Elections ou atomes ? Que déplacer au XXIe siècle ?
16 mars 2022
LIMITATION DES DÉPLACEMENTS
Zoom plus fort que les voitures électriques pour réduire les émissions de carbone ?
Le télétravail et les réunions Zoom ont transformé le fonctionnement des entreprises et limité les déplacements durant la crise sanitaire. Faut-il renoncer à améliorer au maximum les performances environnementales des voitures électriques ?
Atlantico :Un utilisateur de Twitter faisait remarquer récemment que les réunions Zoom étaient meilleures pour l'environnement que les voitures électriques. Si la remarque peut paraître futile de première abord, dans quelle mesure est-elle pertinente sur le fond ?Est-il raisonnable de vouloir améliorer sans fin et à grand prix les voitures électriques quand on peut éviter de se déplacer ? Cette analyse fait référence à la logique du Avoid-Shift-Improve. En mobilité, le déplacement le plus écologique est-il nécessairement celui qu'on ne fait pas ?
Jean-Pierre Corniou : Est-ce que les réunions Zoom sont meilleures pour l'environnement que les voitures électriques ? Face à l’extrême complexité et au coût de la décarbonation des transports, le déplacement le plus écologique est-il nécessairement celui qu'on ne fait pas ? Si la remarque peut paraître surprenante de première abord, dans quelle mesure est-elle pertinente sur le fond ? Elle renvoie à une question fondamentale que la crise de la COVID a posée crûment : pourquoi se déplace-t-on pour aller travailler ?
L’industrialisation du XXe siècle a scellé la mort du travail à la maison pour imposer le déplacement de chaque collaborateur vers des lieux de travail collectifs, magasins, bureaux, usines, entrepôts. On y trouve en effet les ressources pour produire et une organisation structurée fondée sur des normes et une discipline collective qui permet efficacité et qualité. Travail signifie donc déplacements quotidiens. Ce mode d’organisation du travail et de la ville a introduit une économie pendulaire facilitée par la multiplication des moyens de transport. Ces vastes mouvements quotidiens de personnes des lieux de vie, la plupart de temps périphériques, vers les lieux de concentration d’activité est un rituel que vivent toutes les villes de la planète et qui engendre, dans la douleur des « heures de pointe », encombrements, nuisances, pertes de temps et fatigue.
Améliorer les transports collectifs a été la première vague de solutions. Ce furent les tramways et les chemins de fer souterrains dont les villes se sont dotées à la fin de XIXe siècle. Puis la voiture individuelle, triomphante grâce à sa souplesse, a libéré les villes de leur carcan historique mais généré une paralysie et une pollution urbaines dont depuis vingt ans les élus tentent de guérir les villes en réduisant la place de la voiture en général et en éradiquant la place de la voiture thermique. Mais cette voie se révèle lente, complexe, se heurte à de multiples et bruyantes oppositions. De plus, malgré cette volonté des édiles, selon l’étude de l’INSEE de 2021 portant sur les 24,6 millions de personnes se déplaçant à moins de 150 km pour aller travailler, la voiture reste largement gagnante. Elle assure, en 2017, 74% des trajets domicile travail contre 16% en transports en commun et 8% en modes doux. 66% des actifs effectuent au moins 5 kilomètres pour se rendre au travail et 80% des trajets de plus de 5 km sont effectués en voiture. La voiture répond à des besoins concrets, comme les déplacements chaînés - déposer les enfants à l’école puis aller au travail – pour lesquels il n’y a pas d’alternative simple. La question n’est pas d’être autophile ou autophobe, mais de résoudre au mieux les problèmes de la vie quotidienne. Cette préférence pratique pour la voiture explique parfaitement l’extrême sensibilité au prix de l’essence.
Existe-t-il une autre voie ?
Réduire les déplacements apparaît séduisant en travaillant de chez soi : moins de stress, moins de gens sur les routes ou dans les transports au même moment, plus de flexibilité. Depuis les années soixante-dix avec les progrès des télécommunications, les entreprises avancées s’y essayent dans un mouvement prudent mais marginal, qui a commencé à être encadré et organisé depuis 2000. On estime qu’en 2015, 17% de la population européenne pratiquait le télétravail. La crise de la COVID a, en quelques semaines, immédiatement converti au télétravail des centaines de milliers d’entreprises et de collaborateurs hésitants, voire hostiles et fait gagner en quelques semaines des années de pratique du télétravail. Les utilisateurs de Zoom ont été multipliés par 20 en trois mois début 2020. Le confinement a été un choc violent, percutant habitudes, process, méthodes, effaçant le collectif au profit de l'individu. Il a fallu improviser et mettre au point de nouvelles méthodes de travail. Si les adaptations, poussées par la nécessité, ont été rapides et pragmatiques, elles ont fait apparaître une impréparation opérationnelle, technique et psychologique, de même que l'insuffisance de beaucoup d'outils. A l’euphorie des premiers moments où chacun avait le sentiment, en s’épargnant les longs déplacements quotidiens, de gagner du temps et du confort a succédé des moments difficiles de confrontation à son métier, ses compétences, son entreprise. Ce que la routine rendait acceptable, la lucide cohabitation avec soi-même a fait émerger des fractures.
La crise sanitaire a rappelé l’évidence de l’hétérogénéité du monde du travail. Les collaborateurs ont trois modes d'exercice majeurs dont les conditions opérationnelles ne permettent pas toutes le travail à distance :
- la production physique : ateliers, transports, restaurants, services de soins et santé…
- les fonctions dématérialisées : conception, pilotage, encadrement, marketing, contrôle
- les activités de contact relationnel : accueil, travail à domicile, magasins
Cette vague improvisée de passage au télétravail, faisant l’impasse sur le passage prudent par l’expérimentation, a fait basculer des millions de personnes dans un monde qu’elles n’avaient pas exploré, a fait apparaître autant de promesses nouvelles d‘un monde du travail plus choisi que de cauchemars de cohabitation domestique forcée. Le travail tertiaire se révèle complexe, entre impulsion, intuition, expertise, gestion de flux, contrôle... Il est faiblement modélisé. Mais il demande du recul, du soin… et du calme ! Le repli individuel a mis à mal la cohésion des équipes qui ne tenait que par le présentiel et "oublié" les collaborateurs les moins aguerris. Partager les mêmes bureaux est apparu comme un lien social et émotionnel indispensable, comme le temps de transport joue un rôle important de coupure entre l’univers personnel et professionnel.
Le télétravail a permis la poursuite d’activités en maintenant l’économie debout. Cette phase d’expérimentation subie ouvre le champ à de multiples études qui commencent à tirer les leçons de cette rupture. Tout a été passé au crible, de l’aménagement des lieux de résidence, peu compatibles avec le travail sur ordinateur de plusieurs personnes, de l’équipement des ménages en outils numériques mais aussi de la qualité du lieu de travail fixe, point de rencontres de tous les acteurs de l'entreprise, élément essentiel à la consolidation des équipes. La notion même de travail est interpellée. On se rend compte que les travailleurs de première ligne sont souvent les moins bien équipés en outils numériques alors qu’ils assurent le lien social vital.
A l'heure du télétravail, où les conditions individuelles sont souvent inadaptées, mais apportent une liberté attractive, ce point de convergences qu’est le lieu de travail collectif doit être vivant, efficient et inspirant, inciter au décloisonnement et au travail collaboratif comme à la réflexion et au ressourcement.
Le transport, quand bien même il se fasse en voiture électrique, aura-t-il quoi qu'il arrive un coût environnemental ?
Il n’y a pas de solution parfaite, nous sommes contraints par les lois de la physique ! Déplacer des atomes - les humains-, coûte plus cher que déplacer des électrons, l’information. La voiture individuelle est la pire des solutions énergétiques, même électrique. Il faut 1,5 tonne de véhicule pour transporter 80 kg d’humain, et au moment où le cerveau d’œuvre est plus sollicité que la main d’œuvre, le bilan énergétique se dégrade encore ! Il paraît évident à l’étude de cette immense étude de cas qu’offre la COVID que travailler à domicile est un facteur majeur d’amélioration de la qualité de vie en réduisant les transports tout en développant la qualité des relations. Nous avons tous observé qu’après les réglages initiaux, la maîtrise des outils de téléconférence a permis à toutes les organisations d’améliorer le taux de présence en réunion et l’efficacité de ces réunions, plus courtes, plus ciblées, plus décisionnelles.
On reproche aux outils numériques de consommer de l’électricité. En effet les flux vidéo sont gourmands en énergie, et cette consommation peut facilement être réduite en coupant la caméra au profit de l’audio. Mais bien évidemment cette consommation n’est pas comparable avec un trajet en avion ou en voiture individuelle pour plusieurs collaborateurs. Il y a encore un champ considérable d’amélioration de l’efficacité énergétique de la chaîne de traitement numérique, tant dans la conception des outils et logiciels que dans les bonnes pratiques.
Cela veut-il dire pour autant qu'il faut renoncer à améliorer au maximum les performances environnementales des voitures ?
Nous sommes entrés dans un monde hybride où nous mixerons, en fonction des activités, la présence physique et le travail en réseau numérique. Cette hybridation implique la recherche systématique de l’optimum collectif en émissions de CO2, mais aussi en efficience globale. Nous aurons besoin d’un habitat et de lieux de travail performants sur le plan qualitatif et énergétique, comme de moyens de transport efficients utilisés à bon escient. Nous aurons toujours besoin de voitures individuelles. La voiture électrique s’impose par toutes ses qualités de confort et d’absence d’émission au lieu d’usage, elle doit encore progresser dans la conception des batteries, l’autonomie et la vitesse de recharge.
La crise de la COVID a fait émerger brutalement des questions fondamentales dans l’organisation de notre société. Nous ne devons pas refermer hâtivement le dossier, mais au contraire continuer à travailler pour enrichir les usages et faire progresser la société avec pragmatisme et lucidité.