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Le futur de l'automobile

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Depuis 1886, avec la présentation publique du tricycle de Carl Benz, l’automobile a connu une croissance continue, interrompue à de rares moments par des évènements extérieurs. Mais, à l’issue de chaque crise, l’industrie automobile est parvenue à retrouver et dépasser sa dynamique antérieure. L’année 2020 marquera l’histoire par une récession automobile d’une ampleur sans précèdent. En ce début de décennie, comment l’industrie automobile mondiale évoluera-t-elle lorsque la planète aura surmonté le SARS-CoV-2?

 

Une industrie résiliente

L’industrie automobile est une industrie résiliente. Elle a toujours su s’adapter au contexte énergétique, industriel, réglementaire et faire évoluer son offre pour répondre aux attentes des clients. La plupart des grands constructeurs de la planète sont au moins octogénaires (VW, Toyota) sinon centenaires (GM, Daimler, BMW, Renault, Peugeot, Fiat…) et l’industrie a connu un constant processus de consolidation avec très peu de nouveaux entrants durables. L’automobile a initié une révolution mondiale de la mobilité individuelle qui a transformé les pratiques sociales, modifié les structures urbaines, imprégné les paysages et nourri une des industries majeures de la planète, le tourisme.

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Les critiques contre l’automobile n’ont jamais cessé depuis sa création. Considérée comme dangereuse, bruyante, polluante, envahissante, coûteuse, l’automobile n’est pas un objet anodin, sans conséquence environnementale ni sociale. D’autant plus que son succès en a fait un produit de consommation courante, accessible et désormais répandu sur toute la planète. Il y aurait environ 1,4 milliard d’automobiles et de véhicules utilitaires sur la planète et on continuait avant la crise à en produire plus de 90 millions par an. Mais l’automobile ce sont également 1,2 million de morts par an, et, selon les données de l’Agence internationale de l’énergie, 57% de la consommation totale de pétrole et 18% des émissions de CO2 en 2019.

Pourquoi ce succès ? La voiture est le produit de grande diffusion le plus coûteux qui répond le mieux aux deux objectifs fondamentaux de la consommation : joindre l’agréable à l’utile. L’industrie a su par une stratégie d’innovation technique constante rendre ses produits toujours plus performants, sûrs, efficients et moins polluants. N’importe quelle voiture à essence de 2021 a des performances infiniment supérieures, sur chacun de ces critères, aux meilleurs véhicules des années soixante-dix, sans remonter le temps… Par une compréhension sans cesse renouvelée des attentes de la clientèle, et un marketing efficace, l’industrie a su renouveler ses produits, les rendre désirables en jouant habilement sur les deux faces de l’automobile, le désir de posséder un bel objet statutaire, et la capacité à répondre aux besoins variés de mobilité. La polyvalence de l’automobile est la principale explication de son succès durable.

Mais aujourd’hui la question majeure n’est plus la capacité industrielle à concevoir et réaliser des véhicules performants, elle est dans le nombre. Le poison, c’est la dose. Entre l’automobile et ses bénéfices pour la société, et l’auto-immobile, synonyme de congestion routière et de pollution, il n’y a qu’une différence, le volume. Les constructeurs l’ont compris même si la nature de leur modèle d’affaires les a toujours conduit à arbitrer en faveur des volumes, qui font tourner les usines et assurent la rentabilité des capitaux engagés.

Quand on parle d’automobile, on aborde simultanément deux problématiques : l’évolution de l’objet industriel et l’usage que l’on en fait, c’est-à-dire la mobilité. Longtemps l’automobile a été le seul moyen pratique de gérer sa mobilité personnelle. L’usage et le produit se confondaient. Il faut maintenant être en mesure de dissocier les deux fonctions. L’avenir de l’automobile devrait être analysé sous l’angle essentiel de la question de la mobilité, dont les contraintes environnementales obligent à considérer qu’elle ne peut être que choisie, encadrée, frugale en énergie et en ressources.

Quand Renault annonce dans son plan stratégique Renaulution que son objectif n’est plus la course au volume, mais la création de valeur, ses dirigeants actent, lucidement, le fait qu’un constructeur ne devrait plus être jugé sur son rang mondial en volume produit, mais dans sa capacité à apporter une réponse convaincante aux enjeux de l’époque. Mais est-ce une décision forte ou un constat d’impuissance à être le premier constructeur mondial ? Car, en même temps, Toyota, avec 9,53 millions de voitures vendues (-11,3%), annonce avoir battu Volkswagen, crédité de 9,3 millions de véhicules (-15,2 %) en 2020 sur le seul critère des volumes. L’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi qui se targuait d’être le premier constructeur mondial en 2018 a lourdement subi la crise et perdu 24 % de ventes en 2020 avec 7,7 millions de véhicules. Le nouvel ensemble Stellantis justifie le rapprochement PSA/FCA par les volumes, qui permettraient, seuls, une rationalisation des plateformes et des synergies d’achats.

La valorisation boursière, avec son prisme, propose une autre approximation de cette évolution. Tesla, créée en 2003, avec 500 000 véhicules produits en 2020, est estimé valoir plus de 800 milliards $, soit plus de trois fois Toyota (233 milliards $) qui produit vingt fois plus. Les constructeurs historiques ironisent sur cette situation qu’ils jugent déraisonnable comme ils pensaient il y a dix ans que Tesla n’avait aucune chance de devenir un constructeur crédible.

Une industrie confrontée à une mutation rapide

Avec la crise financière de 2008, l’industrie automobile mondiale s’était retrouvée face à une crise de la demande qui l’a conduit, avec l’aide des États, à se restructurer dans la hâte. La crise de 2020 est plus complexe car elle touche à la fois l’offre, avec la fermeture des usines et des réseaux de vente qui ont paralysé les ventes comme le production, et la demande, confrontée à d’autre priorités. Mais cette crise touche une industrie qui avait déjà engagé au cours de la décennie 2010 une mutation majeure touchant ses caractéristiques fondamentales.

D’une part après 120 ans de domination sans nuance du pétrole comme source d’énergie, cette industrie de motoristes se trouve face à un défi considérable, se reconfigurer comme ensemblier de composants, moteurs électriques et batteries, qui ne sont pas dans son ADN. D’autre part, le développement des composants électroniques font du véhicule un réseau local en mouvement, connecté à son environnement et piloté par des capteurs multiples. Le logiciel est désormais au cœur de la performance du véhicule. Enfin, le modèle historique de distribution de l’industrie automobile - le véhicule en pleine propriété – est remis en cause par l’émergence de l’usage comme accès à la mobilité plutôt que la propriété. Cela prend des formes diverses - autopartage, co-voiturage, VTC - qui conduisent à partager l’usage d’un véhicule plutôt que d‘en avoir la jouissance exclusive.

Ces facteurs ébranlent l’industrie qui doit se repenser en sortant de ses pratiques habituelles.

L’industrie automobile n’a commencé à imaginer que l’électricité puisse devenir une alternative sérieuse au pétrole que depuis une décennie. Elle y est allée contrainte et forcée, tant par l’arrivée d’acteurs nouveaux qui ont compris que la conception d’un véhicule à moteur thermique était pleine d’obstacles et ont opté pour l’électrique, plus simple et plus facile à maîtriser. C’est le chemin choisi par Tesla et par les constructeurs chinois. Elle a été poussée par les législateurs qui, en imposant des normes d’émission de plus en plus draconiennes pour la moyenne des véhicules mis sur le marché, ont obligé les constructeurs à recourir à ses solutions d’électrification pour remplir ces objectifs. Cette électrification à marche forcée n’est pas en soi vertueuse quand elle conduit à augmenter sans cesse le poids et la taille des véhicules. La troisième génération de véhicules électrique, celle qui produira des véhicules légers, modulaires, mutualisables, qui ne seront pas conçus pour rouler à 250 km/h, n’est pas encore arrivée sur le marché même si les micro-cars chinoises, comme la Wuling Mini EV, vendue 3 600 €, les kei japonais ou la Renault Dacia Spring en propose quelques interprétations

Le développement de l’électronique embarquée, commencée avec l’implantation de l’ABS dès les années 70, a aussi complétement changé la conception du véhicule et l’équilibre entre le constructeur et ses fournisseurs spécialisés. Les composants et les logiciels jouent un rôle majeur sur l’efficacité du véhicule et son attractivité. Ils contribuent à la sécurité du véhicule comme assistants intelligents du conducteur, étape dans la longue et aléatoire marche de l’industrie vers le véhicule autonome. Ils en deviennent un maillon sensible comme la crise sanitaire l’a démontré ou la rareté actuelle des composants qui retarde la production de nombreux constructeurs.

Tout se passe comme si cette puissance industrie mécanique de voitures à pétrole, symbole emblématique du XXe siècle, était progressivement happée vers le monde de l’électronique et de l’électricité qui ne sont pas les siens. Nouveaux produits, nouveaux concurrents, nouvelles logiques d’usage, l’industrie séculaire est sommée de s’adapter ou de disparaitre par des concurrents qui viennent d’un monde différent. Le constructeur chinois BYD était d’abord un constructeur de batteries, Tesla vient de la Silicon Valley, les constructeurs chinois n’ont jamais été performants en motorisation thermique et on fait l’impasse pour sauter directement à l’électricité. Ali Baba ou Apple qui ont des ambitions dans l’automobile viennent du monde de l’informatique et de la distribution.

Ce choc considérable va créer une vague de riposte de cette vieille industrie automobile qui ne veut pas disparaître au profit de ces jeunes compétiteurs, arrogants et immatures. Elle a les moyens techniques et l’ambition comme Mary Barra, présidente de GM l’a démontré au CES 2021 en annoncant le lancement de 60 modèles électriques d’ici 2025, Volkswagen et son offensive électrique en Chine, Renault qui veut faire 20% de son chiffre d’affaires dans les services avec sa nouvelle branche Mobilize.

Les projets sont désormais là. Il reste le défi de l’exécution. Industrie de volumes, industrie systémique avec son écosystème de fournisseurs et sous-traitants, sa distribution encore conventionnelle, l’automobile est attachée à son appareil industriel, ses multiples usines anciennes et ses millions de collaborateurs qu’elle devra fait évoluer dans un monde bien différent. Les enjeux sont considérables. Mais c’est une part majeure du PIB et de l’emploi qui se joue aussi bien en Amérique du Nord, en Europe, au Japon, en Chine, ce qui ne laisse indifférents ni les États, ni les salariés, ni les clients. C’est pourquoi la complexité systémique que représente la mobilité, et l’automobile qui en est un vecteur essentiel, ne peut se réduire à des paramètres simples, techniques, industriels, énergétiques ou comportementaux.

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Démocratie et complotisme au temps des réseaux sociaux 

Ce texte a été publié par la Fondation pour l’innovation politique 

 

Par nature, les démocrates sont confiants dans la pertinence d’un système qui a réussi, à travers de multiples épreuves, à faire ses preuves depuis le début du XVIIIe siècle. Ils ont tort. Aujourd’hui, dans certains pays comme le nôtre, cette résilience de la démocratie est considérée comme un acquis de civilisation. Mais elle n’est ni universelle, ni reconnue par tous. Car depuis plusieurs années, partout dans les pays démocratiques, se lève un obscur désir de chaos.

Pour les démocrates, « l’ordre démocratique repose sur un principe d’inclusion des hommes dans une même organisation politique à vocation universelle : la société moderne doit être organisée par la raison commune à tous les êtres humains et sur la valeur de la liberté ; il est fondé sur le projet de les émanciper, de les sortir hors de l’“état de tutelle”, selon la belle formule de Kant1 ». Raison commune, liberté, émancipation, ces valeurs fondatrices issues des Lumières paraissent tellement naturelles. Elles s’incarnent dans des textes, des institutions, des pratiques sociales qui ont permis, depuis 1848, à l’Europe de s’affranchir, malgré des régressions, de tous les despotismes.

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Mais cet ordre démocratique ne s’est pas installé sans combats contre des forces adverses que l’on a pu croire vaincues. En effet, celles-ci cherchent à renaître de part et d’autre de l’Atlantique, à remettre en cause cet esprit de liberté qui touche toutes choses. Les formes de cette lutte contre les valeurs des Lumières sont nouvelles. Elles ont su capter la puissance des outils numériques, attendus avec confiance comme des outils de savoir et d’émancipation, pour les retourner au service d’un poison redoutable, le doute envers la société, ses institutions, ses valeurs, et même l’idée de progrès. Il s’agit, en s’attaquant frontalement à la démocratie parlementaire et au système représentatif, de toucher au plus profond de ses racines la civilisation de la liberté.

En 2017, dans la préface à une étude magistrale publiée par la Fondation pour l’innovation politique, Dominique Reynié écrivait : « La perspective d’un monde sans choix ruine les fondements de l’idée démocratique et offre peut- être comme option nouvelle la sortie de la démocratie parlementaire  » 2.  Il touchait juste. Aujourd’hui, le pouvoir en place dans un pays démocratique n’est plus confronté à un projet alternatif dans un débat loyal et construit dont l’issue se jouerait dans les urnes. Il fait face à un nuage d’opinions individuelles dont émergent, parfois, quelques voix plus fortes que les autres qui font un buzz éphémère qui les distingue dans le bruit de fond des médias et des réseaux sociaux. Le pouvoir en place est une cible quotidienne focalisant les sarcasmes, les violences verbales, les insultes et le mépris d’anonymes vengeurs.

Quelles que soient les décisions, elles soulèvent un flux de violences qui ne visent pas, comme dans le modèle de pouvoir alternatif que le système démocratique avait façonné depuis cent cinquante ans, à proposer une vision structurée de solutions différentes de celles appliquées par le pouvoir en place. Ce flot de critiques, inédit par sa virulence, est une remise en cause globale et sans nuance du pouvoir exécutif, de ses compétences, de ses choix de solution et de sa légitimité pour les mettre en œuvre.

Le déploiement de la force complotiste

Cette remise en cause radicale ne prétend pas s’appuyer sur un diagnostic différent, favorisant la construction d’autres solutions. Elle n’a pas d’autre but que le discrédit du pouvoir et des personnes qui en sont démocratiquement investies.

Mais il ne s’agit pas seulement de discréditer la démocratie de l’extérieur par des coups de boutoir quotidiens qui en détruisent les bases. Il s’agit aussi de détruire la démocratie de l’intérieur. Des groupes de gens, incarnés par des leaders providentiels, ont réussi à capter ce mouvement collectif pour le transformer en outil de pouvoir. Cette prise de pouvoir par les urnes, qui réussit en usant de tous les subterfuges pour ne pas s’engager sur un projet effectif, ouvre un espace de création politique baroque. Il s’agit, même pour ceux investis démocratiquement de l’autorité, de ne respecter aucune des règles conventionnelles de son exercice. Nombre de pays démocratiques succombent à cette tentation tant la simplification des analyses exploitée avec cynisme par des leaders opportunistes leur permet de s’emparer légalement du pouvoir pour ensuite en détricoter méthodiquement les fondements démocratiques. Pour parvenir à leurs fins, ils utilisent un ensemble d’arguments que l’on a pu rassembler sous l’appellation « populisme », mais qui à présent dépassent ce cadre encore trop formel pour s’appuyer sur les analyses les plus débridées du « complotisme ».

Ce qu’on rassemble sous l’appellation « complotisme » est en fait la mise en forme attractive d’une série d’analyses qui rendent l’explication de phénomènes complexes accessible à tous. L’objectif est d’apporter une explication facile à assimiler, pour fabriquer des convictions inattaquables. Peu importe le rationnel, l’essentiel est d’administrer une apparence convaincante de la cohérence. Les outils sont bien connus. Des faits, parfois véridiques, sont agrégés dans un ensemble de relations de causalité illusoire qui constitue un tout crédible que l’on ne peut attaquer. La grande force de cette construction machiavélique est de refuser tout débat qui ne pourrait être que la preuve de la justesse des principes formulés. On nous attaque est la preuve que nous avons raison, que nous avons touché juste en dévoilant les mécanismes du complot.

On observe deux formes complémentaires de complotisme :

– la première, le complotisme d’obstruction, fabrique un récit dont l’objectif unique est de faire de toute décision la démonstration de la soumission des équipes dirigeantes à des forces supérieures, occultes, animées d’intentions néfastes et cyniques pour parvenir à leurs fins obscures ;

– la seconde, le complotisme au pouvoir, vise à justifier ses difficultés, ses échecs à tenir les promesses par la mise en œuvre souterraine des forces rassemblées dans un concept commode, celui d’« État profond » (deep state).

Les médias, associés à cet « État profond » et aux cercles de « pouvoir occulte » internationaux comme le World Economic Forum, la Fondation Melinda et Bill Gates, les fondations de Georges Soros ou le cercle Bilderberg sont évidemment les cibles des flèches complotistes, qui les désignent comme à l’origine de cette volonté de domination du monde ou, tout au moins, comme les complices. Les complotistes ne se donnent même pas la peine de nommer leurs adversaires. Jouant sur la complicité avec leurs fans, il leur suffit de désigner des groupes de coupables – « les banquiers », « les actionnaires », « Big Pharma », « l’Europe » ... – en les présentant comme le véritable pouvoir. L’ennemi du peuple, ce sont bien ces « blocs élitaires » opaques et puissants qui prennent toutes les décisions du monde dans l’impunité la plus totale. Les gouvernements et les organisations internationales sont aux ordres de ces cénacles dont ils mettent en œuvre les décisions dans leurs pays, au mépris total de l’opposition légitime des peuples qui refusent d’être des « moutons ».

Aussi le raisonnement martelé avec constance par les complotistes est très simple : ne faites pas confiance aux élus car leurs élections sont truquées, ils sont en fait choisis par des processus faussement démocratiques pour accomplir les basses besognes des vrais dirigeants cachés. Ils sont donc illégitimes et vous devez résister à leurs décisions. À l’inverse, seuls certains dirigeants, comme Donal Trump ou Vladimir Poutine, ont le charisme et le pouvoir susceptibles de casser cette machine bien huilée, et il faut leur faire confiance aveuglément.

Une pratique de la déstabilisation comme objectif suprême

Cette mécanique n’a qu’un but : jeter un doute sur le processus démocratique et sur les institutions qui l’incarnent, gouvernement, parlement, justice et forces de l’ordre. Tour à tour, ces institutions font l’objet d’attaques frontales pour démontrer que leurs actions sont illégitimes et abusives. Au nom de la liberté, toute décision peut être taxée de « liberticide », terme qui connaît une popularité croissante tout autant que le mot « dictature » pour qualifier les régimes démocratiques qui exercent leurs responsabilités dans un sens qui ne convient pas à tous. Or le devoir de l’État est bien de garantir à chaque citoyen le libre exercice de ses droits. Il ne peut le faire qu’en faisant appliquer les lois avec les outils à sa disposition. Remettre en cause le pouvoir de faire appliquer la loi est bien rendre l’exercice de la démocratie impossible. Le travail de sape contre la loi, la justice et la police est une attaque frontale contre l’exercice de la liberté.

Le système démocratique est une construction complexe qui repose sur trois piliers, dépassant le seul champ de l’organisation des pouvoirs publics :

– la démocratie, c’est tout d’abord la liberté individuelle dans son exercice le plus large dans la vie politique, économique et sociale : liberté de penser, d’émettre des opinions, de se regrouper en partis politiques et associations pour les défendre, de manifester, liberté de se déplacer et de faire des choix de vie, professionnelle, relationnelle, sexuelle, sont autant de manifestations de ce principe fondamental de citoyenneté qui a marqué la fin des régimes absolutistes. La démocratie, c’est bien évidemment la liberté de choisir librement ses dirigeants et de pouvoir les révoquer par le suffrage ;

– la démocratie, c’est ensuite la liberté d’entreprendre, de produire des richesses et d’exercer l’activité professionnelle de son choix ; cette liberté économique est indissociable du principe de citoyenneté et le décret d’Allarde de 1791 qui, supprimant les corporations, donnait « à toute personne la liberté de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon » 

– la démocratie, enfin, s’exerce dans le champ de la connaissance et de la pensée ; c’est la liberté de comprendre le monde et de penser le futur. Elle est animée par l’idée de progrès qui appartient à l’être humain et donne libre cours à son désir d’analyser les interactions qui traversent le monde dans toutes ses composantes. Elle rejette les croyances surnaturelles, les superstitions pour s’appuyer sur la démarche scientifique. La science est ainsi le moteur de la transformation de la société depuis le XVIIIe siècle. Elle a fait reculer la sphère des croyances en établissant un corpus de règles prouvées qui ont permis à l’humain de résoudre, pour partie, les mystères de son origine et de son environnement. Ses frontières sont sans cesse révisées grâce à une méthodologie rigoureuse, la preuve, validée par le consensus des experts.

Remettre en cause chaque composant de ce système, c’est altérer la cohérence du système libéral et donc préparer l’avènement d’un système plus juste aux yeux de ses promoteurs, le système illibéral. De quoi s’agit-il ? Arguant de l’incapacité des systèmes démocratiques classiques de comprendre le peuple et de l’allégeance aveugle de leurs dirigeants aux pouvoirs occultes, il faut choisir des dirigeants capables de s’opposer au « système ». Le « système » désigne cette puissante alliance des médias, des dirigeants économiques et politiques et de l’état profond. Le pouvoir illibéral ne se contente pas de remettre en cause le principe de liberté de choix des dirigeants par des élections libres. Il s’attaque aux fondements mêmes de la démocratie c’est-à-dire aux libertés de jouir pleinement de sa différence en exprimant sans crainte des choix individuels qui ne sont pas conditionnés par d’autres facteurs que la mise en œuvre des droits fondamentaux. C’est pourquoi les régimes illibéraux feront de la diversité une de leurs cibles privilégiées. Refuser la diversité désigne les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur et justifie par avance toute action à leur encontre : Jair Bolsonaro attaque ainsi les homosexuels ; Marine Le Pen, les « étrangers » ; Donald Trump, les fake news medias ; Vladimir Poutine, la démocratie occidentale individualiste et libérale, et tout ce qui n’est pas russe...

L’identification à un leader est le propre des pouvoirs totalitaires. Derrière le complotisme, qui sape les bases d’une société lucide et responsable pour remplacer les faits par des croyances, comme avant les Lumières, se profile le retour aux formes bien connues de la dictature.

Il y a donc un risque majeur de laisser le complotisme gagner en influence. Bien que des critiques puissent être adressées à ce système, ceux qui professent que l’exercice de la démocratie n’est qu’un leurre préparent les esprits à accepter sa disparition, non seulement dans l’ordre politique, mais aussi dans notre vie quotidienne

  1. Dominique Schnapper, L’Esprit démocratique des lois, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2014, p. 11.
  2. Dominique Reynié (dir.), Où va la démocratie ? Une enquête de la Fondation pour l’innovation politique, Plon, 2017, p. 16.
     

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