Trop de web ? Trop de numérique ? Quel avenir ?
Tendances lourdes de l’évolution de l’informatique... Ma vision en 2000

A la recherche d’un nouvel équilibre

 

Le monde numérique n’est pas une abstraction théorique : c’est le monde physique d’avant auquel a été ajouté une couche nouvelle, pratique, esthétique, conviviale, permettant de faire rapidement et de façon simple des tâches souvent très basiques. Même si se prendre en photos sur Instagram ou s’envoyer des messages sur WhatsApp sont des activités qui absorbent beaucoup de temps, cela ne suffit pas à construire le monde de demain, qui sera aussi matériel. Les acteurs du numérique ne s’y trompent pas. C’est bien dans le monde physique que l’économie continue de se développer. Concevoir, produire, distribuer, consommer, se déplacer sont autant de tâches que le numérique contribue à faire évoluer mais qui demeurent, pour l’essentiel, physiques. Ce n’est pas un hasard si le président Obama a clairement annoncé à l’ouverture de la COP 21 que l’avenir de l’énergie résidait dans les géants du web, et que Bill Gates lance une fondation pour financer les travaux dans ce domaine. Cette initiative « Mission Innovation / Clean Tech » vise à financer les travaux destinées à trouver des solutions bas carbone dans l’énergie. La révolution numérique ne se joue pas seulement dans le monde étroit des « producteurs  de plateformes », elle se joue quotidiennement dans tous les secteurs d’activité en instillant dans les pratiques anciennes les idées neuves permettant de faire mieux pour les personnes et pour la planète. Or le web, décentralisé, fondé sur le fait que chacun est à la fois émetteur et récepteur des réseaux interactifs s'installe dans le paysage institutionnel comme étant le modèle de ce qu'il faut faire dans toutes les activités. Reconnaitre que l'intelligence est dans le réseau et non plus seulement dans le centre est une remise en cause de la pensée fondatrice du système hiérarchique pyramidal. Par vagues, l'utopie fondatrice du web se développe dans des secteurs bien lointains de ceux qui l'ont vu naître, l'énergie par exemple. Si le coeur de la forteresse du web est bien tenu par les tycoons milliardaires de la Silicon Valley, tout le reste est à conquérir. Il reste toutefois à démontrer que les entreprises du XXe siècle sauront s'adapter suffisamment vite avant que les leaders du web ne s'emparent de leurs domaines. Or ils ont prêts à le faire. La course est engagée.

 

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Centrale solaire dans le désert de Mojaves aux Etats-Unis

Disrupter les disrupteurs

Le monde du web n’est pas figé. Les positions, même dominantes, ne sont pas définitivement acquises et les changements de pratiques des utilisateurs sont rapides. Aussi les contre-attaques sont possibles en trouvant de meilleures idées de produits et de services, de chaînes de valeur, d’alliances ou d’interfaces techniques. C’est souvent dans le détail que se fera la différence. La contre-offensive des secteurs conventionnels est engagée. Il est intéressant de voir comment G7 a réagi contre Uber en améliorant son service de façon rapide sur les mêmes plans que son compétiteur : paiement par carte, voiture impeccable, chauffeur attentionné. Mais G7 est allé plus loin avec le service de desserte des aéroports Wecab qui permet, avec un prix fixe, de partager le véhicule avec une autre personne pour réduire le coût par passager, mais aussi l’encombrement et les émissions. Le groupe Accor a engagé une riposte autant contre Booking que contre Airb’nb. La SNCF ne cesse d’améliorer son service numérique en dématérialisant totalement titres de transport et cartes d’abonnements. Les banques installées sont les premières à développer les services numériques en ligne. Il ne faut pas se réjouir des coups portés contre les entreprises du CAC 40, car c'est un système global qui assure notre prospérité qui est menacé. Il faut au contraire pousser les entreprises du XXe siècle à se transformer, parfois radicalement comme le fait avec talent la Poste depuis dix ans.

Ainsi, le journal montréalais de langue française, La Presse, fondé en 1884, vénérable institution de plus de 130 ans, a inventé un nouveau support numérique qui allie un format mobile original, la qualité rédactionnelle et la richesse de l’iconographie. Séduisant les annonceurs avec ce nouveau support, la Presse +, le journal numérique est rentable ce qui va permettre dès janvier 2016 de supprimer le coûteux format papier en semaine. Comme le déclare Jean-Marc de Jonghe, vice-président numérique de la Presse, l’objectif est de fournir « quelque chose de pertinent dans la vie des gens. » La technique doit s’effacer au service du sens.

Si l’économie européenne a perdu la bataille des plate-formes, elle n’a pas perdu celle du sens et c’est là où se situe véritablement la compétition de demain. Les techniques sont fragiles, volatiles, les fortunes obtenues par les tycoons ne sont pas pérennes, d’autres viendront changer cet ordre. Mais ce qui est pertinent c’est l’usage de la technique dans la vie des gens. Et sur ce point il n’y a pas de barrière ! Les brillantes jeunes pousses françaises comme Withings et Netatmmo, Criteo et Sigfox, Blablacar et Drivy doivent continuer leur essor et trouver les relais de financement leur permettant d'atteindre la taille mondiale sans céder aux milliards de dollars que la Valley peut avancer sans problème pour les ingérer.

Libérer les initiatives

La révolution numérique n’est pas venu du sommet de la pyramide. Elle s’est développée de façon anarchique, en rupture et à partir de la base. L’histoire de l’internet et du web est une histoire continue de prise de risque par des jeunes gens irrévérencieux dont beaucoup sont aujourd’hui devenus milliardaires, mais beaucoup également ont échoué. Ce n’est pas une longue marche tranquille. L’échec est même devenu culte dans la Silicon Valley ! Et  on innove d’autant plus que l’on a rien à perdre, sans  base installée, sans usine, sans distributeur, sans procédures figées. Il faut donc encourager systématiquement la prise de risque technique et économique en oubliant le vieux principe de précaution qui impose un business plan sur trois ans. Comme la mise initiale est très souvent faible, le risque est également faible, mais il faut multiplier les pistes. Le financement collaboratif est bien adapté à l’amorçage, mais le déploiement et l’industrialisation exigent des fonds plus importants, et plus solides.  

Plus que l’argent, c’est l’esprit d’innovation qui doit guider. Essayer sans cesse, échouer, corriger, repartir, c’est la méthode de travail qui doit s’appliquer à toutes les idées, et pas seulement au monde des start-up. Le respect de la prise de risque doit être encouragé dans toutes les entreprises, et surtout à l’école et dans le secteur public. Notre vieux principe républicain d’égalité devant le service public a conduit de fait à multiplier les inégalités par l’ignorance des différences de fond. A situation inégale, traitement égal ! Seule l’expérimentation décentralisée permet de valider des hypothèses de départ et de corriger l’action, au fil du temps, par touches continues et non pas par grandes réformes centralisées au déploiement improbable. Pratiquer à grande échelle « le crédit d’intention » fondé sur la confiance, gagé sur la formation, nourri par la transparence, coûte beaucoup moins cher à la communauté que la méfiance et le contrôle a priori.

Reconnaître les innovateurs

L’innovateur est forcément déviant : c’est celui qui ose autre chose qu’appliquer la « doxa », c’est celui qui se moque, de fait, des situations installées et du pouvoir en place. « On a toujours fait comme ça » est une pensée couramment admise dans tous les cadres professionnels. Mais quand tout bouge, cette posture confortable devient une imposture maléfique. « On a jamais fait comme ça et on va essayer » doit devenir le mode normal de fonctionnement des structures.

Il est clair que cette logique se heurte non pas à la résistance individuelle des personnes, mais à celle des organisations figées dans leur fonctionnement conventionnel. Mais une organisation n’existe pas en tant que telle, elle existe à travers un ordre structuré de relations de pouvoir. Changer cet ordre, c’est donc forcément prendre le risque sinon de changer les personnes au pouvoir, au moins l’exercice du pouvoir, et c’est là où se situe l’allergie au changement. C’est la raison pour laquelle les grandes entreprises qui ont réussi ont beaucoup de peine à innover en profondeur, comme le décrivait dès 1997 Clayton Christensen dans son ouvrage « The Innovator’s Dilemma ». Les entreprises bien gérées et qui réussissent ont beaucoup de difficultés à changer ce qui a fait leur succès et qui peut provoquer leur perte.

L’innovateur « paradoxal » reconnaît les faiblesses et les risques et n’hésite pas à bousculer les tabous de la pensée unique que les entreprises pratiquent aisément. Ce n’est certainement pas à lui qu’il faut couper la tête !

Commentaires

Louis Nauges

Merci, Jean-Pierre, pour cette alerte et cet appel à l'innovation.
Nous avons en France, et en Europe, beaucoup de talents et d'entreprises qui proposent des produits et services innovants. Le problème que tu évoques est effectivement celui du passage à la taille mondiale tout en restant européens. Deux exemples récents dans le domaine des solutions SaaS, Software as a Service : RunMyProcess, racheté par Fujitsu et BIME, par Zendesk.
Comme tu l'évoques, le challenge principal se trouve dans les organisations, et en particulier dans les grandes. Je suis frappé par le décalage qu'il y a dans beaucoup de grandes entreprises entre leur discours "Entreprise Numérique" et la réalité de leur fonctionnement. Elles oublient trop souvent que l'on ne peut pas parler révolution numérique vers l'extérieur, vers les clients, sans commencer par faire cette révolution numérique en interne, en aidant les "clients internes", trop souvent appelés utilisateurs à travailler autrement.
Nous sommes, en 2016, dans une situation surprenante et positive : les potentiels des outils numériques sont très en avance sur les usages : les grandes entreprises ont, aujourd'hui, toutes les solutions disponibles pour mener cette double révolution, en interne et vers l'extérieur.

JosseDomi

Merci Jean-Pierre. Comme beaucoup d'autres entrepreneurs de l'Internet, à My Lead Corner, nous assumons totalement notre déviance ! ;-)

Clément Caubel

Merci pour cet excellent papier Monsieur Corniou !

Nous qui œuvrons dans le domaine du Digital Learning et surtout de ses usages au jour le jour, je souscris aux propos de Louis ! Tout le monde veut faire du Digital Learning, du blended learning mais trop souvent les organisations ne le voient qu'avec un prisme "outil" et non "usage".
Et nécessairement, augmenter l'usage de la formation digitale nécessite évidemment de changer les organisations et, plus que cela, leur manière d'apprendre. Vaste débat !

JPCorniou

Merci pour vos commentaires ! Nous devons vraiment tout faire pour dénoncer une tentative de caricature du numérique qui a commencé à s'installer dans les entreprises et qui consiste à adopter la forme et surtout oublier le fond de la transformation. Nous gâcherons cette opportunité de développement collectif si nous ne changeons pas l'éducation et la culture, comme les organisations, pour créer les "réseaux maillés collaboratifs" dont nous avons besoin.

Francis Jacq

Jean Pierre, voilà un excellent billet qui formule bien les enjeux de la situation actuelle.

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