Ombres sur les télécommunications ?
23 septembre 2014
Le téléphone des années soixante, objet rare et cher, immortalisé par Fernand Raynaud dans son sketch sur le « 22 à Asnières » s’est définitivement estompé dans nos souvenirs. Téléphoner pour se parler n’est plus qu’un cas particulier dans le volume considérable des échanges. Cette mutation s’est faite rapidement. La diffusion du téléphone fixe a été facilitée par le passage au numérique à partir des années soixante-dix et c’est la large adoption mondiale du standard d’origine européenne de téléphonie cellulaire numérique, GSM, adoptée en 1991, qui a favorisé le déploiement de la téléphonie mobile.
Mais c’est depuis le début des années 2000 que s’est produite une véritable explosion de la diffusion des télécommunications. Avec plus de 6,9 milliards d’abonnements au téléphone mobile recensés par l’Organisation internationale des télécommunications à la fin de 2013, contre 2,2 milliards en 2005, c’est un réseau couvrant la totalité de la planète en moins d’une décennie que l’industrie a réussi à édifier. Plus encore, 2,3 milliards de personnes utilisent déjà un service à haut débit, inexistant en... 2009. Chaque terrien a la possibilité d’exploiter aujourd’hui un téléphone mobile et 3 terriens sur 7 peuvent déjà accéder au web à travers cet outil mobile !
Simultanément sur la même période, le nombre des abonnements au téléphone fixe a baissé de 1,24 à 1,14 milliard. Cette industrie a généré en 2012 1540 milliards $ de chiffre d’affaire mondial, dont 66% résultent de l’activité des pays développés. Le marché des services de télécommunications est le plus important des marchés technologiques, dont il représente 43% du chiffre d’affaires, loin devant le matériel (19%).
Ces chiffres sont sans équivoque : les télécommunications, aujourd’hui mobiles, multimédia et mondiales, représentent un enjeu stratégique et économique considérable. Après être passée de la voix aux données, du fixe au mobile, l’industrie des télécommunications va à nouveau connaître une nouvelle accélération à travers la généralisation de l’accès mobile au web et la connexion des objets aux réseaux internet. Poursuivre et financer l’innovation pour alimenter un monde avide de télécommunications, couche invisible mais vitale des services qui conditionnent désormais la vie quotidienne des milliards d’êtres humains, est le défi de l’industrie en ce début de millénaire.
Cette révolution sans équivalent dans l’histoire de l’humanité par son amplitude sur une période si courte est d’abord le résultat d’une percée technique continue. Devenu numérique dans les années soixante-dix, le téléphone a bénéficié des progrès des composants électroniques et des batteries pour se miniaturiser, devenir mobile et se démocratiser. Naguère dominé par le finlandais Nokia qui avait le premier su exploiter la norme GSM à très grande échelle pour fournir des téléphones fiables et bon marché au monde entier, le marché a connu avec la sortie par Apple de l’iPhone en 2007 une rupture majeure : le « téléphone » ne sert plus qu’occasionnellement à téléphoner, au milieu de dizaines d’usages nouveaux inimaginables à sa sortie. Le « smartphone » s’est imposé en 2014 comme le support universel de la communication mobile et le monde entier s’arrache ces nouveaux terminaux, offrant une gamme très large de produits et de prix. Il devrait se vendre dans le monde 1,2 milliard de smartphones en 2014. L'arrivée massive des frabricants de smartphones chinois, comme Zopo, King Sing, Cubot, Meizu avec des appareils sous Android accessibles largement au-dessous de 100 $ révolutionne le marché mondial et favorise la pénétration d'outils sophistiqués d'accès au web.
Smartphone chinois Zopo
Nouvelle famille iPhone Apple
Toutefois ce succès n’est pas sans créer de nouveaux problèmes. Cette industrie a perdu son rythme de croissance spectaculaire en raison d’une baisse généralisée des prix. Les Etats-Unis et l’Europe connaissent une réduction de leur chiffre d’affaires global alors que la croissance mondiale est encore tirée par les pays émergents mais tend à se tasser. La progression des ventes de smartphones ralentit à 19 % en 2014 contre 39 % en 2013 et les perspectives des prochaines années marquent un tassement en volume comme en prix avec la diffusion de smartphone low cost. Aussi rapidement qu’il s’est imposé, le smartphone va se banaliser.
Il faut prendre conscience que la technique qui était le moteur du renouvellement rapide du marché a perdu son caractère déterminant. Le passage du GSM au GPRS puis à la 3G ont marqué un net changement perceptible par les utilisateurs dans la vitesse de transmission et donc le confort d’utilisation. La 4G pourtant prometteuse par ses performances annoncées n’a pas eu cet effet sur le marché pour inciter les utilisateurs à migrer vers les derniers produits. Seuls 3,7 millions de personnes ont accès à la 4G en France en 2014. Les utilisateurs sont prudents dans leurs choix et cherchent à optimiser l’usage en fonction du coût réel. Conscients de l'augmentation de la part des marchés numériques dans leurs budgets, contraints, les uitlisateurs tendent à mieux maîtriser leurs acahts et leurs consommations. Les opérateurs, obligés d'investir pour enrichir leur offre de service, voient leurs revenus stagner et leur profitabilité décroître.
L’éducation rapide du marché est une caractéristique majeure de l’époque. C’est l’agrément d’usage et l’utilité perçue qui vont déclencher des changements comportementaux, et non pas simplement la promesse technique, phénomène observé dans la plupart des marchés grand public.
Il faut d’ailleurs souligner que la créativité des usages est sans limite. L’Afrique, avec plus de 650 millions de mobiles, est probablement le continent qui a démontré le plus d’inventivité dans l’usage du téléphone mobile. C’est en fait cet outil qui a induit le développement dans de nombreuses zones reculées, offrant à tous la possibilité de se connecter pour suivre l’évolution de la météo, des cours des produits agricoles ou pour faciliter la surveillance sanitaire et les soins. C’est le téléphone mobile qui a compensé l’inexistence des circuits bancaires comme le démontre le succès du service M-Pesa au Kenya. 17 des 19 millions de Kényans disposent d’un compte dématérialisé qui assurent aujourd’hui 66% des transferts d’argent du pays contre 2% pour les banques. C’est la recharge du téléphone et l’alimentation des antennes qui ont conduit au développement de l’électricité photovoltaïque. Loin d’être un objet secondaire, le téléphone est ainsi devenu un vecteur de progrès au service de la communauté. La substitution du smartphone au téléphone de base va amplifier ce mouvement pour générer de nouveaux usages.
L’omni connectivité des objets aux réseaux IP va également induire d’importants volumes de trafic concourant à l’alimentation des « données massives » ou Big data. L’Idate estime qu’en 2020 plus de 80 milliards d’objets connectés pourraient être en service sur la planète, mais si cette évaluation est imprécise car d’autres sources tablent sur 9 milliards en 2018, chacun s’entend sur la croissance considérable de ce marché. Les compteurs électriques, les capteurs de confort, les objets relatifs à la santé, les voitures connectées viendront rejoindre PC, tablettes, écrans divers et autres smartphones. Dans la rue, ce seront les infrastructures connectées, les lampadaires, les capteurs de trafic, et même les poubelles qui viendront alimenter le flux des données publiques.
Mais le grand problème restera pour les opérateurs télécom celui de la monétarisation de ces informations. Beaucoup de modèles d’affaires liés à cette omniconnectivité sont encore inexistants ou bien fragiles. Qui voudra payer in fine ? Panne d’innovation, manque de séduction ? Les promesses lointaines de la 5G, encore plus rapide avec 1 Gbit/s, prévue pour 2020, ne permettent pas de penser que le marché suivra la technique si les usages pratiques ne sont pas identifiés. Plus de vitesse, plus d’applications ne suffisent pas à déclencher de nouvelles intentions d’achat. Car on peut déjà maintenant effectuer beaucoup de tâches avec un smartphone et l’inventivité réside plus dans les applications que dans les objets et les services de télécommunication. Les marchés de la santé, de l’éducation, du transport qui peuvent se développer autour de la mobilité et du haut débit sont certes attractifs en termes de promesses mais butent sur le modèle économique : qui doit payer pour ces nouveaux services ? La connexion de tous les objets de notre environnement familier est aussi un enjeu économique. Il faut inventer des usages pertinents pour que cette omni-connectivité stimule une demande solvable.
L’industrie est donc confrontée à un dilemme sérieux : continuer à innover et à investir pour des revenus commerciaux aléatoires ou exploiter les investissements actuels et renforcer le niveau de service pour retrouver une profitabilité dégradée ? L’innovation bute sur le principe de réalité. Le client a besoin d’absorber l’innovation avant d’être prêt à payer pour de nouveaux services. Il est évident que la loi de Moore déplacera les frontières du possible. Il reste à imaginer des services désirables pour rendre pratiques et concrètes ces promesses.
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