire et fait de l’informatique un des cadres organisationnels les plus cruciaux pour le bon fonctionnement de notre société. “In all of our research, one thing has proved consistently true: since nearly every company relies on software, delivery performance is critical to any organization doing business today. And software delivery performance is affected by many factors, including leadership, tools, automation, and a culture of continuous learning and improvement.”

 

 

 

 

[1]Berry, Gérard. L' Hyperpuissance de l'informatique: Algorithmes, données, machines, réseaux (OJ.SCIENCES) Odile Jacob, 2017

[2]Nicole Forsgren, Jez Humble, Gene Kim, Accelerate: The Science of Lean Software and DevOps: Building and Scaling High Performing Technology Organizations. IT Revolution Press,2018.

 


La voiture autonome face à ses responsabilités

Pour les conducteurs pris dans les embouteillages quotidiens de toutes les villes de la planète, conduire, loin d'être un plaisir, se transforme en corvée fatigante et dangereuse. Le rêve de confier cette charge à un automate se rapproche mais est encore loin de pouvoir se concrétiser facilement.

Le chemin à parcourir est d'abord technique, mais aussi réglementaire. Il est plus encore comportemental car la voiture touche au coeur même de la modernité. La circulation routière de plus d’un milliard de véhicules n’est pas une activité banale. Elle est encadrée par une convention internationale conclue à Vienne le 8 novembre 1968 qui remplace les textes antérieurs de 1926, 1943 et 1949. C’est un document central qui rend la circulation possible sur l’ensemble de la planète avec des règles communes. Son article 8 définit le rôle particulier du conducteur que la technique promet d’éloigner prochainement du volant.

La modification de cette convention sera un chantier est complexe car les recherches sur la voiture autonome mettent en évidence ce qui avait finalement été banalisé par plus d’un siècle d’usage, c’est que la conduite automobile est une activité multitâche exigeante, nécessitant le recours à de multiples mécanismes cérébraux et musculaires, stimulés en temps réel. L’homme, au terme d’un apprentissage initial souvent sommaire, finit par en venir à bout de façon assez performante même si c’est un processus coûteux en vies humaines. Selon l’OMS, c’est en effet plus d’un million de personnes qui meurent en effet chaque année dans un accident automobile sur la planète.

Confier cette mission périlleuse à une machine suppose que l’on soit capable d’obtenir en toutes circonstances, de façon fiable et répétitive, moins coûteuse en temps, en énergie et en erreurs un résultat performant supérieur à celui atteint par l’homme. Et ceci pour un coût acceptable !

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Au CES de Las Vegas 2018, présentation d'une approche de transformation de l'interface homme/machine par Valeo

La longue marche de la voiture autonome : quelle échéance crédible ?

L’ambition qui n’est pas nouvelle puisque dès 1939 General Motors avait imaginé pour la Foire internationale de New York, « The World of Tomorrow », des autoroutes où circuleraient des voitures dont la vitesse et l’espacement étaient régulés.

Depuis 1980, les expériences, isolées, ont stimulé la recherche et le fameux challenge du DARPA, agence de recherche du Ministère de la Défense des États-Unis, a mis en concurrence plusieurs équipes pour faire circuler, laborieusement, un véhicule autonome entre 2003 et 2007. C’est l’équipe gagnante du défi 2005, issue de Stanford, qui est à l’origine du projet de Google. Cependant, la ruée actuelle vers ce concept est apparue en sortie de la crise de 2009 comme une réponse de l’industrie automobile au besoin ressenti de renouvellement et d’imaginaire, incarné de façon dominante par l’industrie numérique. Quand Google a annoncé en 2010, de façon très prématurée, être capable de produire une voiture autonome, les constructeurs automobiles ont été piqués au vif. Il est paradoxal que, soudain, ceux qui exaltent le plaisir de conduire, qui à lui seul déclencherait le désir d’achat du véhicule, nous promettent d’en être prochainement débarrassé en confiant à une cohorte de robots le soin de s’acquitter de cette tâche.

Mais quelle est la finalité d’une voiture autonome ? Il est clair que le maillon faible de la conduite automobile, c’est l’homme : 90% des accidents automobiles sont dus à des facteurs humains. La motivation est noble : tendre vers le zéro accident et le zéro mort. Plus d’un million de personnes meurent dans un accident de la route sur la planète chaque année. Au CES 2018, les intervenants ne parlaient que des 35000 morts sur les routes américaines pour justifier la voiture autonome.

L’inattention, l’utilisation d’un téléphone ou d’un smartphone au volant, la surestimation de ses capacités poussant à des vitesses excessives, la fatigue, comme la drogue et l’alcool qui dégradent les réflexes sont les multiples causes humaines, souvent additives, à l’origine des accidents. Par ailleurs, les personnes âgées ou handicapées perçoivent leur impossibilité de conduire comme une aggravation de leur isolement. Mais on attend aussi de l’automatisation de la conduite des économies d’énergie, une réduction des embouteillages et un gain de temps considérable. On peut aussi imaginer que la voiture relaie et soulage le conducteur dans des situations fatigantes et sans intérêt, comme la conduite dans un embouteillage, les longs parcours sur route dégagée ou encore les manœuvres urbaines comme le stationnement. A plus long terme, il suffira d’une flotte limitée de voitures sans conducteur, roulant en permanence, pour assurer un service personnalisé à domicile. Les perspectives sont séduisantes et emballent le milieu automobile même si des voix prudentes, comme celle du responsable de la recherche de BMW, expliquent que la technologie est loin d’être en mesure de résoudre sans risque tous les problèmes de la conduite.

Une voiture autonome n’est qu’un robot aveugle et ignorant auquel on chercher à donner une intelligence contextuelle pour sentir, planifier et agir. Il faut donc apprendre à ces robots à prendre des décisions saines dans un contexte varié où les risques potentiels sont très différents. Une autoroute du Nevada n’est pas une petite route enneigée de l’Ardèche ni la place de l’Etoile. Comme il est impossible de modéliser a priori la diversité de situations possibles, on éduque les logiciels en leur faisant absorber le plus grand nombre possible de données et de règles de conduite. Le travail du conducteur est dans les voitures modernes assisté par de multiples copilotes prévenants. Or il faut infuser dans les ordinateurs de bord l’expertise du conducteur. C’est le pari de l’intelligence artificielle qui va permettre aux véhicules d’apprendre la complexité de la conduite par l’expérience. Ceci prendra donc des années et l’apparition de la voiture autonome sera graduelle, limitée à certains sites et cas d’usage.

Dans l’état actuel des connaissances, il n’est pas envisageable d’en imaginer un développement de masse avant au moins une décennie. Mais les véhicules commercialisés dans les prochaines années bénéficieront des retombées de ces recherches, apportant au conducteur une assistance à la conduite de plus en plus riche. Les constructeurs travaillent, pragmatiquement, sur un éventail de solutions qui vont instiller au sein du véhicule un nombre croissant d'outils de conduite assistée qui vont faire évoluer le confort et la sécurité d'utilisation des véhicules par les humains avant d'en confier, dans certains cas, la responsabilité à des outils automatique. On va passer du niveau 3 au niveau 5 par touches successives et la modernisation du parc automobile va permettre cette familiarisation.

Une réglementation complexe à faire évoluer

Mais le problème n’est pas que technique, il touche la responsabilité et donc la réglementation. Un changement majeur dans la réglementation mondiale Il est important de citer quelques extraits du texte de l’article 8 de la convention de Vienne.

1. Tout véhicule en mouvement ou tout ensemble de véhicules en mouvement doit avoir un conducteur.

3. Tout conducteur doit posséder les qualités physiques et psychiques nécessaires et être en état physique et mental de conduire.

4. Tout conducteur de véhicule à moteur doit avoir les connaissances et l'habileté nécessaires à la conduite du véhicule ; cette disposition ne fait pas obstacle, toutefois, à l'apprentissage de la conduite selon la législation nationale.

5.2 Tout conducteur doit constamment avoir le contrôle de son véhicule …/….

5bis. Les systèmes embarqués ayant une incidence sur la conduite du véhicule sont réputés conformes au par. 5 du présent article et au premier paragraphe de l'art. 13 s'ils sont conformes aux prescriptions en matière de construction, de montage et d'utilisation énoncées dans les instruments juridiques internationaux relatifs aux véhicules à roues et aux équipements et pièces susceptibles d'être montés et/ou utilisés sur un véhicule à roues.

6. Les systèmes embarqués ayant une incidence sur la conduite d'un véhicule qui ne sont pas conformes aux prescriptions en matière de construction, de montage et d'utilisation susmentionnées sont réputés conformes .../...pour autant qu'ils puissent être neutralisés ou désactivés par  le conducteur.

7. Le conducteur d'un véhicule doit éviter toute activité autre que la conduite. La législation nationale devrait prescrire des règles sur l'utilisation des téléphones par les conducteurs de véhicules. En tout cas, la législation doit interdire l'utilisation par le conducteur d'un véhicule à moteur ou d'un cyclomoteur d'un téléphone tenu à la main lorsque le véhicule est en mouvement

Cette énumération contraignante éclaire le champ de la rupture qu’implique la mise sur le marché de véhicules autonomes. Il faut en effet détricoter cette réglementation qui supporte des textes d’application partout dans le monde. Le marché de l’automobile étant international, il faut pour vendre ces voitures, qu’elles puissent être utilisées partout. Plus encore, l’annexe 5 de la convention de 1968 définit les prescriptions techniques détaillées auxquelles doivent satisfaire les véhicules pour obtenir leur immatriculation.

C’est aussi un élément majeur de définition de la responsabilité, les autorités devant s’assurer que les règles nouvelles de conformité seront respectées par les constructeurs. C’est pourquoi ne circulent aujourd’hui dans le monde que des véhicules autonomes supervisés par des conducteurs humains, les États ayant délivré des autorisations provisoires de circulation. Il n’y a donc pas de « vraie » voiture autonome sur route ouverte. Toutefois des véhicules autonomes peuvent circuler sur des sites protégés, à petite vitesse, comme la navette Navya sur le site de la Défense ou à Lyon. La législation française -loi Badinter de 1985- prévoit l’indemnisation de la victime d’un accident impliquant un véhicule motorisé par l’assurance de ce véhicule. Mais se pose alors la question de la responsabilité : est-ce une défaillance du véhicule, du propriétaire, de l’occupant ? Or en droit actuel les machines ne peuvent être tenues pour responsables. Ce vide juridique implique de nombreux travaux regroupant juristes, compagnies d’assurance et autorités de réglementation et de certification.

La voiture autonome objet de toutes les attentions

Quelles sont les motivations qui explique cet engouement du gouvernement et de certains politiques et acteurs économiques pour la voiture autonome ? La rationalité de cette démarche n’est pas, a priori, évidente : la technique n’est pas au point, le coût inconnu, la demande ignorée et donc le modèle économique aléatoire. Mais l’automobile est le plus sophistiqué des marchés de masse. C’est une industrie capable de produire cent millions de véhicules par an qui génère un chiffre d’affaires et des dépenses récurrentes considérables. Ignorer que cette industrie puisse connaitre une révolution majeure sans en faire partie serait, pour les constructeurs comme pour les grands pays qui les abritent, suicidaire.

La motivation est bien d’abord d’embarquer dans une aventure humaine qui touche la vie au quotidien et a donc des conséquences environnementales, économiques et sociales considérables. C’est un changement majeur du modèle de mobilité qui ferait clairement de la voiture un composant d’un système collectif de transport. C’est de plus une transformation radicale du modèle d’affaires de l’industrie automobile qui passerait de la possession à l’usage, les voitures autonomes ayant vocation à être partagées car leurs capacités leur permettraient de circuler constamment.

C’est enfin un pari technique qui embarque constructeurs et les équipementiers de l’industrie automobile, mais aussi tous les acteurs de la filière numérique et de la recherche puisque le défi porte plus sur les logiciels que sur la technique automobile. Il est estimé qu’un véhicule autonome exploitera 4000 Gbits de données par jour, entre les caméras, radars, sonars, lidars, GPS dont il sera équipé.

Confier sa vie à des automates et des algorithmes impose le zéro défaut, donc une validation du code informatique et des modèles de décision comme la protection des données personnelles et la robustesse contre les cyberattaques. C’est la condition majeure de l’acceptabilité du véhicule autonome qui est la base de la démarche préconisée par Anne-Marie Idrac et qui implique du temps, de l’expérimentation et un travail coopératif entre tous les acteurs impliqués, dont l’État.


Osons l'Europe !

UE en 2018
 
Que faire de l’Europe ? Cette question qui a beaucoup occupé le champ politique pendant la campagne présidentielle de 2017 est retombée dans l’oubli avant de réémerger pour les élections de 2019. De fait, et c'est symptomatique, on ne parle d’Europe que dans des situations de tensions sans se donner la peine de comprendre la réalité du fonctionnement des institutions européennes et leur apport face aux périls techniques et économiques qui menaçent la prospérité de nos vieux pays... Le paysage européen est malmené. Au lendemain des élections allemandes et italiennes, en plein Brexit, difficile, avec des pays d'Europe centrale qui après avoir bénéficié de l'aubaine vivent très mal un ancrage démocratique dans cette vaste zone ouverte au monde, le sentiment de vivre une régression de l'idée européenne et un repli identitaire ne peut être que vif tant les signaux sont au rouge. Beaucoup toutefois s'en réjouissent. Il faut comprendre cette allergie à un fait européen souvent incompréhensible, des institutions complexes et illisibles, un libéralisme qui a fait office de doctrine obstinée pour pousser, seuls au monde, la logique de la concurrence pure et non faussée qui a coupé la tête des champions industriels européens.
 
C’est dire que le livre de Christian Saint-Etienne “Osons l’Europe des nations” doit étre abordé avec la même rigueur d’analyse que celle que l’auteur déploie depuis des années pour expliquer les enjeux enropéens pour nos économie. Il faut tourner la page des poncifs sur l’Europe. L’aimer, ou ne pas l’aimer, sur un mode incantatoire, n’est plus la question. Face à la Chine et à l’Asie, et aux États-Unis, l’Europe à 27 États est devenue simplement inopérante car elle n’a pas été conçue pour le monde actuel mais pour celui du début des années cinquante... Or tout a changé. La Chine s’est éveillée, autour d’elle 3,5 milliards d’habitants sont avides de pouvoir d’achat et de qualité de vie et ont compris que cela ne se décrétait pas, mais ne pouvait être que le résultat d’une conquête scientifique et technique. Les États-Unis qui ne craignent plus le bloc soviétique ne se passionnent pas pour l’Europe qui doit compter sur ses propres forces. La Russie renoue sans complexe avec la volonté de puissance qui fut celle de l'URSS. L'Europe, sans projet, sans gouvernement stratégique ni économique, ne peut que regarder le monde nouveau se faire sans elle. Sa population ne représente que 444 millions d'habitants, sans la Grande-Bretagne et fatalement son poids économique se réduit dans le monde. 
 
Que faire ?
 
Profitons du départ suicidaire de la Grande-Bretagne pour lever toutes les ambiguïtés de ce modèle bizarre d’une relation entre États souverains arbitrée par une commission technocratique. Or précisément c’est là où le livre de Christian aborde frontalement le sujet de l’impuissance européenne, c’est que l’Europe de l’Union européenne a été fabriquée pour ne pas être une puissance, mais un marché ouvert à tous les vents. Ce n’est pas simplement de la candeur, c’est le résultat de l’histoire de notre allégeance à la Pax Americana. Changer cela avec les traités actuels est impossible. Il faut donc inventer une Europe de puissance, fédérale, musclée autour d’un appareil militaro-industriel fort tirant la nouvelle étape de la transformation numérique qui va rebattre les cartes géostratégiques du XXIe siècle. En effet, le coeur de l'avenir de l'Europe est de retrouver une place dans l'iconomie, ce monde fluide de l'intelligence collective qu'ont su préempter les grandes firmes technologiques américaines, le fameux GAFAM, et que les Chinois ont imité pour tenter, avec talent, de les dépasser avec le BATX ( Baidu, Alibaba, Tencent, Xiami) .
 
La thèse de Christian Saint-Etienne est convaincante, le processus de construction fort bien étudié, la documentation et le raisonnement économique rigoureusement déployés.
 
Bien sûr les thèses de Christian Saint-Etienne pourraient être un excellent thème de campagne électorale 2019. 
 
En effet, les élections de 2019 ne doivent pas se jouer sur l'échiquier politique français mais en fonction seulement d'une vision de ce que doit devenir l'Europe comme puissance stratégique dans un monde en recomposition. Il y a un immense travail en amont car personne ne comprend vraiment comment marche l'Union européenne et à qui elle sert. On va nous ressortir les vieux arguments souverainistes auxquels il faudra répondre par un projet sérieux et non pas des incantations européistes vides de sens . La Grande-Bretagne a depuis le XVIIIe siècle une politique européenne constante et simple : faire en sorte que jamais aucune puissance continentale ne vienne faire ombrage aux intérêts britanniques. Ayant sciemment torpillé l'Europe politique de l'intérieur, l'objectif des dirigeants britanniques est de conserver l'avantage commercial en jouant une carte politique autonome par des traités bilatéraux et en lançant une vaste politique de dumping social et fiscal. Une Europe à 27, sans colonne vertébrale solide, ne fera rien pour empêcher cela. Seule une Europe fédérale, resserrée et unie autour de principes forts comme une convergence monétaire, fiscale et sociale est de nature à représenter un pôle compétitif pour relever les défis du XXIe siècle. Le départ de la Grande-Bretagne est une opportunité pour repenser l'Europe non pas en fonction des années cinquante où elle est née mais en fonction des intérêts du XXIe siècle qui n'a plus rien à voir. A Emmanuel Macron en bon stratège de prendre cette initiative
 
Cselivre
 
Lire ce livre brillant ne peut être que salutaire à la consistance d’un débat qui ne peut plus être théorique ou sentimental, mais doit poser la question existentielle de l’avenir du modèle socio-technique européen.Osons l’Europe fédérale autour d’un noyau dur volontaire, harmonisé socialement et fiscalement sur la base de minima consentis, et doté d’un budget fédéral !

CES, amplificateur de la révolution numérique

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La transformation numérique est la plus récente étape de la révolution cognitive de l’homme. Elle diffère des étapes précédentes par son caractère à la fois global et rapide. Elle concerne la planète toute entière, et se développe de façon exponentielle depuis la démocratisation de l’internet avec le web en 1995. Jamais dans son histoire l’humanité n’avait accumulé autant de potentiel technique et d’information pour transformer son environnement et ses connaissances. Et les progrès que nous avons accomplis en dix ans dans la maîtrise de chacun des composants techniques - processeurs, réseaux, logiciels - sont stupéfiants.

Le CES révèle la dualité de la révolution numérique. L’industrie informatique ne cesse de gagner en puissance et de se concentrer, quelques acteurs majeurs ayant la maîtrise de l’infrastructure technique qui constitue le socle indispensable de la performance. Simultanément, viennent se greffer sur ce socle une multitude de solutions, parfois marginales ou éphémères, issues de centaines de milliers d’entrepreneurs et d’innovateurs répartis sur toute la planète. De cette effervescence créative, brouillonne et spontanée, émergeront des pratiques et des usages qui contribueront à tisser les mailles d’un nouvel environnement socio-technique. Les formes de ce nouvel environnement émergent progressivement de ce double mouvement de transformation technique et de création d’opportunités. Elles sont encore floues, certaines pistes ne se concrétiseront pas comme nous l’avons vu pour la promesse avortée de la généralisation de l’image 3D ou de la transformation du système de production par la multiplication des imprimantes 3D. Elles prendront certainement des formes imprévisibles et une ampleur encore insoupçonnable. L’intérêt du CES est de nous plonger dans ce mouvement puissant de tectonique des plaques techniques et d’usages et de permettre sinon des prévisions fiables, tout au moins des analyses des vecteurs de force en présence.

La transformation continue des pratiques sociales

Chacun peut observer dans son environnement immédiat, au travail, dans la vie quotidienne, la transformation effective des pratiques courantes. Avec l’irruption du smartphone, on sait désormais, avec ce seul outil, prendre des décisions informées et contextuelles pour organiser son temps, ses itinéraires, l’usage des moyens de transport, ses relations personnelles et professionnelles. On sait choisir, comparer, acheter, payer. On peut améliorer sa forme physique, gérer la température de son domicile, surveiller ses enfants à distance, piloter sa consommation d’énergie. Et tout ceci sans délai, de n’importe quel point, à n’importe quelle heure.… Quand à chaque nouvelle version de smartphone, la presse boude en trouvant qu’il n’y a plus d’innovations, on a tout simplement oublié qu’avec cet outil, et son environnement technique de logiciels, de réseaux, de géolocalisation, de capteurs, tout a déjà profondément changé. Et si le marché ralentit, les chiffres font encore rêver avec environ 1,6 milliard de ventes en 2016.

L’innovation se porte massivement dans l’industrie qui a su rapidement apprendre à acclimater robots et capteurs, drones et imprimantes 3D, pour repenser les processus industriels dans un souci d’optimisation énergétique et de meilleure gestion des ressources naturelles. L’homme y trouve  sa place dans une coopération nouvelle homme/machines qui appelle de nouvelles compétences. La continuité numérique permet de gérer simultanément plusieurs niveaux d'implication personnelle et donc d'augmenter sa capacité d'interaction avec l'environnement. C'est certainement au prix d'effets secondaires, comme un risque de superficialité, une forme de distraction, ou encore de stress. Tout ceci commence à faire l'objet d'études scientifiques, mais force est de reconnaître que chacun d'entre nous a su apprendre à évoluer dans ce nouveau monde sans difficulté et sans douleur.

L’innovation, ce n’est plus une percée isolée d’un nouvel usage, d’un nouveau produit, c’est une avancée systémique qui englobe une multitude de nouvelles pratiques et de nouveaux services, tellement intégrés dans la vie sociale qu’ils sont immédiatement métabolisés.

Le CES de Las Vegas, dans les premiers jours de janvier chaque année, est avant tout un lieu d’observation de cette nouvelle réalité numérique, qu'il faut analyser à travers la visite des stands, écouter comme au spectacle lors des keynote et des conférences, humer lors des échanges entre participants. Plus exactement, il ne faudrait pas parler de "réalité numérique" mais d'"amplification numérique de la réalité". Car le numérique ne se substitue pas au monde réel, il y ajoute une couche de simplification et de mise en cohérence qui rend plus faciles les décisions les plus triviales comme les plus complexes. Mais nous vivons dans le réel. Notre rythme de vie est scandé par des activités réelles et notre rythme biologique. Jusqu‘alors, l’informatique était bien éloignée des considérations quotidiennes des terriens. Bien sûr, l’informatique est déjà présente depuis des décennies dans les grandes organisations, et imprime sa marque sur toutes les transactions. Mais c’est une action invisible souterraine, pilotée par d’autres. Ce n’est vraiment que depuis le début du web que l’on peut toucher chaque jour un objet informatique, produit et application, qui va nous aider à accomplir une tâche, à régler un problème, par nos propres moyens, sans investissement coûteux en ressources, en temps et en compétences.

L’ère numérique décrit cette situation nouvelle dans laquelle se multiplient les situations personnelles et professionnelles où l’utilisation d’un objet, généralement connecté au réseau internet, et doté de programmes quasiment gratuits et faciles à utiliser, va s’insérer dans notre vie pour nous aider de façon continue à accomplir des tâches. On observe depuis dix ans au CES l’amplification de ce phénomène dans trois directions:

  • le nombre d’objets connectés, couvrant un nombre croissant de cas d’usage, augmente
  • ces objets ne se contentent plus d’interagir de façon unitaire avec l’homme, mais coopèrent pour apporter un service qui recouvre plusieurs types d’interactions spécifiques
  • cette coopération laisse de plus en plus de place à l’utilisation des outils de l’intelligence artificielle pour affiner le service rendu de façon prédictive et contextuelle

Au-delà des fausses bonnes vraies idées qui foisonnent avec des start-up souvent éphémères, il y a plusieurs courants de fond qui, de fait, vont changer la manière dont nous vivons et dont la société est organisée. Robots, intelligence artificielle auto-apprenante ("machine learning"), traitements informatiques et stockages de données déportés dans des serveurs distants ("cloud"), déploiement de réseaux à bas coût pour les objets connectés, déploiement de la 5G à haut débit, tout ceci compose la couche technique qui permet d'inventer des services peu coûteux et facilement déployables. Les progrès fulgurants du matériel et du logiciel permettent de constituer aujourd'hui de nouvelles plateformes qui offrent un niveau de service aux intégrateurs que deviennent les constructeurs automobiles, les transporteurs, les institutions de santé, les opérateurs de voyage. Evidemment ce niveau de service élevé s'appuie sur la maîtrise fine d'une information personnalisée et géolocalisée, dont l'usage ouvre également des champs d'intrusion dans nos vies à un niveau jamais imaginé. Il y a donc un défi nouveau pour les législateurs : trouver le juste niveau d'équilibre entre les bénéfices fournis et le niveau de risque. Au CES, il y a encore beaucoup d'innovations et de transformations, parfois subtiles d’année en année, de l’écosystème mais aucune ne revêt de caractère spectaculaire. Désormais c'est la cohérence systémique qui va devenir révolutionnaire, tous les outils étant mis à profit simultanément pour délivrer un service efficient et utile. La technique doit servir l'homme, pour de grands projets comme pour la vie quotidienne. C'est moins spectaculaire mais plus profond. La question du sens de l’innovation technique, l’impact sur la transformation de l’emploi, le problème du traitement des données personnelles sont des sujets qui ont été abordés de façon directe pendant les conférences du CES 2017 avec une certaine gravité. La prise de conscience auprès des acteurs engagés dans cette révolution de son caractère anthropologique, avec des conséquences majeures sur la vie de hommes, est récente. C’est un fait important de ce CES 2017 qui replace l’innovation dans un contexte beaucoup plus large de l’intérêt de la technique pour les humains.

La France est désormais très présente

La France peut s'enorgueillir d'une forte présence au CES 2017 dans tous les secteurs. Le CES n’a longtemps été qu’une manifestation commerciale américaine. Depuis plusieurs années, les entreprises chinoises ont étendu leur présence passant du statut discret de fournisseurs de composants et d’assembleurs aux premières places désormais occupées par des entreprises de stature mondiale, comme Huawei ou Baidu, ou des acteurs majeurs en Chine mais encore faiblement implantés sur les grands marchés mondiaux comme Hisense ou Haier. Si l’influence japonaise s’étiole, avec la disparition de Sharp, les difficultés de Sony, Panasonic est encore largement présent notamment grâce à son partenariat avec Tesla dans les batteries. Les grands firmes coréennes LG et Samsung rivalisent en créativité pour faire de leurs stands au CES un brillant démonstrateur de leur savoir-faire dans tous les segments du marché.

Il faut se féliciter de la forte présence française en 2017. Car si les start-up sont actives, le tissu économique régional très présent, on peut rencontrer dans des stands plus grands et établis au cœur des grandes marques une première génération d'ETI qui ont fait leurs débuts au CES il y a quelques années, comme Netatmo, Sculpteo ou Withings, des éditeurs comme Dassault Systems, des services publics comme La Poste, des énergéticiens (EDF, Engie) des entreprises historiques comme Valeo, Air Liquide ou Somfy et Terraillon. Loin d'être une opération vitrine, la présence française au CES, il y a encore quelques années marginale, illustre un savoir-faire systémique qu'il faut valoriser et développer.

Plus que jamais il faut être tiré par ce futur entrepreneurial et innovant plutôt que poussé par un passé nostalgique. C’est la leçon pour la France d’un CES 2017 où la créativité est imprégnée de gravité face aux responsabilités des acteurs sociaux dans un monde qui se révèle avec ses multiples opportunités brillantes mais aussi fait émerger de nouvelles vulnérabilités..


Inventons la démocratie du XXIe siècle !

En ces temps d’élections imminentes dans deux des plus anciennes démocraties du monde, le doute, et c’est un euphémisme, s’installe dans l’opinion américaine comme française sur la bonne santé du système démocratique. Le spectacle offert par ces (mauvais) acteurs que sont devenus les politiciens professionnels fait encore recette même si les audiences initiales de ces shows déclinent rapidement quand la mauvaise foi et l’incompétence éclatent au grand jour. Certes, il y a encore un intérêt pour les joutes politiques. Mais il s’agit d’un show.  En effet les spectateurs sont très peu nombreux à modifier leur point de vue à l’issue de ces émissions où le culte de l’image impose des mises en scène millimétrées et aseptisées où les communicants attitrés cherchent à éviter toute spontanéité qui pourrait conduire à un dérapage.

Or la question clef des citoyens posée à leurs dirigeants en démocratie est bien claire : aidez-nous à comprendre ce monde et, surtout, à faire en sorte que le futur de nos enfants soit meilleur que notre vie actuelle.

La question est d’autant plus pressante que tous les indicateurs qui nous entourent annoncent une montée de périls. On est fondé de parler  de retour aux années trente avec la montée des tensions interétatiques et l’incapacité de l’ONU à assurer une sécurité internationale. A l’instabilité politique due aux chocs potentiels entre blocs, s’ajoute les risques de déstabilisations climatiques ayant des conséquences sur les mouvements de population, déjà redoutés et ingérables. On peut rajouter à cette liste de périls les transformations structurelles résultant de la mondialisation et des évolutions démographiques :  la perte de revenus des salariés des pays développés et l’effondrement de la classe moyenne, les angoisses face à l’omni-contrôle des données, la non-maîtrise des pandémies, aux conséquences inconnues des OGM, l’instabilité terroriste…

Face à ces défis systémiques, le discours politique peine à produire du sens. Il n’y a aucun lien démontrable entre les propositions émises et les causes identifiées. L’analyse du passé, même si elle est souvent superficielle et émotionnelle, ne donne pas confiance dans la capacité des candidats au pouvoir à trouver des réponses crédibles aux multiples problèmes à résoudre. La tâche est d’autant plus rude que nous sommes dans un monde ouvert qui ne connait plus ni croissance, ni inflation, ni contrôle des changes qui furent d’utiles variables d’ajustement qui ont bien aidé les gouvernants antérieurs.  Si les faits sont têtus, l’aventure de la parole est alors bien tentante. La pensée magique fait facilement des ravages et permet de trouver, sinon des solutions, au moins des coupables commodes. L’histoire nous enseigne que la stigmatisation de présumés coupables conduit rarement à des solutions heureuses. Et que dans le despotisme éclairé auquel beaucoup aspirent tacitement par résignation, lassés des contre-performances de la démocratie et des promesses de la classe politique, on trouve rarement l’éclairage, mais toujours le despotisme.

La règle du jeu démocratique est ancienne et longtemps reconnue comme un modèle. Choisir ses représentants pour gérer les affaires publiques s’est révélé sur le long terme plus efficace que la démocratie directe, lente et complexe. C’est aussi le système le plus désiré. Tous les pays qui en sont privés se battent pour y accéder.  Et l’on s’empresse de retrouver la démocratie avec délectation lorsque le totalitarisme, qui fait son lit dans les défauts et les lâchetés de la démocratie, finit à son tour par démontrer son incapacité à résoudre les problèmes. Le système représentatif est certainement le moins mauvais des systèmes mais il est désormais débordé par ses ailes qui le remettent en cause de façon percutante. Qu’un candidat à la présidentielle dans une des plus anciennes démocraties du monde en arrive à proclamer que s’il perd il se peut qu’il ne reconnaisse pas le résultat, dont il annonce par avance qu’il sera truqué, et qu’il s’il gagne il jettera en prison sa rivale est totalement surréaliste et traduit à quel point notre système démocratique est malade. Une des forces de la démocratie est bien précisément la loyauté du débat et le respect mutuel des protagonistes.

Il faut sauver la démocratie. Car rien ne peut faire mieux. Les solutions ne sont pas simples car la démocratie, comme l’hydrogène aux vertus multiples, n’existe pas à l’état naturel. Il faut la fabriquer, et cela demande du soin et de l’énergie.

Deux voies s’affrontent pour proposer une méthode de résolution de problèmes.

L’aile de la modernité – libérale et progressiste pour utiliser un vocabulaire lui aussi usé - a trouvé dans le web et les réseaux sociaux le cadre d’expression pour la porter. Ce fut le cas lors de l’élection d’Obama, puis de la campagne de Sanders, c’est actuellement là où se trouvent l’inspiration d’Emmanuel Macron ou de NKM, voire même de Mélenchon. Mais ce n’est pas parce qu’on utilise les vecteurs contemporains qu’on véhicule les contenus les plus pertinents. La démocratie du web prône une parole libre et décontractée, qui s’écarte des cadres anciens, qui parle à une société fluide, mondialisée. Adepte de technique, ouverte aux courants les plus divers en matière de consommation, de pensée, de mœurs, confiante dans les bienfaits de la science, et des GAFA, cette modernité du XXIe siècle considère que l’élection n’est pas le point de passage obligé pour faire avancer les idées. Elle a une vision méfiante de la classe politique, masculine, voire machiste, conventionnelle dans ses diagnostics et dans ses thérapies. Elle croit en l’action et c’est pour cela qu’elle a trouvé dans la population des jeunes entrepreneurs un terreau fécond.

L’aile conservatrice se méfie de la démocratie, qui pour ses tenants est forcément influencée par les médias à la solde du clan des modernes.  Elle a développé une branche à succès, le populisme, qui renvoie au « peuple », le « vrai » le soin de faire triompher la sagesse populaire. Comme la réalité est complexe et ne permet pas des solutions simples, on puise dans le passé des recettes sommaires auxquelles on prête une redoutable efficacité au mépris du droit et du simple réalisme. Emprisonner préventivement toute personne suspecte de pouvoir commettre un crime est une solution élégante. Qui pourrait être étendue, par exemple, aux accidents de la route qui font beaucoup plus de morts que le terrorisme. Il suffit d’analyser les conditions d’accidents mortels pour isoler les chauffards potentiels, classés « C », et les priver préventivement de permis de conduire, de voiture et même de liberté de circuler. On pourrait aussi y penser pour les violences conjugales. « Minority Report » n’était qu’une vue d’artiste que les hommes politiques ont très envie de construire avec des murs, des frontières, des contrôles, des caméras vidéos, des analyses croisées de données, des policiers omniprésents. Les théories complotistes se nourrissent de ces discours. On sait où seraient les solutions, mais « on » ne veut pas les mettre en œuvre… Au nom de quoi, pour protéger qui ? Instiller un doute permanent sur l’incapacité délibérée des dirigeants à résoudre les problèmes pour favoriser les pouvoirs en place est devenu une arme banale de destruction sournoise de la confiance envers l’action publique.

Entre la modernité joyeuse, qui va régler tous les problèmes par la technique, et le populisme  anxiogène et rétrograde, l’électeur est bien en mal de comprendre tant les causes que les solutions.

Nous sommes là au cœur du problème existentiel de la démocratie. Confier à un personnel politique déboussolé, incapable de formuler une vision articulée du futur et de proposer des scénarios crédibles d’adaptation, est en soi anxiogène. Face à cette absence cruelle de vision, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France, l’absurde fait recette. La vérité scientifique est bafouée, le bruit de fond des petites phrases étouffe toute tentative durable et solide d’explication du monde.

Or la complexité ne justifie pas le refus de l’explication. Par bravade médiatique, les hommes politiques en arrivent à dire n’importe quoi sur n’importe quel sujet, encouragés en cela par les journalistes en quête de petites phrases sensationnelles au fracas médiatique sans lendemain. Là où le lent processus de construction d’une culture politique de masse avait éduqué l’opinion à travers le travail des partis, des syndicats, des associations, une presse d’opinion diversifiée, ce travail de terrain, a été sapé par les télévisions en continu, les couvertures de Paris Match et les tweets ravageurs. L’image, instantanée et volatile, efface toute velléité de construction rationnelle.

Le diagnostic de la situation de nos pays occidentaux est certes difficile à conduire pour isoler, dans un arbre des causes foisonnant, les réponses opérationnelles à ce qui angoisse les citoyens. Chacun constate l’inexorable montée des températures, la fonte des glaciers de montagne comme de ceux des pôles. La communauté scientifique est convaincue, à travers les travaux publiés et précis de milliers de chercheurs, qu’il y a une cause sérieuse dans ces déréglements, l’émission en excès de C02 qui contribue à réchauffer l’atmosphère terrestre. L’accord de Paris à la suite de la COP 21 est maintenant signé et un ancien président se permet de dire qu’il ne croit pas à la responsabilité de l’homme dans le réchauffement climatique. Quelle confiance accorder à ces responsables qui pour de sordides motifs court-termistes n’hésitent pas à compromettre la parole publique ?

Les exemples sont légion. Là où la vérité scientifique doit faire l’objet d’analyses trans-partisanes et de recherches de solutions consensuelles, les exigences de la lutte politique qui se confond avec l’ambition personnelle minent le discours rationnel. Il existe pourtant des véhicules politiques pour le faire, tant sur les sujets scientifiques que sur les domaines anthropologiques comme l’économie où les biais cognitifs abondent. Citons l‘Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques, le Conseil Economique Social et Environnemental, l’Académie des sciences, l’INSEE… Les Think Tanks privés, eux aussi, publient des documents techniquement aboutis et basés sur des références auditables. Au-delà du contrôle des faits (« fact checking », pour être compris en France), qui constitue une étape indispensable, il faut que le débat public soit alimenté par des études indépendantes reconnues et relayées par les medias.  Les débats publics télévisés, qui attirent une audience respectable, devraient laisser une part importante aux avis d’experts en contrepoint de l’exposé par les candidats de leurs propositions. Il est en effet indispensable d’avoir une vue précise des problèmes avant de s’écharper sur les solutions. Par exemple, sur un sujet aussi complexe que la durée du travail, que soient publiées des études indépendantes sur l’effet sur l’emploi du retour aux 39 heures dans un monde ouvert, numérisé, où 12% de la population travaille dans des usines. Il en est de même sur les effets de la hausse de la TVA ou de la suppression de l’ISF. Marqueurs idéologiques, dit-on, ou mesures utiles et documentées ?

Il faut donc promouvoir le débat, non pas avec le seul personnel politique qui défend sa propre cause, mais avec des experts reconnus pour donner une analyse documentée. S’entendre sur les problèmes est déjà un premier pas constructif. Il sera toujours temps ensuite de dérouler les scénarios de solutions pour identifier les plus crédibles. Il faut que la sphère publique s’approprie les solutions qui fonctionne bien dans le monde informatique. Que les idées deviennent « open source », et ne soient plus marquées des labels de certification d’origine largement démonétisés que sont gauche ou droite, souverainiste ou mondialiste, libéral ou socialiste, qui divisent sans expliquer. Que les scénarios de résolution de problème ne s’appellent plus réforme, mais recherche, et obéissent à la logique efficace du « essayer et apprendre » (« test and learn »). Que les projets publics ne mettent pas des années à se concrétiser mais répondent aux règles du développement rapide et des boucles de rétroaction courtes.

Il faut admettre que la démocratie représentative devenue un cirque médiatique peuplé de bateleurs dont on n’attend même plus les derniers tours de magie ne permet plus ni de poser les problèmes, par peur, mensonge ou dissimulation. Ni de mettre en œuvre des solutions. Cette incapacité est devenue anxiogène dans beaucoup de pays. Il faut donc décaper le discours convenu pour s’attaquer aux racines de la méfiance et créer les conditions d’un débat sur le fond et non pas sur des recettes magiques. Il faut pour cela expliquer sans relâche, débattre sur le fond et forger des convictions non pas sur des superstitions mais sur des analyses. Concluons en empruntant au dernier texte de Condorcet, qui date de 1794,  sa vision du rôle de l’éducation sur l’exercice de la liberté et de la démocratie. Il est trop simple de considérer que le « peuple » n’a pas les moyens de comprendre la complexité de l’économie. Il faut donc développer les connaissances, non biaisées, pour tous. Car il n’y a pas de liberté et de démocratie, donc de progrès, sans éducation.

« L’égalité d’instruction que l’on peut espérer d’atteindre, mais qui doit suffire, est celle qui exclut toute dépendance, ou forcée, ou volontaire. Nous montrerons, dans l’état actuel des connaissances humaines, les moyens faciles de parvenir à ce but, même pour ceux qui ne peuvent donner à l’étude qu’un petit nombre de leurs premières années, et, dans le reste de leur vie, quelques heures de loisir. Nous ferons voir que par un choix heureux, et des connaissances elles-mêmes, et des méthodes de les enseigner, on peut instruire la masse entière d’un peuple de tout ce que chaque homme a besoin de savoir pour l’économie domestique, pour l’administration de ses affaires, pour le libre développement de son industrie et de ses facultés ; pour connaître ses droits, les défendre et les exercer ; pour être instruit de ses devoirs, pour pouvoir les bien remplir ; pour juger ses actions et celles des autres, d’après ses propres lumières, et n’être étranger à aucun des sentiments élevés ou délicats qui honorent la nature humaine ; pour ne point dépendre aveuglément de ceux à qui il est obligé de confier le soin de ses affaires ou l’exercice de ses droits, pour être en état de les choisir et de les surveiller, pour n’être plus la dupe de ces erreurs populaires qui tourmentent la vie de craintes superstitieuses et d’espérances chimériques ; pour se défendre contre les préjugés avec les seules forces de sa raison ; enfin, pour échapper aux prestiges du charlatanisme, qui tendrait des pièges à sa fortune, à sa santé, à la liberté de ses opinions et de sa conscience, sous prétexte de l’enrichir, de le guérir et de le sauver. « 

Condorcet « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain »  

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