Le monde ne cesse de nous bousculer. La situation de la planète est chaotique mais surtout nous en vivons désormais les soubresauts en temps réel. Plus que les événements, les coups de théâtre, les tensions, c’est l’incapacité complète dans laquelle nous sommes plongés de comprendre ce qui se passe et d’anticiper les évolutions qui nous perturbe. Cette hyper-exposition aux faits rend l’analyse difficile car très vite un autre événement a balayé le précédent. Seule l’émotion du moment compte. Plus que jamais le cygne noir s’est imposé dans notre vie quotidienne : tout peut arriver, partout, sans prévenir. Et personne ne peut nous guider face à cette incertitude majeure.
Extrait de http://www.pressmyweb.com
En effet, la crise de la foi démocratique envers les institutions et les personnes qui les incarnent va de pair avec la profusion d’informations de toutes natures. Dans un monde médiatisé à l’extrême, tout évènement trouve instantanément un retentissement planétaire. Le web en offrant à chacun une tribune infinie et un amplificateur de micro-évènements hétéroclites ne deviendrait-il pas le fossoyeur de la pensée démocratique ? Cette idée choque car elle va à l’encontre de la pensée démocratique qui se nourrit de transparence. En effet, puisque tout peut arriver, pourquoi se fatiguer à comprendre, à chercher les clefs de la situation, à identifier les courants de pensée, les leaders capable de guider ce bateau ivre dans lequel nous sommes embarqués ? Pourquoi, même, voter, parce que les événements vont, de toute façon, enterrer les promesses que nul ne peut désormais raisonnablement tenir ?
Malgré ses immenses insuffisances, le système représentatif est aujourd’hui le seul permettant de conférer l’espace d’un mandat à quelques-uns d’entre nous la légitimité de prendre des décisions en notre nom. Il n’y a pas d’autre système le permettant. Or si nous perdons confiance dans ce mécanisme de délégation par le vote, en contestant systématiquement ceux que nous avons choisi, et les décisions qu’ils prennent, comment faire émerger des « citoyens éclairés » pour assumer cette fonction ? Minée par le doute, corrompue par l’indécision, la république ne sera plus qu’une vaste ZAD occupée par les intérêts égoïstes du moment, les coalisions éphémères de tous les refus. Et ce refus de la décision ne peut faire naître qu’un appétit totalitaire dont la légitimité viendrait de l’incapacité à décider et à mettre en oeuvre. C’est d’une conjonction de forces similaires qu’est née en juin 1940 l’évidence, fatale et paresseuse, du recours au Maréchal Pétain.
En effet, la démocratie est une plante fragile qui doit se nourrir de controverses, de débats et surtout de prise de distance, dans le temps comme dans l’espace, entre le fait brut, l’analyse qu’on en retire et les convictions que l’on construit. L’abondance d’information n’est en rien un gage de démocratie si ce flot n’est pas endigué, structuré, rendu utile par les filtres adaptés. Et si au bout du processus une décision est prise et, surtout, exécutée.
La démocratie a besoin de transparence pour exister. Si le web est un outil naturel de la transparence, il devrait être naturellement perçu comme un vecteur de la démocratie. Or cette « évidence » ne s’impose pas tant le culte du bruit et la dictature du court terme paraissent à l’envi instaurer un système toxique privilégiant la pensée sommaire. Cette relation aux faits, instantanée et immédiatement soluble, sans mémoire ni souci de consolidation des preuves, favorisant les anathèmes, se situe aux antipodes d’un travail patient, méthodique et réfléchi de construction des analyses et des convictions. Et le nombre d’amis sur Facebook ou l’intensité du rythme des tweets ne sont pas des indicateurs significatifs de la qualité des idées ni de la capacité opiniâtre à les mettre en œuvre.
Dès lors, il est tentant d’opposer le fracas du web à la lenteur raisonnée du processus démocratique. Le web apparaît comme un vent sauvage et indiscipliné qui amplifierait la sur-médiatisation, les aprioris, et in fine les formes de totalitarisme qui se nourrissent de la simplification extrême des idées. A l’inverse, il faut reconnaître que la démocratie est un processus complexe. C’est une métabolisation lente d’opinions, de jugements et de comportements convergeant vers le respect librement consenti de règles qui s’incarnent dans des institutions et des pratiques sociales. Comment la liberté licencieuse et provocante de l’un pourrait favoriser le développement méticuleux et laborieux de l’autre ?
Il est urgent de trier entre ces options. On ne peut renoncer au web. On ne peut pas abandonner la démocratie. Pour cela, il faut faire le point, vingt ans après le lancement de ce qui allait devenir la plus grande invention sociétale de tous les temps, le web, sur sa contribution au développement de la démocratie. Faut-il revenir aux élans libertaires des fondateurs pour ne pas succomber à l’effroi du cynisme sanglant de Daesch mettant en scène ses monstrueuses exécutions ? L'analyse rétrospective des "printemps" arabes fait réfléchir. N'est-ce pas encore l'illusion de la démocratie tweetée qui a fait perdre tout jugement serein sur la réalité des manipulations et des manoeuvres ?
Il faut résister à la tentation du tout-sécuritaire faisant de chacun un suspect, voire un coupable, car puisque tout peut arriver il faut tout contrôler, mesurer, rapprocher pour construire les algorithmes de Minority Report et protéger la société contre le pire, c’est à dire la violence aveugle. Or le pire ne serait-il pas cet omni-contrôle sur chacun de nos actes, potentiellement dangereux, la domination de quelques firmes qui veulent nous rendre la vie plus heureuse ? Au fond, Apple, Google et Facebook ne seraient-ils pas en train de nous rejouer le coup de l'avenir radieux selon Lénine ?
Le dossier est infiniment complexe. Il y a fort à faire pour réinventer la démocratie numérique du XXIe siècle. C’est le principal chantier que les démocrates doivent instruire sans plus tarder.
Car le temps presse. L’indifférence, née de la désillusion, est un poison puissant qui dilue toute forme de prudence. L’indifférence rend toute solution désormais envisageable car l’opinion est tentée de penser que tant que l’on a pas tout essayé nous n’avons pas épuisé nos chances de trouver, par miracle, une réponse à nos problèmes. Or dans un pays qui en 250 ans a essayé toutes les solutions d’organisation du pouvoir, qui est le laboratoire constitutionnel le plus échevelé de la planète, on devrait comprendre que la solution ne viendra ni d’un nouveau régime, ni de nouvelles équipes, mais de notre capacité à nous prendre en charge comme un peuple adulte.
Lire "L'esprit démocratique des lois" , de Dominique Schnapper, Nrf Essais, 2014