Politique... l'impuissance démocratique
29 octobre 2012
Dans le contexte de la crise que traversent durablement l’Europe occidentale, les Etats-Unis, le Japon, la classe politique souffre partout d’un discrédit majeur. Les titulaires du pouvoir abordent avec fébrilité toute nouvelle élection tant le risque de désaveu est élevé. Les échecs sont nombreux, violents, humiliants. Les périodes de grâce post-électorales sont fugaces et très rapidement les critiques fusent pour sanctionner sans pitié tout écart, même mineur, à une règle d’excellence que la démocratie semble désormais exiger de ses dirigeants. La confiance, partout, est au plus bas alors même que les circonstances exigeraient de la classe politique qu’elle suscite le désir de rassemblement dans la durée pour résoudre les problèmes complexes de notre époque.
Est-ce que ce jeu de massacre est légitime ? Quelles en sont les causes ?
La crainte légitime que suscite, sur l’emploi et le revenu, l’atonie de la croissance est le moteur principal de ce discrédit. L’incertitude envers le futur rejette sur le pouvoir la cause majeure de tous les troubles. De plus, la classe politique semble exonérée de la dureté des temps et capable de s’affranchir, par des moyens suspectés douteux, des temps difficiles que vivent les citoyens. Le débat récurrent sur le cumul des mandats n’est pas une réflexion théorique de droit constitutionnel sur le degré optimal de concentration sur un niveau de responsabilité, mais un problème de gestion du revenu des élus qui n’a rien de choquant en soi. Tout travail mérite salaire… Mais quand la performance du travail est contestée, la rémunération sur fonds publics perd de sa légitimité.
Le web est une des causes de ce « politician bashing », ce lynchage systématique sont les politiciens se plaignent amèrement faisant du web le seul artisan de leur discrédit. Il est clair que la puissance de l’outil limite les zones grises où pendant longtemps les politiciens ont pu tenter de s’échapper pour se soustraire à l’âpreté du jugement de leurs électeurs. Rien n’échappe au regard mondial du web, ni les petites phrases maladroites, ni les photos compromettantes, ni les agendas cachant de suspectes rencontres. Tout est en direct. Sans filtre et sans pitié.
Mais cette loupe grossissante sur les méthodes et les mœurs de nos élus ne doit pas conduire systématiquement à leur mise en accusation. Pourquoi situeraient-ils au-delà des normes habituelles de comportement de la population alors qu’ils sont choisis en son sein sans filtre spécifique pour la représenter ? Il est ainsi curieux que les hommes politiques les plus appréciés de l’opinion sont ceux qui ont, dans une certaine mesure, échoué. L’échec est-il un brevet de vertu démocratique ? Le sacrifice personnel ne peut-il être que le seul moyen de produire une bonne image en politique ?
La classe politique ne mérite certes ni cet honneur ni cette indignité. Elle n’est là que parce le peuple lui demande d’assurer cette fonction de régulation que le système démocratique confie à l’Etat. Elle ne peut résoudre tous les problèmes de chacun, emploi, revenu, éducation, sécurité…. Ce que Lionel Jospin avait dit, dans un aveu d’impuissance qu’on lui a reproché, « L’Etat ne peut pas tout » est devenu un constat universel dans une économie mondiale ouverte. Barack Obama en fait l’amère expérience même dans un pays où, structurellement, on attend peu de Washington quand on ne dénie pas au pouvoir fédéral tout droit d’ingérence dans la vie des gens.
Un essai récent vient éclairer le débat à la lumière des principes « génétiques » de la démocratie grecque. Dans « Le maléfice de la vie à plusieurs », dont le sous-titre annonce le projet « La politique est-elle vouée à l’échec ? », Etienne Tassin s’interroge sur cette tragédie que vit la démocratie. Le peuple est par nature divisé. En régime démocratique, la prise du pouvoir de l’un est la défaite de l’autre, et non pas sa destruction comme dans les régimes totalitaires. Le vaincu voudra échapper à la domination « naturellement » perçue comme injuste de celui qui a gagné et préparer une revanche qui ne peut être qu’une remise en cause de sa légitimité et de ses choix. La division qui est « le lien de la liberté » limite la capacité d’action du vainqueur.
Aussi Etienne Tassin avance-t-il cette définition de la démocratie : « La démocratie, nom d’un régime où le peuple divisé entend exercer un pouvoir sur lui-même, affronter victorieusement les séditions qu’il produit de lui-même en son sein ».
Tassin met en évidence, comme Merleau-Ponty qu’il cite abondamment, l’impureté de la politique. « La liberté est toujours compromise, empêchée ou déviée, par les autres, les choses, le monde, les tâches et les hasards. L’acteur politique, celui qui porte cette liberté en acte, ne saurait être jugé que sur ses actes, et non ses intentions. Or les effets desdits actes lui échappent en partie le plus souvent et il doit les assumer quand bien même il ne les défendrait pas. »
Rude mission que la politique vouée à l’échec et à l’impuissance. Car plus large est le spectre de la mission, plus les aléas se multiplient et rendent l’atteinte d’un objectif totalement aléatoire. De plus si cet objectif est atteint qui peut en prétendre être le seul responsable ? Pour fonctionner, la démocratie ne pourrait s’appliquer qu’à des objets précis à l’ampleur limitée. Les votations suisses permettent en cernant précisément le champ technique et géographique de la décision de construire les conditions d’un succès. Veut-on autoriser le travail du dimanche, sujet constant en France et jamais tranché ? Il a suffi au peuple de Genève de voter contre pour mettre un terme au débat… à Genève. Est-il pertinent d’avoir le même système à Bale, Zurich ou Zermatt ?
C’est par son désir d’universalité que la république française s’empêtre bien souvent dans des débats inextricablles au niveau où ils sont traités. Dans un système complexe comme notre économie européenne, immergée dans l’économie mondiale, qui peut décider sérieusement sur des sujets aux multiples implications ? Il en ressort de pitoyables déclarations où les hommes politiques impuissants tempêtent, invectivent, blâment, condamnent et promettent, dans un déluge de mots sans conséquences
Ce que Tassin met aussi en évidence est que cette incertitude fatale à la politique s’applique aussi au passé. Il est en effet difficile avec certitude d’attribuer à un homme, à une équipe gouvernementale le succès d’une politique qui résulte de multiples facteurs exogènes. Certains hommes politiques tirent au fond leur gloire de ne pas avoir eu le temps de faire la preuve durable de leur talent. Le meilleur exemple en est Pierre Mendes-France. Pourquoi a-t-il éclipsé jusqu’au nom même un autre homme politique talentueux de la IVe république, Felix Gaillard ? La fascination pour ceux qui n’ont pu échouer faute d’avoir réussi est infinie.
D’autres ont su exploiter avec intelligence les circonstances pour se les approprier. Ainsi la seconde guerre mondiale a pu faire naître le renouvellement de la classe politique à travers des positions courageuses face à ce qui est devenu a posteriori une exigence claire, le refus de la soumission à l’Allemagne. Mais qui aurait pu imaginer la trajectoire d’un Charles de Gaulle sans ces circonstances. Que serait devenu un Jean Moulin s’il avait survécu ? Les héros sont d’autant plus intègres qu’ils sont morts car on ne raconte que les belles histoires qui arrangent tout le monde comme l’illustre Taleb dans « Le cygne noir ».
Si du fait des interactions entre les hommes libres, qui peuvent décider de ne pas se soumettre à la pensée et à la volonté d’un seul ou d’un groupe, la politique est destinée à échouer en démocratie ou à ne réussir que par accident, faut-il alors abandonner l’exercice de la politique au hasard ? C’est ainsi qu’est née l’idée de confier le pouvoir à des citoyens choisis au hasard, ce qu’on fait pour la justice, dans les jurys d’assise dont les conséquences ne sont pas moins graves.
Alors si on ne peut juger une politique et les personnes qui en sont à l’origine ni sur les intentions ni sur les résultats, que reste-t-il pour en démocratie conserver au rituel électoral un intérêt réel ? Tassin comme Merleau-Ponty proposent de retenir comme critère le résultat de l’action immédiate sur une communauté d’acteurs et sur l’espace d’apparition qu’elle déploie avec elle. Le sens de la politique serait donc le désir d’action, auquel on prête volontiers « les vertus du commencement, de la natalité, de la révélation, de la manifestation ».
Cet essai illustre brillamment l’impuissance de la démocratie. Mais c’est dans la gestion de cette impuissance que se place la grandeur de la démocratie.