Automobile et mobilité : un problème politique
01 février 2013
1,2 milliard d’automobiles, 7 milliards de terriens, la cohabitation est-elle possible ?, Jean-Pierre Corniou, avec Marine Corniou, Préface d’Anne-Marie Idrac, éd. Lignes de repères, Novembre 2012 192 pages, 19 €
NB : Jeudi 31 janvier 2013, la Fondation pour l’innovation politique organisait un débat autour de l’ouvrage de Jean-Pierre Corniou et de Marine Corniou : 1,2 milliard d’automobiles, 7 milliards de terriens La cohabitation est-elle possible ? Le débat réunissait Anne-Marie IDRAC, ancien Ministre, Jean-Pierre CORNIOU, consultant, DGA de SIA Conseil et Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l’innovation politique.
800 millions. C’est le nombre de voitures en circulation sur la planète. Si ce chiffre impressionne, que dire du 1,2 milliards d’automobiles qui peupleront notre monde en 2020 ? Au-delà de la statistique, la diffusion massive et globale de ce mode de transport a dessiné en Occident – et aujourd’hui dans les pays émergents – un modèle de civilisation.
La voiture, enjeu nodal de notre temps
La « question automobile » se situe au croisement des enjeux structurants notre époque : objet de compétition économique internationale, l’industrie automobile révèle les atouts et les faiblesses de chaque pays dans la mondialisation. Instrument d’émancipation individuelle, la multiplication des véhicules fait peser de nouvelles contraintes sur l’organisation de notre vie commune, notamment au sein des villes. Enfin, si la voiture a redessiné l’espace et aboli les distances, ses effets indésirables nous confrontent aux limites d’un progrès technique incontrôlé.
Dès lors, évoquer l’automobile, c’est dresser le portrait du monde actuel. Jean-Pierre Corniou et sa fille Marine, dans leur travail commun, ont parfaitement saisi cette dimension civilisationnelle. Dans leur ouvrage conjoint, les auteurs ont associé technicité et hauteur de vue pour faire apparaître les enjeux liés à la voiture, en prenant soin de traiter chacun d’eux au sein d’un chapitre dédié.
L’automobile ou la compétition économique entre les nations
Innovation franco-britannique, l’automobile est mise au point à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Si elle fait la gloire et la renommée des entrepreneurs français de la Belle époque, ce sont les Américains, Henry Ford en tête, qui massifie sa production et la démocratise. Cette appropriation d’un objet à l’origine élitiste et sa transformation rapide en produit de masse témoigne du basculement de la puissance industrielle de l’Europe vers les Etats-Unis durant l’entre-deux-guerres.
Aujourd’hui encore, la concurrence entre les pays producteurs d’automobiles révèle les grandes lignes de force de notre monde. Si la « triade » Europe-Etats-Unis-Japon domine encore largement cette industrie, les puissances émergentes s’affirment comme de possibles concurrentes. La Chine, qui s’est longtemps contenté d’accueillir les sites d’assemblage des constructeurs occidentaux, s’est approprié leurs technologies et savoir-faire dans le cadre de joint ventures avantageuses. Les Chinois ont désormais leurs propres marques dont ils comptent bien faire des champions mondiaux.
VW vs. PSA
L’évolution parallèle des filières automobiles françaises et allemandes permet de mesurer le différentiel de compétitivité entre les deux pays. La comparaison, hélas, n’est pas flatteuse pour nos constructeurs qui n’ont pas su opérer à temps les bons choix stratégiques. Alors qu’elles évoluent dans des conditions comparables, les industries des deux pays connaissent des destins radicalement différents. Le groupe Volkswagen, par exemple, a su monter en gamme tout en proposant des produits de qualité et de prix très variables grâce à des entreprises complémentaires qui d’Audi à Seat, travaillent en parfaite synergie. A l’inverse, PSA ou Renault se sont concentrés sur l’entrée et le moyen de gamme, où le marché était saturé. De ce mauvais choix découlent les difficultés que l’automobile française traverse actuellement.
La voiture, objet tocquevillien
Au-delà de ses implications économiques, la voiture a été et demeure le vecteur de transformations sociales radicales. En lisant Jean-Pierre Corniou, l’on découvre qu’elle est un objet tocquevillien par excellence. Il n’est sans doute pas fortuit que les Etats-Unis, où le philosophe a analysé la démocratie dans sa pure essence, soient devenus la nation de l’automobile.
Rendue accessible à tous par la production de masse, la voiture a contribué à l’égalisation des conditions en permettant à chaque individu de s’arracher à son territoire de naissance et aux ancestrales dépendances qui l’y enserraient.
Aujourd’hui encore, la voiture est, par excellence, l’instrument de l’indépendance individuelle : grâce à elle, chacun peut partir où et quand bon lui semble. Davantage, l’habitacle de nos automobiles, qui isole le conducteur et le sépare du monde social, ne figure-t-il pas assez bien le repli dans la sphère intime que Tocqueville redoutait ?
Ecologie, géopolitique, urbanisme : les trois crises de l’automobile
Pour autant, en démocratie comme en voiture, les progrès de l’indépendance individuelle ne vont pas sans implications pour la vie commune. Jean-Pierre Corniou rend limpide l’articulation problématique entre les progrès sociaux majeurs permis par l’automobile et ses conséquences néfastes pour l’ensemble de l’humanité.
La voiture a créé les conditions d’une crise écologique sans précédent, dont l’issue semble pour l’instant improbable. Aujourd’hui, le transport routier est ainsi responsable d’un cinquième des émissions de CO2 des pays industrialisés. Ces dégâts environnementaux risquent d’être démultipliés si les sociétés émergentes venaient à suivre les standards occidentaux. Si, en Chine et en Inde, le nombre de véhicules par habitant était comparable à celui de l’Union européenne, les deux pays en compteraient 1,38 milliards. Or, aujourd’hui, le parc automobile des pays en développement, vétuste et mal entretenu, est déjà la source d’une préoccupante pollution atmosphérique.
En installant durablement notre dépendance au pétrole, l’automobile a bouleversé les équilibres géopolitiques mondiaux. Depuis la crise de Suez de 1956 jusqu’aux guerres du Golfe, l’or noir est au cœur des conflits armés qui émaillent l’histoire du monde. Par ailleurs, les pays producteurs de pétrole, regroupés au sein de l’OPEP, ont rapidement compris qu’ils pouvaient se servir du prix du baril comme d’une redoutable arme diplomatique face aux Occidentaux.
Plus près de nos préoccupations quotidiennes, la prolifération des voitures a bouleversé notre cadre de vie. La périurbanisation, les embouteillages et les nuisances qui l’accompagnent en sont les conséquences directes. Pourtant indispensables pour acheminer hommes et marchandises vers les centre-villes, les centaines de milliers de véhicules qui roulent dans nos villes cohabitent mal avec leurs habitants.
Aussi, l’automobile est bien la matérialisation des paradoxes de notre condition moderne. Vecteur d’émancipation individuelle, elle pose le problème de la cohabitation des libertés. Instrument de l’abolition des distances et du désenclavement de régions du monde les plus reculées, elle est lourde de menaces pour la survie même de l’humanité.
Le salut par l’innovation
Est-il possible de conserver les avantages inouïs que nous procure l’automobile en éliminant ses effets collatéraux ravageurs ou sommes-nous condamnés à déplorer les effets dont nous chérissons les causes ?
L’auteur ébauche des pistes de solutions concrètes, toutes fondées sur l’innovation. De même qu’à partir des années 1970, des voitures moins consommatrices, moins polluantes ont été conçues pour faire face au renchérissement du pétrole, les recherches conduites actuellement par les constructeurs devraient permettre de sortir de notre dépendance aux énergies fossiles.
La crise de l’automobile annonce les prochaines ruptures technologiques
La violente crise qui frappe aujourd’hui l’industrie automobile et les drames sociaux qui en découlent annoncent sa profonde transformation. Face à l’effondrement de la demande en 2009, de nouveaux modèles de voiture plus adaptés aux besoins des consommateurs et aux exigences environnementales sont apparus.
En attendant la rupture fondamentale des voitures sans essence, les véhicules hybrides circulent déjà sur nos routes. Qu’ils fonctionnent à l’électricité ou à l’hydrogène, des voitures propres devraient être commercialisés prochainement par les constructeurs américains, japonais et européens, annonçant la disparition progressive du moteur thermique.
Ce n’est qu’un début. Les technologies de l’information devraient faire communiquer voitures et infrastructures, notamment urbaines, pour améliorer l’efficacité énergétique des moteurs et réduire les nuisances liés à l’utilisation de l’automobile. Enfin, de nouveaux modes de déplacement alliant transports en commun et voitures individuelles sont déjà à l’essai.
Éloge du progrès
Par un va et vient habile entre les sujets techniques et les enjeux structurant le monde actuel, cet ouvrage fait ainsi apparaître les tensions qui traversent notre époque.
Si l’auteur y fait apparaître avec force les perfectionnements permis par cette avancée majeure qu’est l’automobile, il nous alerte aussi sur les menaces dont la civilisation de la voiture est porteuse. Leur prise en compte passe selon lui par l’intensification de nos efforts de recherche et développement. Aussi, loin des visions hémiplégiques du progrès qui n’en voit que les bienfaits ou les effets négatifs, cet ouvrage édifiant dessine à grands traits les contours d’une relation harmonieuse de l’homme à sa plus belle conquête technique.
Alexis Benoist
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