L'automobile, victime ou bénéficiaire de la crise ?
01 juin 2020
La crise de volumes que connait l’automobile mondiale en 2020 n’a pas de causes intrinsèques. Elles sont exogènes. Par la faute d’un virus et des mesures volontaires pour l’éradiquer. Tout est parti de Wuhan, ville de l’automobile mais qui restera dans l’histoire « ville du Covid-19 ». Parce que ses clients, comme ses salariés, ne pouvaient sortir de chez eux et que les déplacements routiers étaient interdits ou ralentis, l’industrie automobile a été brutalement privée de clients comme de production au premier trimestre 2020. En Chine, d’abord, puis en Europe et aux États-Unis qui subissent, avec deux mois de décalage, un sort analogue.
C’est ainsi que, sans signe annonciateur, le premier semestre 2020 connait la pire crise mondiale jamais rencontrée par l’industrie automobile. Un tel niveau mondial d’effondrement aussi rapide de la production et des ventes n’avait jamais été connu en temps de paix. De plus cette crise, mondiale et multi-sectorielle, frappe une industrie déjà fragilisée, en proie à des difficultés structurelles dues aux contraintes environnementales comme aux évolutions du marché et qui avait dû déjà se restructurer en 2009. Convalescente, puis en reprise rapide depuis 2011, l’industrie était en cours de reconfiguration avec la dissolution progressive de son lien organique avec le pétrole en s’engageant, avec de plus en plus de fermeté, dans une stratégie d’électrification.
Mais de multiples forces étaient déjà à l'oeuvre pour déstabiliser les constructeurs qui doivent piloter une industrie peu réactive, tant ses installations industrielles, son plan produit, son marketing... et ses clients manquent de flexibilité... Il faut des années pour faire bouger les habitudes d'un écosystème qui n'aime pas l'imprévu et se contente d'innovations incrémentales et souvent marginales.
C’est donc un double défi que l’industrie automobile doit relever : sortir indemne d’un trou d’air économique sans précédent et gérer une reprise du marché dans un contexte où les clients, dont la solvabilité aura été durement atteinte, seront contraints de s’interroger sur leurs choix.
C’est l’ensemble de ces paramètres qu’il faut analyser. Or il subsiste, en ce début juin 2020, beaucoup d’incertitudes tant sur la durée de la pandémie que sur la capacité de la communauté internationale à faire face de façon coopérative aux problèmes de l’avenir de cette industrie socle. Dresser un état prévisionnel de l’industrie automobile mondiale en 2020 est, dans ce contexte exceptionnel, un exercice complexe.
Une crise unique
Les données
Si cette crise est mondiale, et se déroule de façon pratiquement synchrone, elle touche des industries nationales qui depuis 2009 ont engagé leur transformation à un rythme différent.
Aux Etats-Unis, il est évident que le parallèle avec la crise de 2009 doit être regardé avec attention. En 2007, le marché américain s’était élevé à 10,7 millions de véhicules ; en 2009, les ventes étaient tombées à 5,7 millions. Le mois de février 2009 avait connu un plongeon des ventes de 41,4% par rapport à 2008. Or les chiffres de ventes mensuels de mars 2020 montrent une chute analogue de 38,6%, soit 982 953 véhicules. Or les ventes mensuelles ne sont tombées au-dessous du million que 27 fois depuis 2000, soit un mois sur dix.
Si la chute est brutale, elle ne change pas la structure du marché. Ce sont les gros pick-up qui baissent le moins (-16%), marquant l’attachement indéfectible du public américain à ce type de véhicules. Cette tendance profite au leader du marché, Ford. Comme toujours sur le marché américain, la baisse des prix du pétrole (-0,3 $ par gallon à la pompe) en février et mars a immédiatement fait baisser les ventes de véhicules électriques. Mais ce seront les mois d’avril et de mai qui vont connaître les pertes de production les plus importantes avec la fermeture de la plupart des usines américaines. Or, ce sont les meilleurs mois de ventes automobile aux États-Unis. Aussi certains analystes prédisent un niveau de ventes en 2020 se situant entre 6 et 7 millions de véhicules.
En Europe, 1,1 million de salariés de l’automobile étaient touchés début avril par les réductions d’activité qui ont conduit à la perte de près de 1,5 millions de véhicules de janvier à mars, soit 10% de la production 2019. Les prévisions actuelles tablent sur une production annuelle de 11,7 millions de véhicules contre une moyenne annuelle stable de 14,2 millions de 2016 à 2019, soit une perte potentielle minimale de 17,6%. Le secteur emploie en Europe au total, dans ses différentes composantes, 13,8 millions de salariés et produit 18% de la production mondiale. Les exportations du secteur automobile ont représenté, en 2018, 138,4 milliards €. C’est dire que l’économie européenne est largement dépendante des performances du secteur automobile en emplois et créations de richesse.
En 2009, les baisses de production enregistrées sur l’année, pour l’ensemble des véhicules, avaient été de 13,8% en Allemagne, 20,3% en France, 17,6% en Italie et 33,9% en Grande-Bretagne.
En Chine, premier pays affecté par la crise dès janvier 2020, et premier producteur mondial d’automobile, la baisse de production par rapport à 2019 sur le premier trimestre a été de 48,7% pour les véhicules passagers et 28,7% pour les utilitaires. Il faut noter qu’après la chute de production en février de 81,7%, les chiffres de mars avec la reprise graduelle de l’activité industrielle, marquent un léger redressement de la production. 347 000 véhicules ont été produits en mars contre 285 000 en février. La vitesse de redressement de la production sera un indicateur précieux de la reprise du dynamisme de l’économie chinoise.
Pour rappeler le contexte de 2009, la Chine n’avait pas été touchée par la crise et avait produit alors 13,7 millions de véhicules personnels et commerciaux connaissant une croissance de 48,3%
Le Japon n’a pas connu d’effondrement en ce début 2020 avec une baisse du marché limitée à 10 %, 2019 ayant été une année moyenne avec une baisse de 2%, imputable, notamment, à l’instauration d’une nouvelle taxe de vente en octobre 2019.
Un contexte déjà difficile
L’année 2019 a connu pour la première fois une nouvelle baisse de ses ventes mondiales. Avec 91,1 millions de véhicules, dont 67,1 millions de voitures particulières, le marché a baissé de 5%. La baisse du marché chinois est en grande partie la source de cette baisse. Dans une économie industrielle qui a considérablement changé depuis 2009, la Chine représente désormais le tiers de la production mondiale, l’Europe le quart et les Etats-Unis 16%, autant que le Japon et la Corée (15%) . La transformation industrielle du monde automobile se jouera largement dans l’évolution respective de la Chine, de l’Europe, dont les industriels sont massivement présents en Chine, et des constructeurs japonais et coréens, les États-Unis ayant perdu leur leadership, seul GM pouvant apparaître grâce à la Chine comme un acteur majeur.
Les voies de sortie
L’automobile, depuis sa naissance dans les années 1890, a toujours démontré son extrême résilience en sortant par le haut des crises qui l’ont marquée : les deux guerres mondiales, la crise pétrolière de 1974, la crise financière de 2008. La crise sanitaire de 2020 est différente de toutes les précédentes. La construction automobile n’y est pas directement impliquée. Il y a peu de raisons théoriques pour que les fondamentaux de cette industrie, déjà engagée depuis plusieurs années dans un processus de transformation profonde de son modèle, ne changent. Toutefois la crise économique qui s’annonce va peser sur la solvabilité de la demande des entreprises comme des particuliers. Dans une telle situation, le report d’achat d’un véhicule est une décision naturelle. De plus, la reprise de la production tout au long de la chaîne logistique est complexe et prend du temps, d’autant plus que les mesures sanitaires que prennent les constructeurs ne permettent pas un retour rapide à un niveau de production nominal.
L’électrification de l’automobile
Par ailleurs, la crise vulnérabilise le marché des véhicules électriques dont le marché est en cours de décollage mais qui demeurent plus chers que leurs homologues thermiques au moment où le prix du pétrole est historiquement bas. Le marché de l’automobile est un marché fondé sur la confiance. Le climat de dépression économique ne peut que l’atteindre profondément et ralentir ses innovations, les industriels comme les clients ayant depuis des décennies démontré leur allergie au changement compte tenu du cycle de vie des véhicules.
Le grand pari électrique commençait à devenir crédible, la crise risque de le ralentir sauf si les États considèrent que l’injection de moyens financiers dans le soutien de l’industrie, qui sera inévitable compte tenu du poids économique et social du secteur, doit être fléché exclusivement sur les technologies du futur - électrification, batteries, hydrogène, électronique embarquée, autonomie - et non pas sur la filière fossile.
La vision de la Chine
La Chine est frappée dans sa trajectoire de croissance et de transformation qui pourrait compromettre la stratégie « Made in China 2025 » qui a placé l’automobile à nouvelle énergie (NEV) parmi les priorités. Aussi, les signaux donnés sans retard par les instances publiques se sont multipliés pour confirmer la pertinence de ces objectifs.
L’objectif du gouvernement reste d’intensifier le développement des véhicules à nouvelle énergie NEV (électriques, hybrides et plug-ins hybrides, hydrogène) en accélérant l’innovation sur toute la chaîne de valeur, de la batterie jusqu’à l’électronique embarquée. Même si, en Chine aussi, le contexte n’est pas des plus favorables aux NEV avec la baisse du prix du pétrole, le pouvoir est fermement attaché à ses objectifs d’électrification du parc. Il s’agit désormais de monter résolument en gamme et de substituer des marques chinoises fortes au seul objectif de production en Chine. L’ensemble de la filière est ainsi impliqué dans cette nouvelle phase de transformation technologique afin de constituer des pôles d’excellence et faire émerger ces marques chinoises de référence susceptibles de devenir des vecteurs d’exportation.
Les objectifs pour 2025 sont ainsi définis :
- Augmenter la part des ventes de véhicules NEV à 25% du marché, contre 5% en 2019
- Accroître le ratio des véhicules connectés intelligents à 30% des ventes
- Améliorer de façon significative la compétitivité des véhicules à énergie nouvelle
- Réaliser des ruptures majeures dans les technologies cœur, comme les batteries, les moteurs électriques, les systèmes d’information embarqués, la connectivité avec l’environnement (V2X : vehicle-to-everything)
- Commercialiser des véhicules autonomes et connectés dans des zones précises et pour des scénarios d’utilisation adaptés.
Le ministère de l’Industrie a confirmé à nouveau, le 7 avril, sa détermination à stabiliser et étendre l’achat de NEV pour réduire le coût des voitures électriques, améliorer leurs performances et renforcer les constructeurs en poursuivant la restructuration du marché des NEV, très désordonné.
Émissions de CO2
Engagés sous la poussée des pouvoirs publics dans une action de longue durée de réduction de toutes les émissions de leurs véhicules (CO2, NOx, particules), les constructeurs et la filière investissent, mondialement, sur tous les éléments du véhicule pour y parvenir. Mais cette action de long terme est régulièrement brusquée par les législateurs qui montent le niveau d’exigence alors que le cycle industriel n’est pas flexible. Les émissions moyennes en Europe pour les véhicules produits en 2018 étaient de 120,6 g CO2/km, bien éloignées de la norme 2020 de 95g CO2/km. Les constructeurs ont fait connaitre le défi que représente cet écart important entre la réalité du marché et la cible, les contraignant à un effort technique et industriel considérable d’autant plus que le respect de l’objectif est associé à des sanctions financières à l’impact considérable. Si des mesures d’atténuation de la mise en œuvre de ces règles sont déjà été prises, nul doute que les constructeurs se battront pour les différer au-delà de 2020 pour des raisons économiques. En revanche, l’opinion publique, qui a fait l’expérience de villes sans voitures, mesuré la valeur du silence et de la réduction des émissions, risque de pousser pour une accélération de la transformation de l’industrie. Les pouvoirs publics devront arbitrer entre ces tensions contradictoires.
L’Europe désunie
Si l’industrie automobile européenne dépend globalement des conditions économiques dans chaque pays de l’Union, elle connait une dissymétrie de puissance industrielle entre les constructeurs allemands, qui ont une emprise mondiale, et les constructeurs d’origine française encore massivement liés au contexte européen malgré leurs efforts de développement international. Ils restent en effet absents des États-Unis et marginaux en Chine. L’industrie allemande emploie en Allemagne directement 960 000 salariés contre 223 000 pour l’industrie française. Mais l’industrie automobile est aussi un contributeur direct considérable de l’emploi en Pologne (202 000 salariés), République Tchèque (177 000), Hongrie (170 000), Roumanie (185 000) , qui dépassent désormais l’Italie (162 000). FCA est devenue plus une entreprise italo-américaine qu’une entreprise mondiale et son alliance avec PSA ne réglera pas les insuffisances structurelles de leur faible présence mutuelle en Chine. Les autres constructeurs européens sont désormais sous leadership extra-européen.
L’industrie allemande se sent menacée par les atteintes à son modèle historique de puissants véhicules haut de gamme. Sans relâcher son travail de lobbying pour ralentir les politiques de réductions d’émissions ou d’abaissement des limites de vitesse, qui la menacent directement, elle s’engage dans un puissant programme de R&D. Le 11 avril 2020, l’association des constructeurs automobiles allemands (VDA) a annoncé accroître de 5% son programme de recherche porté à 44,6 milliards €, ce qui est de loin le premier programme mondial. Pour l’Allemagne, ces dépenses qui s’effectuent pour plus de la moitié sur son territoire (27,1 milliards €), et sont réalisées pour les deux-tiers par les constructeurs et un tiers par les équipementiers, constituent un levier industriel irremplaçable. Le choix pour l’électrification des gammes du groupe Volkswagen, inspiré notamment par son expérience du marché chinois, pourrait consolider la position européenne notamment dans les batteries avec la joint- venture avec Northvolt pour produire des batteries. La volonté du gouvernement français d'activer la transformation l'industrie automobile française par une marche forcée vers l'électromobilité avec une chaine de valeur complète, batteries, moteurs; électronique, assemblage implantée en France risque de se heurter à l'inertie des habitudes.
Les conditions de la reprise de la production
La reprise après un arrêt brutal est un exercice difficile. Il faut garantir la montée en puissance de toute la filière tout en sécurisant le personnel sur le plan sanitaire. Constructeurs et équipementiers y travaillent conjointement.
Des accords sont signés avec les organisations syndicales pour offrir des garanties de sécurité sanitaires et de maintien de rémunération au personnel avec des conditions d’emploi allégées. Jean-Dominique Sénard, président de Renault, s’engage, le 10 avril, à ce que les salariés du groupe ne souffrent pas de la crise et, tout en réduisant son salaire de 25%, bloque le versement des dividendes 2019. FCA a conclu le 9 avril un accord avec les syndicats italiens pour reprendre la production dans des conditions de sécurité optimale pour le personnel. Volkswagen s’est également entendu avec le syndicat IG Metall en prolongeant l’accord de rémunération en vigueur jusqu’à la fin 2020 et permettant de prendre des congés supplémentaires rémunérés.
Une nouvelle vague de fusions acquisitions ?
Les périodes de difficultés économiques sont toujours propices à la relance de projets dormants de fusions/acquisitions. 2019 a été une année intense sur ce plan car le rapprochement de FCA avec un autre constructeur, longtemps attendu, s’est conclu par la fusion PSA-FCA. L’Alliance Renault-Nissan-Mitusbishi, après avoir frémi, semble réalignée pour une nouvelle vague de rationalisations. Par ailleurs Toyota continue de rassembler les constructeurs japonais sous sa houlette avec Suzuki, dont il contrôle 5%, et Subaru, dont il vient d’acquérir 20% du capital. Ceci ne signifie nullement que de grands projets ne verront pas le jour autour de Ford, par exemple, ou Hyundai.
Mais c’est surtout en Chine que la situation risque d’évoluer puisque le nombre de constructeurs y est notoirement trop élevé, au grand dam du gouvernement central qui ne cesse d’affirmer sa volonté de restructurer l’industrie en faisant émerger de grands champions de taille internationale pour enfin pouvoir se frotter aux grands marchés mondiaux.
Les utilisateurs arbitreront comme d'habitude... Avec la crise sanitaire, la voiture reconnait un gain d'intérêt car beaucoup d'utilisateurs urbains craignent la promiscuité des transports en commun et se réfugient dans leur voiture individuelle, renonçant aussi au covoiturage... Ceci va à l'opposé des tendances antérieures mais répond à une adaptation probablement contextuelle... Il faut donc ausculter le marché avec encore plus de vigilance !
Sources : ACEA, OICA, CCFA, Marklines
Merci jean pierre pour cette analyse du marché et des tendances par continent. La bataille commerciale ne viendra t elle pas du véhicule « intelligent connecté « ? Et sur ce point, quelle est ton analyse de la compétitivité par continent ?
Rédigé par : Serge Yablonsky | 02 juin 2020 à 07:40
Merci pour cette analyse très complète, un plaisir à lire
Rédigé par : julien | 14 février 2021 à 11:22