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Science, démocratie et géopolitique : Covid-19, un décapant universel...

Six mois plus tard, nous ne sommes pas sortis de la pandémie. L'OMS, en cette fin de juin 2020, multiplie les mises en garde alors que les règles de sécurité, bien respectées depuis plusieurs mois,  cèdent devant les tentations de l'été et les signaux d'une amélioration fragile. Mais les faits sont brutaux. L'économie est à la peine partout dans le monde. L'Union européenne va perdre en 2020, au mieux, 25% de production de son industrie reine, l'automobile, avec son cortège de pertes de revenus et de faillites.  On estime la récession mondiale à 10% du PIB, soit près d'une décennie de retour en arrière. Covid-19 est venue ainsi sans prévenir bousculer tous les plans économiques, politiques, collectifs et individuels en bouleversant en quelques mois, sans prévenance ni ménagement, le paysage mondial. Nous avons beaucoup de difficultés à nous remettre de ce tsunami et nous vivons une expérience collective unique dont nous n'avons  pas  encore compris comment configurer les voies de sortie.

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Pour protéger l’humanité de ce virus, la plupart des gouvernements n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un sacrifice économique considérable en pratiquant une fermeture volontaire de leur économie, un lock-out sans équivalent. C’est toute l’économie mondiale qui a été ainsi paralysée, pendant plusieurs mois, dans un scénario sans précédent par son ampleur et sa brutalité. Mais « le monde d’avant » était déjà fracturé et c’est sur ces bases fragilisées que Covid-19 est venu apporter une couche nouvelle d’incertitudes et de tensions. Les projections vers « un monde d’après », purgé de ces incertitudes et de ces tensions, traduisent le souci habituel de l’humanité après un choc violent. « Le plus jamais ça » est une quête constante, un appel à la raison, au débat, à la lucidité.  Mais l’histoire démontre que le fleuve reprend rapidement son lit. 

Imaginer l’évolution de la planète avec ce degré élevé d’incertitude est complexe et risqué. Il ne faut pas surestimer les capacités volontaires de corrections de trajectoire quand de puissants facteurs structurels sont à l’œuvre depuis deux décennies. Le monde d’après est largement déterminé par ce que nous observons déjà. Des inflexions raisonnables peuvent être mise en œuvre si la lucidité et le dialogue l’emportent sur l'esprit de vengeance.

 

Le monde d’avant était, déjà, en situation d’urgence

La vision d’un monde stable et heureux n’est que théorique. L’histoire de l’humanité emprunte un chemin chaotique et tortueux qui ne connait jamais le répit. Le début du XXIe siècle a été déjà marqué par deux crises majeures, celle des subprimes de 2008/2009, et celle du COVID. Ces crises se surajoutent aux conflits régionaux chroniques, dont le terrorisme est l’expression visible car il frappe au cœur de nos sociétés occidentales. Si le fait générateur est différent, le tissu géopolitique, économique et social de notre planète est déchiré depuis vingt ans par plusieurs forces perturbatrices. 

La première force de déstabilisation est l’urgence climatique avec ses déclinaisons multiples : pollution urbaines, pollution des océans, émissions croissantes de CO2, déforestations, catastrophes naturelles …

Mais les gaz à effet de serre ne sont pas les seuls facteurs de perturbations. Les urgences environnementales sont nombreuses : envahissement de l’air et des océans par les plastiques, polluants chimiques (glyphosate…), pollutions aux particules fines. Les analyses des conséquences sanitaires de ces pollutions multiples sur les populations et la biosphère sont alarmantes. Et les décisions publiques prises pour les contenir et les éradiquer toujours suspectes de connivence avec les intérêts économiques.

Face à la complexité, la tentation est la simplification. Ceci fait naturellement le lit des analyses populistes qui nient la complexité socio-technique de notre époque et se réfugient dans des explications simplificatrices isolant des « causes » aux problèmes rencontrés par les populations. On joue le peuple, supposé sage, contre l’élite, le national contre l’universel, le local contre l’immigré, la périphérie contre le centre, la campagne contre la ville, l’ultra-libéralisme pour les uns, le socialisme pour les autres, les réseaux sociaux contre les médias établis… Le choix de la cible dépend du moment et du lieu, mais répond chaque fois au même critère : il faut faire simple et brutal. Pour leurs promoteurs, qui trouvent dans plusieurs chefs d’Etat des supporters inespérés, ces dichotomies primaires ont le mérite d’offrir une explication simpliste des difficultés et, accessoirement, de désigner les coupables.

Cette vision manichéenne du monde justifie les tensions géopolitiques et commerciales aiguës entre les États-Unis et la Chine, comme la montée de l’illibéralisme au Brésil, Russie, Hongrie… La pensée simplificatrice conduit à une remise en cause du système politique représentatif (AfD en Allemagne, Gilets jaunes en France...), encore minoritaire, mais potentiellement menaçante partout et source de coups de boutoirs systématiques contre la classe politique et les élus, suspects d'incompétence et de surdité ou, pire, de corruption. 

Les crises de l’immigration, alimentées par la pauvreté comme par les conflits religieux ou ethniques, marquent le paysage international et sont une illustration de ces tensions, mais aussi en deviennent un moteur. La complexité de notre époque fait que les problèmes non résolus viennent ajouter aux problèmes antérieurs une nouvelle couche de tensions. Cette accumulation conduit à l’impuissance et à l’accroissement de la fragilisation.

Enfin, l’économie du monde d’avant, brutalement secouée par la crise des subprimes, n’avait jamais retrouvée un rythme de croissance sain. Tensions économiques non résolues par l’injonction massive de liquidités (taux négatif…), improbable gestion de la dette publique alimentent une bulle permanente qui peut exploser à chaque instant alors que les besoins primaires de sociétés vieillissantes exigent des financements de long terme stables. 

Dans ce contexte géopolitique, la révolution numérique, est conduite par de puissantes entreprises américaines comme Facebook ou Google, transforme nos vies au quotidien de façon pragmatique et opportuniste. Cette démarche s’impose aux acteurs sociaux sans qu’une réflexion suffisante au niveau des états et des entreprises permette de tirer pleinement parti de ce potentiel pour produire une amélioration tangible de la connaissance et de la qualité de vie pour tous. L’asymétrie dans la maîtrise de la société de la donnée exploitée par ces acteurs (GAFAM) génère une défiance envers le potentiel de transformation sociétale. La connaissance des phénomènes complexes par les données qu’ils produisent n’est pas majoritairement perçue comme la promesse d’un bénéfice collectif, mais plutôt comme une menace incontrôlée ou encore un outil de manipulation de la vérité.

 

Covid-19 a accentué les difficultés connues et en a révélé de nouvelles

Le premier choc provoqué par le virus a été une prise de conscience brutale de l’impact concret de la mondialisation dans ses deux dimensions :

-       La planète est désormais un espace international unique ouvert aux mouvements de personnes qui facilitent la dispersion immédiate des menaces, qu’elles soient sanitaires, climatiques, terroristes… 

-       La répartition internationale des activités et des productions, résultat d’optimisations partielles, a créé un système économique unique et interdépendant qui implique la continuité des échanges physiques pour permettre la continuité du fonctionnement des chaines d’approvisionnement

Cette économie mondiale interdépendante a fait prendre conscience crument les conséquences collectives de décisions rationnelles, par rapport au mode de gouvernance des entreprises, prise depuis plusieurs décennies et accentuées depuis l'entrée de la Chine à l'OMC en 2001 par le rôle central de ce pays dans l'économie mondiale. 

Dans ce monde pénétré par les réseaux sociaux et irrigué par les chaînes d’information en continu, l’abondante offre médiatique a créé une circulation instantanée de l’information soit non validée ou soit difficile à interpréter (controverse sur les masques) favorisant le développement des rumeurs et surinterprétations.  Faute de compréhension de la nature du virus, toutes les interprétations ont été rendues possibles, y compris une défiance généralisée envers les autorités suspectées d’incompétences ou de manœuvres. 

Cette généralisation de l’information instantanée où se propagent les faits bruts, non validés, participe à la mise en scène médiatique de toutes les formes de fractures du corps social. Les tensions sociales dues à la prise de conscience de l’ampleur des inégalités de conditions et pas seulement de revenus (éducation, logement, mobilité…) symbolisée par l’opposition entre les travailleurs tertiaires pouvant télé-travailler et les acteurs de terrain a constitué un des enseignements de la crise. La cristallisation des oppositions, moteur de notre société contemporaine, a trouvé de nouveaux moteurs entre urbains et ruraux, travailleurs tertiaires et travailleurs engagés physiquement, personnes bien logées et bien équipés en moyens de communication et personnes moins favorisées.

Parmi les leçons de la crise, les parents comme les institutions ont pris conscience de l’impréparation des systèmes d’enseignement à l’utilisation des moyens de communication et d’apprentissage numériques. L’UNESCO a fait apparaitre la gravité de l’impact du blocage des systèmes éducatifs : 1,2 milliard d’élèves ont été privés d’une scolarité normale, soit 68% de la population scolaire mondiale. 

Les conséquences de cette crise sur la confiance accordée aux dirigeants dépendent des pays. Pas son ampleur et sa nature, la crise a surpris tous les gouvernements qui ont donné le sentiment d’hésiter sur les mesures à prendre. Les citoyens attendent de l’état la sécurité et sont prompts à marquent leur exigence et leur impatience. Nourrie par une information non filtrée diffusée par les réseaux sociaux et les « experts Facebook », une profonde méfiance envers les décisions des gouvernements est un terrain favorable à la propagation des rumeurs 

La crise a enfin fait éclater un paradoxe cruel de notre société urbaine mondiale. L’urbanisation, et sa forme contemporaine, la métropolisation, ont produit des territoires qui ont exploité les gains du regroupement des populations et des services dans un espace limité.  Mais le coût sanitaire et environnemental de ces espaces denses a été passé sous silence. 

De fait, face à la crise, l’inégalités entre les grandes métropoles et les zones rurales de faible densité est apparue criante. L’exode des urbains vers les campagnes a été très mal vécu par les ruraux qui se sont sentis assaillis et menacés. La ville, ouverte, dynamique, creuse de toutes les libertés,s'est brutalement retrouvée fermée et invivable. Si un exode massif des urbains vers le monde moins dense de la campagne n'est pas envisageable dans nombre de pays, penser la "rurbanité" va devenir urgent.

 

Le système socio-technique doit être mis en condition de réagir à ces menaces

Le monde du XXIe dispose d’outils scientifiques sans équivalent. Mais ceci n’a pas empêché l’humanité d’être prise au dépourvu face à une menace dont la science connait parfaitement l’existence et les modalités. Ce paradoxe est difficile à expliquer. Et alimente un doute sur la maîtrise que donne la science de notre destin collectif. Il y a un divorce grandissant, dans de nombreux pays, plus à l’Occident qu’en Asie, entre la capacité de production scientifique et technique et l‘acceptation par l’opinion.

La science est mondiale : la crise a révélé la puissance de l’interconnexion des laboratoires de recherche, la diffusion de l’information scientifique, les partages d’expérience mais demande une nouvelle collaboration de tous. Elle a aussi fait prendre conscience que la science est le monde du temps long et de la lente métabolisation des solutions, bien loin des exigences d’immédiateté et de publicité. La communication scientifique est insuffisante et fait naître faux espoirs et fausses craintes. Un travail profond est nécessaire sur la formation aux sciences et sur leur diffusion.

La gestion multilatérale des crises doit être réaffirmée et dotée de moyens performants (information, interventions, modes de gouvernance…). La crise a fragilisé une structure essentielle à la gestion des pandémies, l’OMS, qui fait l’objet de critiques dont il faudra trier les insuffisances réelles des règlements de compte politiques.

La technologie s’est confirmée comme un vecteur puissant d’échanges, de communication facilitant le travail en commun : en quelques semaines les plus réticents se sont convertis au télétravail, au e-commerce. Les technologies de communication ont démontré leur utilité et leur résilience. Ceci met en évidence la nécessité d’investir sur les infrastructures, les moyens techniques et les logiciels, mais aussi de repenser les organisations à partir d’une architecture des usages voulue et non subie.

Néanmoins, les inquiétudes sur l’impact des technologies (5G…) et de l’utilisation des données ont été accrues et nécessitent un travail de fond d’explication et la mise en place de garde-fous crédibles. La transparence est une exigence radicale dans le monde de la suspicion. 

La gestion de la croissance doit être rééquilibrée entre les bénéfices court terme de la délocalisation mondialisée et la pertinence sociale et environnementale de la production locale. La mondialisation du sourcing a permis d’enregistrer des gains bénéfiques à tous et de favoriser l’émergence dans les pays producteurs de classes moyennes. Mais elle doit être compensée dans ses effets (émissions de CO2…) à la fois par une fiscalité appropriée (taxe carbone) et par l’exploitation des potentiels locaux (par ex. agriculture de proximité, exploitation énergétique de la biomasse).

La démocratie ne peut être fondée que sur la confiance, l’authenticité et sur le partage d’un socle commun de valeurs. Mais la démocratie telle que nous la connaissons en occident est une création du XVIII siècle, elle appelle le temps long, la réflexion non biaisée et contradictoire, le débat respectueux.  L’offre médiatique du XXIe siècle piétine ces principes et bouscule le modèle politique en mettent sur les dirigeants une pression impossible à tenir, que certains cherchent à esquiver en faisant taire les critiques.

Comment  obtenir sans violence la confiance en elle-même d’une opinion fragilisée par une crise qui a fait naître la peur ?


L’épidémie de coronavirus, un cygne noir ?

Publié sur le blog de Fondapol, TropLibre, le 12 février 2020

 

Beaucoup de choses ont été écrites en temps réel sur la crise du Covid-19... Il est intéressant de relire ce qu'on a pu dire au tout début de cet épisode extraordinaire... Il faudra se livrer à cet exercice pour mesurer la fragilité de nos témoignages, de nos connaissances et de nos jugements. 

L’épidémie de coronavirus 2019-nCoV, passée inaperçue pendant les fêtes de fin d’année 2019 et dont l’épicentre est la ville de Wuhan, dans la province du Hubei, a connu fin janvier, après les fêtes du Nouvel An chinois, une accélération qui inquiète la Chine, le Sud-Est asiatique et, désormais, l’ensemble de la planète. Si le problème principal, bien entendu, est de juguler cette épidémie pour limiter le nombre de victimes, l’événement est aussi un révélateur de la situation nouvelle de l’économie de la planète et de ses interdépendances. Une telle épidémie est d’abord un drame humain qui terrorise les populations des villes atteintes par le virus comme le montrent les rares images diffusées des populations confinées dans leur logement. Certes, il n’est pas inutile de rappeler que la grippe saisonnière provoque chaque année quelque 650 000 décès à travers la planète mais, face à l’inconnu que présente cette variante de coronavirus, les mesures prises pour enrayer sa propagation sont tout à fait exceptionnelles. Néanmoins, en dépit de ces mesures, le virus s’est déjà répandu à cette date dans vingt-six pays. Cela a également pour conséquence un gel de l’activité économique qui vient profondément perturber la deuxième économie mondiale et tous les acteurs qui y sont liés.

Avec 2 382 milliards de dollars d’exportations en 2 19, en croissance de 0,5 % en dépit des mesures américaines de restriction des échanges, la Chine est le premier exportateur mondial, dépassant largement ses concurrents directs que sont les États-Unis, l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud. Loin de se cantonner, comme lors de son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 aux produits de consommation courante, la Chine a développé en vingt ans une industrie diversifiée et à forte valeur ajoutée qui la positionne favorablement dans la plupart de chaînes de valeur des produits complexes. Cette évolution est toutefois passée souvent inaperçue alors qu’elle modifie profondément la nature des courants d’échange internationaux. La crise du coronavirus est en train de révéler brutalement la place nouvelle de la Chine dans l’industrie mondiale. Son impact devrait, de ce fait, être plus profond que celui de la crise du SRAS en 2003, compte tenu de l’évolution structurelle de l’économie chinoise au cours des deux dernières décennies.

Les mesures de confinement de la population paralysent l’activité

Bien qu’il soit naturellement prématuré de tirer des conséquences économiques de cette crise, comme le rappellent la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, il faut déjà reconnaître que, depuis le début de l’année, la production et la consommation ont été profondément perturbées par la fermeture des usines dans la ville de Wuhan, épicentre de la crise sanitaire du coronavirus, qui a eu pour conséquence la paralysie de plusieurs grandes villes de la province de Hubei et, progressivement, du sud de la Chine. Les mesures de blocus affectent désormais la totalité du territoire.

Il faut d’abord préciser la place de Wuhan dans l’économie chinoise. Wuhan, ville ultramoderne de 11 millions d’habitants et l’une des neuf villes les plus importantes de Chine, est un centre scientifique et économique majeur, notamment pour l’industrie automobile, mais aussi dans les secteurs économiques de pointe, avec quatre parcs scientifiques. La province du Hubei représente 4,5 % du PIB de la Chine. C’est un nœud routier et ferroviaire, et un port maritime et fluvial sur le Yangzi Jiang, artère de communication vitale entre la mer de Chine orientale et l’intérieur.

Pour évaluer dès maintenant les conséquences de la situation et des mesures prises, il faut s’appuyer sur un jeu d’hypothèses fondées sur les données économiques de 2019, sur le rythme d’activité initialement prévu pour 2020 et sur l’attitude des pouvoirs publics dans l’accompagnement économique de la crise. Il est évident que la durée de la crise sera le paramètre clé et, compte tenu des données actuelles sur la diffusion du virus en Chine et sur sa mortalité, il semble prématuré d’anticiper le retour de l’économie au rythme antérieur. Le 10 février, on dénombrait quelque 40 000 personnes atteintes par le virus en Chine et on enregistrait 908 décès alors que la propagation du virus semble poursuivre sa croissance exponentielle. La moitié des cas recensés se situent dans la seule ville de Wuhan. Le gouvernement, qui a prolongé les vacances du Nouvel An chinois, initialement prévues du 24 au 29 janvier, d’une à deux semaines, a demandé aux entreprises de rester fermées jusqu’au 9 février et tablait sur une reprise de l’activité lors de la semaine du 11 février. La situation laisse à penser qu’un décalage supplémentaire de plusieurs semaines va être nécessaire. Au-delà de l’impact sur la production de la fermeture des vacances, qui avait été anticipé, il est logique d’imaginer plutôt une rupture d’activité de l’ordre de quatre semaines de pleine activité, soit 8 % de la production annuelle.

Le ralentissement économique que va connaître la Chine affecte d’abord son marché intérieur dans toutes ses composantes, compromettant les perspectives de croissance pour 2020, prévue à + 6 %, taux déjà en retrait par rapport à 2019. Il y a un consensus pour évaluer au moins à un point de croissance l’impact de la crise, ce qui ramènerait la croissance du PIB chinois 2020 au-dessous de + 5 %.

Les conséquences sur l’industrie des transports et du tourisme pour les congés très prisés du Nouvel An ont été immédiates, car c’est la période où les déplacements en Chine atteignent leur point maximum dans l’année. Près de 250 millions de Chinois s’étaient déplacés durant cette même période en 2018, année où la totalité des voyages intérieurs en Chine ont rapporté 760 milliards de dollars, dont une grande partie lors des fêtes du Nouvel an. Or, cette année, le gouvernement a interdit ces déplacements

Par ailleurs, compte tenu de la place de la Chine dans l’économie mondiale, la perte de production va réduire sa capacité d’exportation et perturber les chaînes logistiques de ses clients, de même qu’elle va réduire ses besoins de produits importés.

La structure des échanges de la Chine

Pour mesurer l’impact économique de ce double mouvement – réduction de la consommation intérieure et réduction des échanges extérieurs –, il faut tout d’abord rappeler quels sont les grands marchés potentiellement impactés et tenter de chiffrer la perte de production en fonction du degré d’exposition des centres industriels aux mesures de confinement et de la durée de ces mesures. Il y a certes beaucoup d’inconnues dans cette analyse, qui plus est susceptibles d’évoluer en fonction d’informations nouvelles. Toutefois, malgré son caractère très macroéconomique et les insuffisances de données à ce stade, cette analyse permet de mesurer la place centrale qu’occupe dorénavant la Chine dans le système industriel mondial et d’en analyser les conséquences pour le pays lui-même et pour l’ensemble de ses partenaires économiques et industriels.

Fin janvier 2020, les réserves de devises de la Chine atteignaient 3 115 milliards de dollars, ce qui donne au pays une forte capacité de résistance face à un ralentissement de ses échanges internationaux. Mais les clients et fournisseurs de l’empire du Milieu devront faire face à d’importances pertes de revenus.

Quelque 94 % des exportations de la Chine sont des produits manufacturés, et 48 % de ces exportations sont des machines et équipements de transports, 27 % des équipements électroniques et de télécommunications. Les textiles et vêtements ne représentent plus que 5 %, contre 15 % en 2005. En 2019, l’excédent commercial de la Chine en 2019 s’est établi à 421 milliards de dollars, le plus important depuis 2016, en dépit de trois années de guerre commerciale avec les États-Unis.

L’industrie automobile chinoise est devenue la première mondiale et elle représente désormais le tiers de la production mondiale. Comme dans les pays industrialisés historiques, l’industrie automobile chinoise tire des milliers d’entreprises cotraitantes dans l’acier, le verre, les plastiques et caoutchouc, la mécanique, l’électronique. Le ralentissement de la vente de véhicules a un impact sur toute cette chaîne. Mais la Chine est également devenue fournisseur de composants pour toute la filière mondiale. La Chine exporte pour 70 milliards de dollars de pièces détachées et accessoires automobiles, dont 20 % vers les États-Unis. L’arrêt de l’usine Hyundai, en Corée du Sud, en raison de la défaillance des fournisseurs chinois de câbles électriques, illustre cette nouvelle interdépendance. Plusieurs constructeurs dans cette même situation annoncent des fermetures d’usines en Asie, comme Proton en Malaisie, et en Europe dans les prochains jours. De façon immédiate, les principaux pays concernés par les perturbations qui affectent la Chine sont ses voisins du Sud-Est asiatique. Mais les pertes de production affectent également les constructeurs européens présents en Chine comme Volkswagen (qui y a produit 3 millions de véhicules en 2019) et BMW. Wuhan est par ailleurs le siège de Dongfeng, deuxième constructeur automobile chinois, et abrite plusieurs co-entreprises, dont PSA, Renault, Nissan et Honda. Nissan y produit 1,5 million de véhicules par an et Honda 700 000. Les trois équipementiers français Valeo, Plastic Omnium et Faurecia y sont implantés.

Si les fermetures d’usine, qui touchent désormais toutes les régions, durent quatre semaines, c’est une perte de production potentielle de 8 % qui peut être envisagée, soit, en rapport avec la production de 2019 de 25 millions de véhicules, quelque 1,9 million de véhicules non produits. Les décisions des constructeurs commencent à être publiées et tous prévoient au mieux un redémarrage le 17 février, tout en continuant à surveiller la situation. Dans un contexte où le marché automobile du second semestre 2019 était déjà faible, cette situation ne peut qu’aggraver la crise que traverse l’industrie automobile chinoise. Mais elle peut aussi provoquer une accélération de la restructuration de cette industrie, désirée depuis longtemps par le gouvernement mais freinée par les constructeurs et les provinces.

Localisation des activités de constructeurs automobiles en Chine

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Source : Peter Pawlicki and Siqi Luo, « China’s cars and parts: development of an industry and strategic focus on Europe », in Jan Drahokoupil (dir.), Chinese Investment in Europe: Corporate Strategies and Labour Relations, European Trade Union Institute (ETUI), 2017, figure 1, p. 45.

Pour l’électronique mondiale, la Chine est la source principale d’approvisionnement. Une société comme Apple dépend totalement de la production en Chine : toute défaillance dans la livraison de l’iPhone, qui représente 61 % de son chiffre d’affaires, a une répercussion immédiate sur le chiffre d’affaires réalisé dans le monde avec ce produit phare. Mais ses concurrents sont dans la même situation.

Le ralentissement de la consommation intérieure

La Chine est devenue un marché essentiel pour l’électronique, l’automobile, l’industrie du luxe et des cosmétiques, et les produits alimentaires haut de gamme. La crise sanitaire impacte doublement ces activités, à la fois par l’impossibilité d’accéder aux produits et aussi par le climat d’inquiétude qui conduit les Chinois à se concentrer sur les dépenses essentielles. Les centres commerciaux nombreux et dynamiques des grandes villes chinoises sont pour la plupart fermés. Les transports sont paralysés et, même si l’approvisionnement alimentaire est maintenu, la plupart des secteurs industriels comptent désormais sur leurs stocks et ne peuvent expédier leurs produits finis. C’est une situation qui peut rapidement provoquer une crise de liquidités. Wuhan est ainsi désertée depuis le 25 janvier et Apple, qui réalise 15 % de son chiffre d’affaires en Chine, a fermé ses 42 boutiques dans le pays. Le groupe L’Oréal, présent en Chine depuis 1997 et dont les performances 2019 ont été largement alimentées par le marché chinois, annonce une chute de ses ventes : en 2019, la zone Asie-Pacifique représentait 35 % du chiffre d’affaires du groupe et la plus forte croissance (+ 30,5 % contre + 9,6 % pour l’ensemble du groupe).

La Chine a également réduit ses importations de pétrole. Le pays consomme en moyenne 14 millions de barils de pétrole par jour, soit 15 % de la demande mondiale, et le ralentissement de ses activités a donc eu un impact immédiat, estimé à 20 % de sa demande courante. Le prix du brut a chuté de 62,50 dollars le baril le 3 janvier 2020 à 50 dollars le 7 février.

Par ailleurs, la crise engendre un climat d’incertitude qui mine la confiance qui caractérise habituellement la population chinoise. C’est un impact secondaire qui pourrait avoir des conséquences plus profondes sur la dynamique du système économique et politique. Certes les consommateurs chinois, férus de commerce électronique, pourraient y recourir de façon encore plus forte, mais la distribution et la logistique étant paralysées, les produits ne peuvent être livrés. On touche là un point de fragilité des économies complexes, lesquelles nécessitent toujours des acteurs humains pour le « dernier kilomètre ». Cependant, la résilience de l’économie chinoise se manifeste par le recours à des solutions imaginatives. Certains fournisseurs ont ainsi mis au point un système de livraison zéro contact, dans lequel client et fournisseur se mettent d’accord pour une livraison dans un lieu où les personnes ne se croiseront pas. On note également que l’application WeChat, qui a plus de 1 milliard d’utilisateurs, est utilisée pour permettre aux personnes confinées à leur domicile de partager leurs données de santé avec le personnel médical. De même, les autorités utilisent des drones pour pulvériser des désinfectants.

Les conséquences politiques

Le gouvernement chinois, qui a fait de la prospérité le moteur principal de sa légitimité, va devoir composer avec un ralentissement économique majeur, au moins pour l’année 2020. Le gouvernement a immédiatement annoncé l’injection de liquidités par la Banque centrale chinoise à hauteur de 156 milliards d’euros. Mais la perte de revenus et l’augmentation du chômage pourraient créer des failles profondes dans le système économique, amplifiées par le manque de confiance envers des autorités incapables de juguler le développement de l’épidémie. C’est pourquoi le gouvernement, le Parti communiste chinois et les autorités locales se mobilisent « comme en temps de guerre », selon les déclarations officielles, pour éradiquer la progression du virus.

Le président Xi Jinping multiplie les appels téléphoniques pour rassurer les dirigeants mondiaux quant à la maîtrise par la Chine de la crise sanitaire et sur le caractère temporaire de ses conséquences. L’intensité et la professionnalisation de la riposte sanitaire sont en effet un des facteurs clés de la crédibilité du pouvoir face aux critiques internes grandissantes, notamment depuis la mort du docteur Li Wenliang, le médecin de l’hôpital central de Wuhan qui, fin décembre, avait lancé sans succès l’alerte sur le coronavirus. La ville de Wuhan, où le taux de mortalité est plus élevé que dans le reste de la Chine (4,1 % contre 0,17 %), fait ainsi l’objet d’une intensification considérable des mesures de mise en quarantaine et de contrôle de la population à domicile, porte à porte. Par ailleurs, dans tout le pays, les opérations de désinfection des lieux publics et des moyens de transport, comme les contrôles de température sur la population, se multiplient et sont largement médiatisées.

Il est certain que pour restaurer rapidement la confiance et le retour à un niveau d’activité normal, l’intensité des mesures d’accompagnement économique devra être ajustée à l’ampleur et à la durée de la crise. Les événements entraînent évidemment des réactions inquiètes, et parfois virulentes, partout dans le monde. La crise peut décrédibiliser temporairement la Chine comme grande puissance scientifique et technique, vision appuyée avec force par Xi Jinping, notamment avec le plan Made in China 2015. Mais ces événements sont aussi un levier pour les adeptes de la démondialisation qui mettent en évidence les risques courus par une trop forte interdépendance des économies. À l’inverse, la crise peut renforcer l’autorité du pouvoir chinois et démontrer, si la crise est suivie d’une forte relance économique, que son organisation a su faire face à un événement exceptionnel mieux que toute autre forme de pouvoir politique. À ce stade de l’évolution de la situation, les scénarios sont encore largement ouverts.


L'automobile, victime ou bénéficiaire de la crise ?

La crise de volumes que connait l’automobile mondiale en 2020 n’a pas de causes intrinsèques. Elles sont exogènes. Par la faute d’un virus et des mesures volontaires pour l’éradiquer.  Tout est parti de Wuhan, ville de l’automobile mais qui restera dans l’histoire « ville du Covid-19 ». Parce que ses clients, comme ses salariés, ne pouvaient sortir de chez eux et que les déplacements routiers étaient interdits ou ralentis, l’industrie automobile a été brutalement privée de clients comme de production au premier trimestre 2020. En Chine, d’abord,  puis en Europe et aux  États-Unis qui subissent, avec deux mois de décalage, un sort analogue.

C’est ainsi que, sans signe annonciateur, le premier semestre 2020 connait la pire crise mondiale jamais rencontrée par l’industrie automobile. Un tel niveau mondial d’effondrement aussi rapide de la production et des ventes n’avait jamais été connu en temps de paix.  De plus cette crise, mondiale et multi-sectorielle, frappe une industrie déjà fragilisée, en proie à des difficultés structurelles dues aux contraintes environnementales comme aux évolutions du marché et qui avait dû déjà se restructurer en 2009. Convalescente, puis en reprise rapide depuis 2011, l’industrie était en cours de reconfiguration avec la dissolution progressive de son lien organique avec le pétrole en s’engageant, avec de plus en plus de fermeté, dans une stratégie d’électrification.

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Mais de multiples forces étaient déjà à l'oeuvre pour déstabiliser les constructeurs qui doivent piloter une industrie peu réactive, tant ses installations industrielles, son plan produit, son marketing... et  ses clients manquent de flexibilité... Il faut des années pour faire bouger les habitudes d'un écosystème qui n'aime pas l'imprévu et se contente d'innovations incrémentales et souvent marginales. 

C’est donc un double défi que l’industrie automobile doit relever : sortir indemne d’un trou d’air économique sans précédent et gérer une reprise du marché dans un contexte où les clients, dont la solvabilité aura été durement atteinte, seront contraints de s’interroger sur leurs choix.

C’est l’ensemble de ces paramètres qu’il faut analyser. Or il subsiste, en ce début juin 2020, beaucoup d’incertitudes tant sur la durée de la pandémie que sur la capacité de la communauté internationale à faire face de façon coopérative aux problèmes de l’avenir de cette industrie socle. Dresser un état prévisionnel de l’industrie automobile mondiale en 2020 est, dans ce contexte exceptionnel, un exercice complexe.

Une crise unique

 

Les données

Si cette crise est mondiale, et se déroule de façon pratiquement synchrone, elle touche des industries nationales qui depuis 2009 ont engagé leur transformation à un rythme différent.

Aux Etats-Unis, il est évident que le parallèle avec la crise de 2009 doit être regardé avec attention. En 2007, le marché américain s’était élevé à 10,7 millions de véhicules ; en 2009, les ventes étaient tombées à 5,7 millions. Le mois de février 2009 avait connu un plongeon des ventes de 41,4% par rapport à 2008. Or les chiffres de ventes mensuels de mars 2020 montrent une chute analogue de 38,6%,  soit 982 953 véhicules. Or les ventes mensuelles ne sont tombées au-dessous du million que  27 fois depuis 2000, soit un mois sur dix.

Si la chute est brutale, elle ne change pas la structure du marché. Ce sont les gros pick-up qui baissent le moins (-16%), marquant l’attachement indéfectible du public américain à ce type de véhicules. Cette tendance profite au leader du marché, Ford. Comme toujours sur le marché américain, la baisse des prix du pétrole (-0,3 $ par gallon à la pompe) en février et mars a immédiatement fait baisser les ventes de véhicules électriques. Mais ce seront les mois d’avril et de mai qui vont connaître les pertes de production les plus importantes avec la fermeture de la plupart des usines américaines. Or, ce sont les meilleurs mois de ventes automobile aux États-Unis. Aussi certains analystes prédisent un niveau de ventes en 2020 se situant entre 6 et 7 millions de véhicules.

En Europe, 1,1 million de salariés de l’automobile étaient touchés début avril par les réductions d’activité qui ont conduit à la perte de près de 1,5 millions de véhicules de janvier à mars, soit  10% de la production 2019. Les prévisions actuelles tablent sur une production annuelle de 11,7 millions de véhicules contre une moyenne annuelle stable de 14,2 millions de 2016 à 2019, soit une perte potentielle minimale de 17,6%. Le secteur emploie en Europe au total, dans ses différentes composantes, 13,8 millions de salariés et produit 18% de la production mondiale. Les exportations du secteur automobile ont représenté, en 2018, 138,4 milliards €. C’est dire que l’économie européenne est largement dépendante des performances du secteur automobile en emplois et créations de richesse.

En 2009, les baisses de production enregistrées sur l’année, pour l’ensemble des véhicules, avaient été de 13,8% en Allemagne, 20,3% en France, 17,6% en Italie et 33,9% en Grande-Bretagne.

En Chine, premier pays affecté par la crise dès janvier 2020, et premier producteur mondial d’automobile, la baisse de production par rapport à 2019 sur le premier trimestre a été de 48,7% pour les véhicules passagers et 28,7% pour les utilitaires. Il faut noter qu’après la chute de production en février de 81,7%, les chiffres de mars avec la reprise graduelle de l’activité industrielle, marquent un léger redressement de la production.  347 000 véhicules ont été produits en mars contre 285 000 en février. La vitesse de redressement de la production sera un indicateur précieux de la reprise du dynamisme de l’économie chinoise.

Pour rappeler le contexte de 2009, la Chine n’avait pas été touchée par la crise et avait produit alors 13,7 millions de véhicules personnels et commerciaux connaissant une croissance de 48,3%

Le Japon n’a pas connu d’effondrement en ce début 2020 avec une baisse du marché limitée à 10 %, 2019 ayant été une année moyenne avec une baisse de 2%, imputable, notamment, à l’instauration d’une nouvelle taxe de vente en octobre 2019.

 

Un contexte déjà difficile 

L’année 2019 a connu pour la première fois une nouvelle baisse de ses ventes mondiales. Avec 91,1 millions de véhicules, dont 67,1 millions de voitures particulières, le marché a baissé de 5%. La baisse du marché chinois est en grande partie la source de cette baisse. Dans une économie industrielle qui a considérablement changé depuis 2009, la Chine représente désormais le tiers de la production mondiale, l’Europe le quart et les Etats-Unis  16%, autant que le Japon et la Corée (15%) . La transformation industrielle du monde automobile se jouera largement dans l’évolution respective de la Chine, de l’Europe, dont les industriels sont massivement présents en Chine, et des constructeurs japonais et coréens, les États-Unis ayant perdu leur leadership, seul GM pouvant apparaître grâce à la Chine comme un acteur majeur.

Les voies de sortie

 

L’automobile, depuis sa naissance dans les années 1890, a toujours démontré son extrême résilience en sortant par le haut des crises qui l’ont marquée : les deux guerres mondiales, la crise pétrolière de 1974, la crise financière de 2008. La crise sanitaire de 2020 est différente de toutes les précédentes. La construction automobile n’y est pas directement impliquée. Il y a peu de raisons théoriques pour que les fondamentaux de cette industrie, déjà engagée depuis plusieurs années dans un processus de transformation profonde de son modèle, ne changent. Toutefois la crise économique qui s’annonce va peser sur la solvabilité de la demande des entreprises comme des particuliers.  Dans une telle situation, le report d’achat d’un véhicule est une décision naturelle. De plus, la reprise de la production tout au long de la chaîne logistique est complexe et prend du temps, d’autant plus que les mesures sanitaires que prennent les constructeurs ne permettent pas un retour rapide à un niveau de production nominal.

L’électrification de l’automobile

Par ailleurs, la crise vulnérabilise le marché des véhicules électriques dont le marché est en cours de décollage mais qui demeurent plus chers que leurs homologues thermiques au moment où le prix du pétrole est historiquement bas. Le marché de l’automobile est un marché fondé sur la confiance. Le climat de dépression économique ne peut que l’atteindre profondément et ralentir ses innovations, les industriels comme les clients ayant depuis des décennies démontré leur allergie au changement compte tenu du cycle de vie des véhicules.

Le grand pari électrique commençait à devenir crédible, la crise risque de le ralentir sauf si les États considèrent que l’injection de moyens financiers dans le soutien de l’industrie, qui sera inévitable compte tenu du poids économique et social du secteur, doit être fléché exclusivement sur les technologies du futur - électrification, batteries, hydrogène, électronique embarquée, autonomie - et non pas sur la filière fossile.

La vision de la Chine

La Chine est frappée dans sa trajectoire de croissance et de transformation qui pourrait compromettre la stratégie « Made in China 2025 » qui a placé l’automobile à nouvelle énergie (NEV) parmi les priorités. Aussi, les signaux donnés sans retard par les instances publiques se sont multipliés pour confirmer la pertinence de ces objectifs.

L’objectif du gouvernement reste d’intensifier le développement des véhicules à nouvelle énergie NEV (électriques, hybrides et plug-ins hybrides, hydrogène) en accélérant l’innovation sur toute la chaîne de valeur, de la batterie jusqu’à l’électronique embarquée. Même si, en Chine aussi, le contexte n’est pas des plus favorables aux NEV avec la baisse du prix du pétrole, le pouvoir est fermement attaché à ses objectifs d’électrification du parc.  Il s’agit désormais de monter résolument en gamme et de substituer des marques chinoises fortes au seul objectif de production en Chine. L’ensemble de la filière est ainsi impliqué dans cette nouvelle phase de transformation technologique afin de constituer des pôles d’excellence et faire émerger ces marques chinoises de référence susceptibles de devenir des vecteurs d’exportation.

Les objectifs pour 2025 sont ainsi définis :

-       Augmenter la part des ventes de véhicules NEV à 25% du marché, contre 5% en 2019

-       Accroître le ratio des véhicules connectés intelligents à 30% des ventes 

-       Améliorer de façon significative la compétitivité des véhicules à énergie nouvelle

-       Réaliser des ruptures majeures dans les technologies cœur, comme les batteries, les moteurs électriques, les systèmes d’information embarqués, la connectivité avec l’environnement (V2X : vehicle-to-everything)

-       Commercialiser des véhicules autonomes et connectés dans des zones précises et pour des scénarios d’utilisation adaptés.

Le ministère de l’Industrie a confirmé à nouveau, le 7 avril, sa détermination à stabiliser et étendre l’achat de NEV pour réduire le coût des voitures électriques, améliorer leurs performances et renforcer les constructeurs en poursuivant la restructuration du marché des NEV, très désordonné.

Émissions de CO2

Engagés sous la poussée des pouvoirs publics dans une action de longue durée de réduction de toutes les émissions de leurs véhicules (CO2, NOx, particules), les constructeurs et la filière investissent, mondialement, sur tous les éléments du véhicule pour y parvenir. Mais cette action de long terme est régulièrement brusquée par les législateurs qui montent le niveau d’exigence alors que le cycle industriel n’est pas flexible.  Les émissions moyennes en Europe pour les véhicules produits en 2018 étaient de 120,6 g CO2/km, bien éloignées de la norme 2020 de 95g CO2/km. Les constructeurs ont fait connaitre le défi que représente cet écart important entre la réalité du marché et la cible, les contraignant à un effort technique et industriel considérable d’autant plus que le respect de l’objectif est associé à des sanctions financières à l’impact considérable. Si des mesures d’atténuation de la mise en œuvre de ces règles sont déjà été prises, nul doute que les constructeurs se battront pour les différer au-delà de 2020 pour des raisons économiques. En revanche, l’opinion publique, qui a fait l’expérience de villes sans voitures, mesuré la valeur du silence et de la réduction des émissions, risque de pousser pour une accélération de la transformation de l’industrie. Les pouvoirs publics devront arbitrer entre ces tensions contradictoires. 

L’Europe désunie

Si l’industrie automobile européenne dépend globalement des conditions économiques dans chaque pays de l’Union, elle connait une dissymétrie de puissance industrielle entre les constructeurs allemands, qui ont une emprise mondiale, et les constructeurs d’origine française encore massivement liés au contexte européen malgré leurs efforts de développement international. Ils restent en effet absents des États-Unis et marginaux en Chine. L’industrie allemande emploie en Allemagne directement 960 000 salariés contre  223 000 pour l’industrie française. Mais l’industrie automobile est aussi un contributeur direct considérable de l’emploi en Pologne (202 000 salariés), République Tchèque (177 000), Hongrie (170 000), Roumanie (185 000) , qui dépassent désormais l’Italie (162 000).   FCA est devenue plus une entreprise italo-américaine qu’une entreprise mondiale et son alliance avec PSA ne réglera pas les insuffisances structurelles de leur faible présence mutuelle en Chine. Les autres constructeurs européens sont désormais sous leadership extra-européen.

L’industrie allemande se sent menacée par les atteintes à son modèle historique de puissants véhicules haut de gamme. Sans relâcher son travail de lobbying pour ralentir les politiques de réductions d’émissions ou d’abaissement des limites de vitesse, qui la menacent directement, elle s’engage dans un puissant programme de R&D. Le 11 avril 2020, l’association des constructeurs automobiles allemands (VDA) a annoncé accroître de 5% son programme de recherche porté à 44,6 milliards €, ce qui est de loin le premier programme mondial. Pour l’Allemagne, ces dépenses qui s’effectuent pour plus de la moitié sur son territoire (27,1 milliards €), et sont réalisées pour les deux-tiers par les constructeurs et un tiers par les équipementiers, constituent un levier industriel irremplaçable. Le choix pour l’électrification des gammes du groupe Volkswagen, inspiré notamment par son expérience du marché chinois, pourrait consolider la position européenne notamment dans les batteries avec la joint- venture avec Northvolt pour produire des batteries. La volonté du gouvernement français d'activer la transformation  l'industrie automobile française par une marche forcée vers l'électromobilité  avec une chaine de valeur complète, batteries, moteurs; électronique, assemblage implantée en France risque de se heurter à l'inertie des habitudes.

Les conditions de la reprise de la production

La reprise après un arrêt brutal est un exercice difficile. Il faut garantir la montée en puissance de toute la filière tout en sécurisant le personnel sur le plan sanitaire. Constructeurs et équipementiers y travaillent conjointement.

Des accords sont signés avec les organisations syndicales pour offrir des garanties de sécurité sanitaires et de maintien de rémunération au personnel avec des conditions d’emploi allégées.  Jean-Dominique Sénard, président de Renault, s’engage, le 10 avril, à ce que les salariés du groupe ne souffrent pas de la crise et, tout en réduisant son salaire de 25%, bloque le versement des dividendes 2019. FCA a conclu le 9 avril un accord avec les syndicats italiens pour reprendre la production dans des conditions de sécurité optimale pour le personnel. Volkswagen s’est également entendu avec le syndicat IG Metall en prolongeant l’accord de rémunération en vigueur jusqu’à la fin 2020 et permettant de prendre des congés supplémentaires rémunérés.

Une nouvelle vague de fusions acquisitions ?

Les périodes de difficultés économiques sont toujours propices à la relance de projets dormants de fusions/acquisitions. 2019 a été une année intense sur ce plan car le rapprochement de FCA avec un autre constructeur, longtemps attendu, s’est conclu par la fusion PSA-FCA.  L’Alliance Renault-Nissan-Mitusbishi, après avoir frémi, semble réalignée pour une nouvelle vague de rationalisations. Par ailleurs Toyota continue de rassembler les constructeurs japonais sous sa houlette avec Suzuki, dont il contrôle 5%,  et Subaru, dont il vient d’acquérir 20% du capital. Ceci ne signifie nullement que de grands projets ne verront pas le jour autour de Ford, par exemple, ou Hyundai.
Mais c’est surtout en Chine que la situation risque d’évoluer puisque le nombre de constructeurs y est notoirement trop élevé, au grand dam du gouvernement central qui ne cesse d’affirmer sa volonté de restructurer l’industrie en faisant émerger de grands champions de taille internationale pour enfin pouvoir se frotter aux grands marchés mondiaux.

Les utilisateurs arbitreront comme d'habitude... Avec la crise sanitaire, la voiture reconnait un gain d'intérêt car beaucoup d'utilisateurs urbains craignent la promiscuité des transports en commun et se réfugient dans leur voiture individuelle, renonçant aussi au covoiturage... Ceci va à l'opposé des tendances antérieures mais répond à une adaptation probablement contextuelle... Il faut donc ausculter le marché avec encore plus de vigilance ! 

Sources : ACEA, OICA, CCFA, Marklines