De la complexité, de l'échec et de la SNCF
Penser 2050

Au CES 2018, la donnée est au coeur de la révolution numérique

Rendre compte simplement du CES devient une tâche impossible tant cet événement mondial couvre désormais tous les aspects de la vie contemporaine. Y détecter les innovations les plus frappantes est complexe car l’évolution de la société numérique ne se fait plus par des percées sur les objets, mais par nappes d’interactions. On peut aussi tenter d’appréhender l’ampleur du CES par des chiffres sur des paramètres physiques : probablement cette année, autour de 180 000 visiteurs, 250 000 m2 de surfaces d’exposition, 4 000 produits nouveaux, 7 000 journalistes, des centaines de conférences. Mais cette abondance de chiffres impressionnants ne suffit pas à illustrer ce qu’est vraiment devenu le CES. A l’origine marché consacré à l’électronique grand public aux Etats-Unis, le CES, qui a perdu en 2016 l’appellation « consumer », est en effet devenu au fil des ans la plus grande manifestation mondiale dédiée au cœur de l’économie du XXIe siècle, c’est-à-dire la production et l’exploitation des données.

Capture d’écran 2018-01-15 à 10.40.25

D’année en année, l’organisation des stands des exposants, comme les thématiques des conférences et fameux keynotes, délaissent le strict champ du produit pour se concentrer sur l’analyse et les conséquences de la généralisation du traitement des données. Certes, on peut encore voir des produits spectaculaires qui dans 5 ans seront largement diffusés, comme les écrans 8K. Ou échouer comme la télévision en 3D. Mais si le CTA, qui organise le CES, a choisi comme thème fédérateur « Let’s go humans », c’est pour tenter d’apporter une réponse à la question de la place de l’humain dans un avenir où tout ce que nous produisons, pensons et vivons génère une empreinte numérique. Homo sapiens a vécu depuis ses origines dans un univers physique qu’il cherchait à comprendre avec ses moyens limités. Il en construit désormais une image numérique, un double de plus en plus fidèle, sur lequel il peut agir.  La cohabitation entre la réalité physique perceptible et son double numérique interroge sur la nature du système socio-technique que cette hybridation entre le physique et le virtuel va produire. La modélisation numérique de la vie appartient à l’homme qui l’a construite progressivement depuis les débuts de l’informatisation. Mais les risques de dépassement de l’homme par des machines devenant progressivement « intelligentes » doivent être analysés avec lucidité et sans sensationnalisme.

Au début de l’ère du web, on se plaisait à dire que chaque année on avait produit plus de données que depuis le début de la civilisation. On ne compte plus désormais tant les chiffres sont vertigineux et deviennent insaisissables.  En effet, l’accélération apportée par la généralisation du smartphone dont maintenant plus de trois milliards de terriens sont équipés est elle-même amplifiée par la production de données par les milliards d’objets connectés implantés chaque année dans les entreprises, les foyers, la cité.  Chaque activité humaine produit des informations qui couvrent un spectre de plus en plus large de paramètres physiques. La démocratisation des capteurs rend facile la saisie d’informations sur la température, la pression, le niveau sonore, le poids, la vitesse, l’accélération, la composition physico-chimique, la localisation de tout, personnes, biens, phénomènes physiques et biologiques. La capacité à saisir, analyser et restituer ces données est désormais sans limite. Les capteurs, les réseaux de télécommunication, les serveurs, les algorithmes de traitement et les interface homme/machine variées constituent un système puissant et global dont les capacités s’étendent constamment. Seules les odeurs restent, pour l’instant, à l’écart de cette démarche de transformation de toute chose en données numériques.

Ces données élémentaires servent à construire des modèles qui restituent aux acteurs, quels que soient leur rôle, une image de l’environnement qui les entoure pour le mettre en mesure de le comprendre et prendre de meilleures décisions que celles induites par l’expérience, la culture, l’instinct ou le réflexe. Le stand de Dassault Systems illustre parfaitement cette aptitude nouvelle que nous avons à modéliser tout phénomène et toute structure complexe pour comprendre et agir, que ce soit le cœur humain ou la ville de Singapour.

Ce processus de rationalisation a plusieurs conséquences directes. Il permet de mieux analyser les interactions qui régissent les phénomènes complexes et donc d’être en situation d’anticiper pour être plus efficient. Il offre aussi la possibilité de confier la responsabilité de prendre certaines décisions à des programmes informatiques pilotant directement des automates, robots et actionneurs divers pour libérer l’homme de tâches répétitives et sans valeur ajoutée. Mais aussi, progressivement, la connaissance approfondie que les programmes tireront des données qu’ils accumulent et analysent leur permettra de prendre des décisions dans des domaines plus complexes sans que l’intervention humaine ne soit plus nécessaire.

Parmi les évolutions les plus spectaculaires visibles au CES 2018,  les avancées du véhicule autonome  confirment la capacité de plus en plus complète de confier au seul véhicule le processus de conduite. Certes, il y a encore beaucoup de travail pour doter un véhicule de tous les composants - capteurs, logiciels, moyens de communication - capables en toutes circonstances de pleinement se substituer à ce que l’homme est capable de faire. Mais, de façon méthodique, on repousse sans cesse les limites des capacités d’autonomie des machines et on estime qu’il faudra moins de dix ans pour lancer dans le trafic des véhicules véritablement autonomes, c’est dire de niveau 5, sans intervention humaine. Les problèmes se situent d’ailleurs aujourd’hui d’abord dans la capacité des automobilistes à accepter cette évolution qui les exclut du poste de conduite, en supprimant ce qui a été un des moteurs marketing de cette industrie, le plaisir de conduire. L’acceptabilité est beaucoup plus forte en Chine qu’en Europe ou aux Etats-Unis, pays où la voiture est encore associée à une forte aspiration de liberté. Il faut aussi résoudre de problème complexe de l’organisation de la responsabilité. Il est impératif de codifier de façon précise, à travers des scénarios de conduite, ce que tout conducteur est en mesure de faire instinctivement, et la tâche se révèle fort complexe.

L’exemple de l’automobile et de la mobilité, ceux de la santé, de la gestion de la ville, du libre choix du mode de vie à travers la consommation et la vie privée ont explorés au cours des conférences. A un modèle libéral fondé sur un équilibre « naturel » entre la capture des informations privées et les bénéfices que les personnes en retirent, s’oppose un modèle européen de réglementation publique qui s’incarne dans le RGPD (Réglement général sur la protection des données) qui va s’appliquer à partir de 2018 en Europe, mais aussi partout où des citoyens européens sont impliqués. La Chine, pressée d’affirmer son leadership technique avec une population avide de technologies nouvelles avance sans inhibition avec ses géants comme Baidu et Ali Baba.

Présentes dans chacune des révolutions techniques antérieures, les interrogations sur la capacité de l’homme à maîtriser cette création prennent désormais une dimension particulière. Il ne s’agit plus de se doter d’une prothèse musculaire, mais d’entrer dans le domaine dont l’homme conservait l’exclusivité, la réflexion et la décision. Le passage de l’ère de la main-d’œuvre à celle du cerveau-d’œuvre qui ouvre des potentiels considérables à la capacité d’action de l’homme sur son avenir ne peut pas laisser indifférent tant les risques de manipulation de la conscience et de contrôle des choix sont réels.

Pour les entreprises et organisations publiques, les conséquences sont capitales.

Le CES n’a fait que renforcer les convictions acquises par les modèles offerts désormais par les performances techniques des grands acteurs. Il n’y a plus de place pour une informatique émiettée, balkanisée et tout aujourd’hui doit s’orchestrer autour d’une vision homogène, une infrastructure unique, souple et capacitaire, un traitement des données performant et une capacité à distribuer l’information à tous les acteurs en temps réel et de façon contextuelle dans le format requis pour la meilleure prise de décision. Mais plus encore, la réflexion doit porter sur le sens du traitement de l’information au service des entreprises et des communautés. Quel impact sur les libertés publiques, quel impact sur la liberté de choix et de conscience, entre personnalisation qui isole, recommandation qui limite, organisation de la cité qui anonymise et contrôle ? Le débat qui a eu lieu dans chaque conférence au CES est un bon signal de cette prise de conscience. Mais on sent bien que le cœur de la société de la donnée mérite encore beaucoup d’attention, individuelle et collective, dans les entreprises et les Etats, mais aussi au plan international. Les bénéfices de cette transformation sont immenses et il serait absurde de s’en priver. Nous ne pouvons prendre ce risque face aux défis de notre planète. Les compromettre par un manque de discernement, de pédagogie et de lucidité serait encore plus nocif.

Commentaires

L'utilisation des commentaires est désactivée pour cette note.