Technologie, usage et marché : de l'informatique au numérique...
31 janvier 2015
Chaque jour le secteur des "technologies de l'information" produit de chiffres impressionnants qui pulvérisent les records antérieurs. Apple ainsi a réalisé au cours du dernier trimestre 2014 le meilleur bénéfice enregistré par une entreprise dans l'histoire économique, 18 milliards $. Et tout ceci grâce à un smartphone, l'iPhone 6, que les analystes considéraient comme banal... Aussi l’expansion du monde des « technologies de l’information » semble infinie. La puissance des processeurs, la connectivité des machines et objets, les progrès d’autonomie des batteries sont autant de potentiels exploités par la créativité des développeurs. Se dessine progressivement un monde nouveau, mobile et connecté où les interactions entre les hommes sont désormais amplifiées par l’usage de machines connectées en réseau, l'internet des objets.
Mais derrière l’avancée fracassante des grands acteurs du GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui sont devenus les nouveaux leaders de l’économie mondiale, tant par leur capitalisation boursière et leurs résultats spectaculaires que par leur influence, derrière le halo d’intérêt généré par la nuée de start-up, notamment françaises, qui démontrent avec brio leur inventivité, se dissimulent les réalités économiques de toujours. Qui gagne ? Qui perd ? Où sont les capitaux, les marges, les emplois, les secteurs porteurs, les activités déjà déclinantes ? Le monde qualifié de "numérique" recouvre en effet des réalités économiques très différentes qu’il serait dangereux d’enrober sous une appellation unique. Le risque est réel de développer une vue miraculeuse, mythique d’un secteur tellement composite qu’il rassemble les acteurs monopolistiques d’une industrie lourde comme des jeunes développeurs de quinze ans. Bien évidemment ni les moyens, ni les ambitions ni le destin de ces acteurs ne sont comparables.
Mauvaise nouvelle , le "digital" ce n'est que de "l'informatique"
Les activités numériques qui pénètrent et refaçonnent tous les secteurs sont pour beaucoup d’acteurs économiques, et de dirigeants, une découverte d’autant plus magique qu’elle est parée du vocable, aussi flatteur que dépourvu de signification précise, de « digital ». Or elles s’inscrivent en fait dans la continuité historique de l’expansion de l’informatique engagée depuis les années cinquante. Le numérique, c’est donc d’abord de l’informatique, c’est à dire des données, des programmes, des infrastructures de réseau et de l'exploitation de machines, ordinateurs et unités d stockage. Si tous les composants du système sont présents depuis les origines, formalisés en 1945 dans le modèle de Von Neumann, ils ont bien évidemment changé de forme, de niveau de performance et de prix. La révolution numérique actuelle n’est qu’une étape d’une révolution industrielle majeure dont la finalité est la maîtrise de l’information et de la connaissance. C'est l'expansion considérable de la sphère de traitement informatique de l'information qui produit une société nouvelle. Pour marquer cette différence de dimension, on peut parler de "société numérique" fondée sur l'informatisation du traitement de toutes les informations.
Un changement de dimension et d'usage : du centre vers la périphérie
Les ordinateurs centraux ont changé, ce ne sont plus des « mainframes » propriétaires, installés dans les entreprises, mais des fermes de milliers de dizaines de milliers de serveurs standard regroupés dans des usines hautement sécurisées et optimisées sur le plan énergétique. Le poste de travail n’est plus un terminal passif ou même un PC avec son clavier et son écran, mais prend les formes les plus diverses du « téléphone intelligent » jusqu’aux écrans de toutes tailles. Le plus souvent mobile, l’ordinateur est désormais multiple et omniprésent, connecté en permanence au réseau internet. Ce réseau couvre la totalité de la planète et son protocole de communication, TCP-IP, n’est pas propriétaire et permet à tous les serveurs et terminaux de travailler ensemble. Les programmes, ce ne sont plus seulement les programmes maison en Cobol ou les lourds et coûteux ERP, fruits de longues années de projet d’implantation, supportant la gestion des processus stables de l’entreprise, ce sont des centaines des milliers de programmes légers, téléchargeables instantanément, couvrant les besoins les plus divers au gré des utilisateurs. Bien évidemment, ces transformations s’additionnent à des rythmes différents selon les contextes, les pays, les entreprises. Le numérique avance à la fois dans les entreprises sur les bases de l'informatique historique "legacy" comme il prend de vitesse ce monde historique en en cassant les normes et les règles pour s'appuyer sur les pratiques individuelles.
Deuxième mauvaise nouvelle, la base du numérique, ce ne sont pas les start-up
Il faut comprendre que la révolution numérique est une révolution technique et industrielle menée par une industrie lourde et concentrée. La baisse des coûts et l’accroissement des performances sont le résultat des progrès scientifiques et techniques conduits depuis des décennies par une poignée d’industriels qui ont su attirer les plus grands savants et travailler avec les universités de pointe notamment IBM, HP, ATT, Intel, Cisco... Si ces derniers subsistent, parfois en méforme comme IBM, beaucoup de ces acteurs pionniers ont disparu. Le monde informatique est exigeant, complexe et cruel pour les vaincus. Cette industrie capitalistique investit dans les usines de processeurs qui coûtent des milliards de dollars, entretient un réseau mondial de fibres optiques et continue à lourdement investir dans la recherche développement pour étendre sans cesse la capacité de la technique. Elle prend des risques considérables.
Si aujourd’hui on parle de révolution numérique, c’est que cette industrie lourde a su se rendre invisible pour nourrir une transformation des usages qui étant facilement accessible se propage du grand public vers les entreprises, contrairement à la phase initiale où l’informatique se cantonnait au monde de l’entreprise. Cette invisibilité de la technique entretient une illusion, celle de la gratuité, ou du faible coût, du numérique. Elle met en valeur les start-up brillantes qui peuvent entretenir l'illusion qu'il suffit de quelques mois de développement pour percer mondialement.
Le numérique aujourd’hui ce sont également de nouveaux produits et services qui sont rendus possibles par la baisse des prix des composants et par l’interopérabilité des applications. Sur la couche historique des infrastructures informatiques et télécommunications peut se développer un monde d’innovations beaucoup moins coûteuses à produire et diffuser. Ainsi le monde des objets connectés ne peut se développer que parce que ces objets envoient des informations, via généralement le smartphone, vers des serveurs installés sur le réseau. Certes il est désormais facile et peu coûteux d’écrire les programmes rendant ces informations intelligibles et utiles à l’utilisateur, mais les utiliser implique d'emprunter des machines et réseaux dont le développement et l'entretien est coûteux et complexe.
Le monde des objets connectés, nouvelle frontière volatile
Mais il faut aussi reconnaître que cette prolifération de services ne change pas spontanément la qualité de vie des utilisateurs. Il n’y a pas de miracle numérique parce qu’on peut régler à distance la température de son domicile et comptabiliser le nombre de pas effectués chaque jour. Chaque usage pris isolément peut répondre à un besoin réel ou encore se révéler inutile et tomber en désuétude. Mais derrière un produit, il y une entreprise, des capitaux, une attente de rentabilité, qui peuvent se révéler totalement volatile si le marché ne fabrique pas une demande solvable.
L’économie numérique diffère de la phase antérieure de l’économie capitaliste en autorisant beaucoup plus facilement un cycle d’essais et d’erreurs aux conséquences certes désagréables pour les acteurs, mais non catastrophiques pour le tissu économique. Pour un constructeur d’automobile rater un modèle qui a coûté plusieurs milliards € en développement peut être fatal. Parmi toutes les start-up qui ont besoin pour se lancer de quelques dizaines de milliers d’euros, un grand nombre disparaîtra et seules quelques-unes atteindront une taille leur permettant ou de continuer à croître mondialement ou de se vendre confortablement. C’est le marché qui décide, et on a vu depuis 1995 avec l’essor du e-commerce des fortunes se faire et se défaire très rapidement. L’échec fait partie du modèle.
Mais à l’intérieur de la « galaxie numérique » tout le monde n’est pas confronté aux mêmes règles économiques. On voit que les fournisseurs d’infrastructures – concepteurs et fondeurs de processeurs, opérateurs de réseaux, services d’hébergement, fabricants de terminaux – sont confrontés à une concurrence sévère alors que leurs coûts d’investissements (usines, réseaux, marketing, R&D) sont élevés. Une usine de production de microprocesseurs coûte 7 milliards $. La mise aux enchères des licences 4G aux Etats-Unis a coûté 28 milliards $ aux candidats à l’obtention d’une licence. La vulnérabilité de ces grands acteurs ne doit pas être sous-estimée même s’ils bénéficient, pour un temps, de positions dominantes sœur permettant d’engranger de confortables trésors de guerre. Aucun leader n’est à l’abri, ni Intel, concurrencé sur le monde mobile par Qualcomm, ni Samsung, concurrencé par les fabricants chinois, ni Cisco, attaqué par Huawei, ni même Apple, en dépit de son insolent succès actuel du à l’abandon du dogme maison de ne pas produire de grands smartphones.
Aussi rien n’est jamais joué dans ce marché turbulent.
Le CES 2015 a révélé une floraison d drones, d'imprimantes 3D, de montres connectées et de toutes sortes d'objets connectés qui vont envahir notre quotidien. Il y a beaucoup d'appelés et il y aura peu d'élus. Le secteur des imprimantes 3D est un exemple d’un marché qui stimule l’imagination mais qui reste aujourd’hui marginal. Il y aurait 110000 imprimantes 3D dans le monde. Est-il vraiment utile d’acheter une imprimante 3D aujourd’hui pour mettre des heures à fabriquer une Tour Eiffel de 5 cm de haut comme on le voit dans les démonstrations ? Quel est le véritable usage sur une base régulière justifiant un achat de plusieurs milliers d’euros ? Si on voit se dessiner un usage industriel pertinent, pour quelques micromarchés de hobbyists passionnés, pour développer rapidement des prototypes, produire à la demande des pièces détachées, il est très prématuré de voir se construire une solution industrielle sur la base des outils actuels. Mais ce qu’il faut retenir, c’est un changement majeur dans le modèle de la production industrielle qui pendant des siècles était fondé sur la production de pièces par élimination de matière, induisant une forte consommation d’énergie et une production importante de déchets, alors que l’impression 3D est fondée sur une logique additive, économe en ressources. Aussi ce marché encore embryonnaire peut totalement exploser pour les particuliers si les acteurs produisent des solutions acceptables, efficaces et répondant à de véritables besoins. L’entrée d’un acteur aussi expérimenté qu'HP dans ce marché, prévue pour 2016, pourrait rapidement le faire décoller.
Le monde numérique est fascinant et procure une excitation largement partagée par tous les acteurs devant la pluralité des produits, des services, l'audace des entrepreneurs, la fulgurance des résultats. Mais derrière quelques réussites légendaires, il y a et aura beaucoup d'échecs. Le modèle de "chaos innovant" est stimulant, mais il ne doit pas fasciner les gouvernants et les décideurs au point d'ignorer les réalités économiques et technologiques solides qui rendent possibles ces prouesses individuelles.
Pour que la société numérique livre ses promesses, il faudra à la fois des innovations d'usage et des infrastructures performantes.