Covid-19... et après ?
13 mars 2020
Nous vivons une crise systémique. Une de plus. Pourquoi en être surpris ?
Quel que soit le facteur déclencheur, le scénario est toujours le même. On identifie un phénomène transitoire et atypique sans en comprendre la portée, sauf quelques lanceurs d’alerte lucides qui sont d’abord immédiatement brocardés, puis vilipendés pour troubler l’ordre naturel des choses en affrontant la doxa. Puis le phénomène se développe, les premières victimes apparaissent, on tente de se rassurer en en relativisant la portée jusqu’au moment où ce dérapage initial révèle sa véritable nature destructrice. C’est alors que les critiques fusent, que les ripostes se préparent et que, désormais, les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu se déchaînent en multipliant analyses, vrais experts et faux mages. Tout le monde, naguère silencieux et passif, se découvre une compétence pour décrypter, ex post, le problème. Puis l’incendie se calme, on revient graduellement à la situation de départ, on répare les dégâts et tout le monde passe à autre chose. Gavées d’instantanéité, les opinions publiques s’empressent d’oublier tout ce qui les avait fait trembler… Cette capacité d’oubli est une particularité très positive de l’homme qui ne sait pas mémoriser la composante physique de la douleur, et c’est certainement mieux ainsi. Mais pour les organisations, entreprises, collectivités, états, l’amnésie a des conséquences redoutables.
Cette séquence a été fort bien décrite par Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage majeur « Le cygne noir » paru en 2007. Quelques années plus tard, en 2012, après la crise de 2008, il a publié un second livre, « Anti fragile » qui est une ébauche de réponse à la question soulevée par le cygne noir. Il ne s’agit pas d’un manuel de management, avec des recettes rationnelles, mais d’un ouvrage fondé sur la pédagogie par l’analogie. Il faut aussi lire « Bienvenue en incertitude », de Philippe Silberzahn, plus accessible pour se pénétrer des constats et concepts qui nourrissent la capacité à réagir face à l’inconnu.
Car la question centrale de nos organisations complexes est bien d’apprendre à vivre avec l’incertitude puisque, par nature, les cygnes noirs sont imprévisibles.
Nos organisations ne peuvent plus se construire sereinement dans un sentiment d’invulnérabilité et dans une confiance immodérée dans leurs systèmes de contrôle. Nous sommes dans le monde de l’incertitude symbolisé par la signe VUCA : Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity. Cette pratique du VUCA vient du monde militaire qui est pourtant celui où le modèle hiérarchique pyramidal a prospéré. Face à la multiplicité des paramètres, le modèle hiérarchique pyramidal « command and control » se révèle inefficace car il a besoin de s’appuyer sur des certitudes qui sont autant d’obstacles à la lucidité, à l’initiative et à la réactivité de chacun. Tchernobyl est un bel exemple d’un cygne noir dont l’origine est l’application aveugle du système pyramidal.
Passer de la pensée linéaire à une pensée non linéaire ne s’improvise pas, mais se pratique. C’est, dans un premier temps, une démarche ingrate et déstabilisante, mais absolument indispensable pour faire progresser notre capacité collective à réduire l’impact de l’incertitude.
Nous ne devons certes pas tout oublier de ce que nous avons appris. La culture du processus, la qualité totale restent des briques nécessaires à l’exécution de décisions. Il faut simplement que ces composants de la décision soient immergés dans une pensée plus large qui en élargissant le champ de compréhension des phénomènes complexes met en œuvre d’autres capacités.
Il faut alléger la ligne hiérarchique en la dépouillant ce qui est inutile et conduit à un micro management déresponsabilisant. Repenser les organisations à partir de la résolution de problèmes en poussant la prise de décisions au plus près du fait générateur permet de se rapprocher du client. Le système hiérarchique pyramidal s’est développé dans un monde d’ignorance où il fallait appliquer des règles immuables. La légion romaine et l’ordre de Saint-Benoît ont été de très bons terrains pour affiner ce modèle. Mais on sait aujourd’hui qu’en répartissant l’intelligence on la multiplie. En libérant la créativité du terrain, on renforce l’efficacité globale d’autant plus qu’il est très simple de partager aujourd’hui l’information en temps réel entre tous les composants humains et matériels du système.
C’est bien évidemment la révolution de l’information qui permet de nourrir cette décentralisation profonde. Pourquoi alourdir l’information centrale quand les décisions locales sont plus efficaces ? Le système hiérarchique pyramidal a cultivé la religion du secret parce qu’il n’était pas équipé pour faire autrement. La doctrine était concoctée au sommet à partir d’un mélange de savoir, d’expérience et d’intuitions transformé en force probante par le poids de l’autorité. Toute ceci prenait du temps, changeait rarement et lentement, et remettre en cause la doctrine était une prise de risque majeure pour l’organisation. Il est possible aujourd’hui de concevoir plus vite en partageant dès l’origine. Dès lors l’exécution n’est plus un processus aléatoire où la poussée verticale s’étiole au fur et à mesure que l’on s’éloigne du sommet, mais une diffusion simultanée à travers un réseau maillé.
La culture VUCA est aussi une culture de la simplicité et du changement rapide. Comme il est impossible de rassembler tous les éléments de décision, on accepte une marge d’erreur dès lors que les capteurs du réseau maillé permettent très vite de comprendre l’impact d’une décision et de la changer. C’est une vigilance critique de tous les maillons du réseau, fondée sur la compétence et la réactivité, mais aussi sur la responsabilité, qui permet d’ajuster en temps réel la solution au problème.
Ces concepts sont désormais familiers dans le monde des entreprises. Ils bénéficient de la culture de l’agilité qui a permis l’émergence de solutions numériques performantes et tellement décentralisées qu’elles permettent l’accès à l’information en temps réel à des milliards d’êtres humains, comme à de dizaines de milliards de robots. Loin d’être fragiles ces systèmes sont au contraire anti-fragiles car ils connectent des cerveaux d’œuvre de plus en plus aguerris à la prise de décisions.
Ce n’est certes pas une vision idyllique de la société moderne car nous ne somme qu’au début de cette transformation. Il y a encore beaucoup de déséquilibre entre la capacité à être informé et la formation au discernement qui permet d’assembler les meilleures décisions possibles. Il y a aussi devant nous beaucoup de travail d’éducation, de modélisation, d’apprentissage, de reconception de processus et de changements culturels. Ces travaux sont indispensables pour transformer notre modèle hiérarchique pyramidal, qui induit un droit individuel au désengagement sous prétexte que les chefs doivent décider seuls et peuvent donc être critiqués, en réseau maillé collaboratif fondé sur la compétence, l’initiative, individuelle et coordonnée, et la responsabilité.
Les crises systémiques que nous traversons ne peuvent que renforcer ce besoin de construction de système anti-fragiles, mais nous ne devons pas oublier notre vulnérabilité dès le retour aux jours meilleurs. Laissons à Nassim Nicholas Taleb cette pensée tirée du dernier ouvrage de sa série Incerto, « Skin in the Game » : « ne traversons jamais à pied une rivière dont on sait qu’elle a 1,20 m de profondeur en moyenne ».