Paradoxes II : travailler plus pour gagner plus, ou moins, ou...
24 janvier 2012
Pourquoi travailler plus ? Pourquoi travailler moins ? L’économie est une science bizarre. On se bat comme des chiffonniers pour savoir où en Allemagne ou en France on travaille le plus. Pour conclure que ce sont les grecs qui travaillent le plus en Europe, ce qui ne les sauve pas pour autant…Ce sont des questions de base qui animent régulièrement le débat public, surtout en période électorale où il faut porter des coups à l’adversaire, et non pas comprendre. De fait, en 2007, dernière année avant la crise, selon l’INSEE la durée moyenne de travail annuelle des salariés - 1730 h pour les hommes, 1600 h pour les femmes - dépassait largement la durée légale de 1607 h. Les chiffres de 2011 sont différents, crise aidant.
Le travail est un phénomène complexe. Chaque situation individuelle se dilue dans une vision catégorielle . Il y a tant de situations tout au long de la vie. Etudiants prolongés, salariés et non salariés, travailleurs au forfait, comme les cadres et la maîtrise, qui dépassent largement les 35 h sans incitation financière spécifique, travailleurs à temps plein ou à temps partiel, par choix, ou contraint, chômeur actif ou résigné, retraité précoce, tardif, inactif ou hyperactif. C’est une question de statut professionnel -un travailleur indépendant n’aura pas le même profil de vie qu’un fonctionnaire -, de choix de vie et de sur-détermination sociale.
La pensée caricaturale conduit à stigmatiser ceux qui ne travaillent pas… Or depuis le début du XXe siècle, la durée moyenne, toutes catégories confondues, du travail effectif est passée de 200000 heures à 67000 heures. Nous vivons désormais grâce à l’allongement de la vie, et à l’amélioration de l’efficacité productive, deux vies complètes, une vie de travailleur et une vie de rentier. Comme on a gagné plusieurs centaines de milliers d’heures de vie en un siècle pour vivre 700000 heures, le travail ne représente plus que 12% de notre existence, contre 40% à la fin du XIXe siècle, mais nous passons 15% de notre vie devant un téléviseur et 30% à dormir*… Par rapport à nos grands-parents, nous sommes tous de grands fainéants, et en plus nous nous plaignons. Bien sûr les moyennes ne sont que des outils bien sommaires pour rendre compte de la réalité, de notre réalité individuelle qui seule compte. Mais quelle réalité ? Est-ce qu’un footballeur qui ne travaille que quelques heures par semaine sur l’année, ou un pilote d’Airbus A380, ou un président de la République, à la tâche 7 jours sur 7, doivent être jugés sur la durée de leur travail apparent ? La leçon quotidienne sur les jugements péremptoires que nous portons sur le travail… des autres incite à beaucoup de prudence et de modestie.
Le constat incontestable est que nous vivons beaucoup plus longtemps, et en bonne santé, et que nous avons besoin de beaucoup moins travailler pour vivre longtemps et en bonne santé. Il faut que les grincheux s’habituent à cette réalité troublante. Le travail ne devient plus qu’un cas très particulier de notre passage sur terre. Il va même plonger au dessous de 10% du temps de vie dans un futur immédiat. Bonne nouvelle, bien sûr ! Mais aussi défi majeur pour une société qui avait construit tous ses mécanismes de transfert sociaux sur… le travail !
La raison de ce trouble est simple : l’économie se situe au carrefour de multiples disciplines dont les analyses sont souvent contradictoires. L’économie vise à analyser le comportement humain dans les choix qui président à la couverture des besoins « domestiques », économie venant de oixos, la maison. Et l’économie est indissociable du système socio-technique qui la soutient. Or depuis la révolution industrielle le travail n’est pas le seul facteur de nos progrès. Il n’y a pas de relation évidente entre le volume de travail (« plus » de travail), le niveau de production et la rémunération. Il est curieux de constater que deux positions idéologiquement opposées dans le spectre politique français renvoient à une même analyse archaïque de la place du travail dans une économie moderne. « Travailler plus pour gagner plus » ou mieux répartir le travail existant en diminuant la durée hebdomadaire du travail, les "35 heures", sont deux interprétations identiques d’une même vision : le travail est un stock. Or il n’en rien, et depuis longtemps.
Le travail a d’abord été utilisé pour apporter une réponse urgente aux besoins des couches basses de la pyramide de Maslow… survivre ! Se nourrir, se protéger des intempéries, du chaud et du froid, assurer la pérennité de l’espèce ont fourni pendant des millénaires le cadre naturel et obligé des échanges économiques. Il a fallu que la découverte des machines nous dotant d’une prothèse musculaire efficace ainsi que les progrès dans la compréhension de notre environnement naturel nous permettent de faire des gains significatifs dans la productivité du travail pour nous arracher à cette zone de survie précaire. Ce n’est pas la seule intensification du travail qui a permis à l’humanité de progresser, mais la science et la technique. En même temps, le déploiement de nouvelles techniques - on ne parlait heureusement pas de « technologie » dans ce passé récent – apportait à chaque étape son lot de destructions créatrices. L’exemple du métier à tisser de Jacquard est le premier d’une longue série. Quand on observe le travail d’un paysan qui récolte les foins en quelques heures, seul au volant de son tracteur climatisé, on se souvient d’un passé proche où cette tâche impliquait des dizaines de personnes, enfants et vieillards inclus…Aujourdh'ui on en fait une reconstitution ...
La mécanisation, puis l’automatisation et enfin l’informatisation ont cassé le lien linéaire entre le volume de travail et le volume de production. La croissance économique s’est construite par la réduction du volume de travail qui est le produit du nombre de travailleurs par la durée du travail pour une technique donnée. Et ce processus va continuer à opérer en touchant les métiers tertiaires encore peu transformés par le développement de la numérisation totale de toutes les activités.
L’automobile illustre clairement ce phénomène. Au début du XXe siècle les premières voitures automobiles étaient construites à l’unité à la main. C’étaient des produits artisanaux, extrêmement coûteux, réservés à une élite. Il a fallu Henry Ford pour comprendre que ce produit rencontrerait une demande forte si on en abaissait considérablement le prix de production, et pour cela il fallait casser le modèle de production unitaire pour passer à la grande série. Standardisation et mise en place de chaînes d’assemblage servies par des ouvriers exécutant des tâches simples et répétitives ont permis le décollage de cette industrie. C’est donc la rupture dans la conception qui a permis la croissance, non pas l’intensification du travail. Ce processus a progressé avec la robotisation qui a conduit à un accroissement de la qualité et à la réduction tant de la pénibilité du travail que du nombre de travailleurs. Le volume de travail direct engagé pour construire une voiture moderne est très faible. L’usine Renault de Flins est passée de 21000 salariés dans les années 70 à moins de 3000 aujourd’hui pour une production certes réduite de 50 %. Certes l’organisation du travail actuel implique que lorsqu’on désire accroître la production d’un modèle, il faut intensifier l’utilisation du capital, la chaîne d’assemblage, ce qui requiert l’apport d’une équipe supplémentaire.
Si un grand nombre d’emplois restent associés à un cycle de tâches élémentaires directement liés au temps qui leur est consacré – une coupe de cheveux, par exemple -, la plupart des emplois modernes dissocient temps de travail et production. C’est le cas de tous les emplois conceptuels - les manipulateurs de symboles - dont la production intellectuelle n’est pas fonction du temps qui lui est consacré. L’exemple parfait est celui du chercheur. Les professions de création ne permettent pas d’établir un lien prédictible entre le volume de travail, le résultat atteint et la rémunération qui en découle.
L’arrivée de l’informatique, puis du web sont venues à leur tour bouleverser les mécaniques du travail. Plus de travail ne permettra pas de faire plus de courriels pertinents, plus de tableaux excel utiles, plus de présentations powerpoint probantes. Les heures de bureau, entrecoupées des pauses cigarette et café, et d’interminables réunions, sont une série de sprints courts pour produire de l’information et l’envoyer telle une bouteille à la mer sur le réseau. Une idée peut naître n’importe où, n’importe quand, se propager instantanément et apporter des résultats clivants ou simplement rejoindre le cimetière des fausses bonnes idées… La dématérialisation du travail a de nouveau dissocié le lien entre temps de travail, production, efficience et rémunération.
Il reste que le travail sert à beaucoup plus de fonctions que produire… Le travail procure un statut social, des horaires, un lieu de travail, des collègues, un environnement de socialisation et… une rémunération. Il y a dissociation entre le travail, mesuré en heures, le produit final et la rémunération. La place dans l’organisation, la reconnaissance par les pairs, l’image et le leadership deviennent plus important que le seul travail fourni. L’autorité et le lien de subordination sont moins efficaces quand il s’agit d’agir sur la capacité de conception que lorsqu’il ne s’agit que de maîtriser une contribution « musculaire ».
Enfin, il y a de plus en plus de situations où la rémunération est obtenue sans travail – la retraite, le chômage, les études – mais par un mécanisme de solidarité basé sur une assiette qui ne peut plus être seulement le travail des autres. D’où la nécessité de repenser ce que signifie revenu de remplacement ou de solidarité tout au long de la vie. Se rencontre d’autres situations de rémunération sans « travail », le jeu ou la spéculation par exemple, qui peuvent néanmoins impliquer un certain talent…
Or comment remplacer ce mécanisme simple - travail = revenu - pour trouver tout au long de la vie des mécanismes de socialisation équitables, motivants et socialement utiles associés à un mode de rémunération politiquement acceptable? Au siècle des réseaux et du cerveau d’œuvre, alors que la dématérialisation multiplie à l’infini, idées, sons et images, il faut admettre que produire du sens devient aussi important que produire des biens. La décroissance qui tourne le dos à la science n'est pas la solution. L'intelligence collective en réseau peut réduire les dommages collétaraux d'une croissance des revenus plus respectueuse des équilibres naturels de long terme. Est-ce que le marché, qui demeure le moins mauvais des systèmes d'arbitrage, peut inventer les modèles de régulations jugés souhaitables ?
Utopie ? Certainement moins que l'idée d'atteindre couramment cent ans pouvait apparaître folle au XIXe siècle au temps de Karl Marx... Il faudrait d’abord reconnaître que toutes ces questions ne constituent pas un problème mais une formidable opportunité puisque, pour la première fois dans l’histoire, nous avons désormais le choix d’inventer et non pas de subir !
* Nouveau portrait de la France, de Jean Viard, Éd. de l’Aube, janvier 2012
Quel travail voulons-nous ?, coédition France-Inter avec les éditions Les Arènes, janvier 2012