Il est bien difficile dans la bruit de la campagne électorale de discerner la place attribuée par les candidats à la science et à la technique. Tout se passe comme si la parole seule, de préférence incantatoire, péremptoire, réductrice, puis quelques promesses de textes législatifs, pouvaient suffire à imprimer à notre pays une nouvelle dynamique de croissance. Les tribuns n'ont plus de remède miracle à proposer au pays et c'est une bonne nouvelle qui incite au réalisme. Mais on pourrait attendre des candidats au rôle le plus structurant de la politique française à ce qu'ils exploitent leurs talents pour réveler les potentiels de transformation de la société et orienter résolument les acteurs vers les investissements, les comportements et les compétences les mieux adaptées au XXIe siècle naissant. Pour le moment, on ne voit pas vraiment émerger ce souffle créatif, remplacé, pour la plupart, par un désolant sens de l'invective...
Or il est clair que les solutions du passé sont totalement inadaptées à la complexité des problèmes que nous devons collectivement résoudre. Il faut se projeter dans le futur et rechercher dans l'analyse des transformations récentes de la planète, et dans les potentiels que proposent les recherches scientifiques et techniques, de nouvelles solutions.
Il faudrait donc que nos "leaders", comme notre "élite", acceptent de reconsidérer leur vision du monde. Il en est ainsi dans la plupart des questions évoquées dans la campagne, pression fiscale, réindustrialisation, revenus de solidarité, "valeur travail", sécurité, santé, exercice de la souveraineté populaire... Ce n'est pas parce que ces questions sont récurrentes qu'il faut les traiter avec les outils du XXe siècle qui ont démontré leurs limites.
En effet, beaucoup de choses ont changé sur notre petit vaisseau spatial Gaia, avec ses sept milliards de passagers qui ont maintenant presque tous un téléphone mobile et pour un tiers d'entre eux accès au web ! La compétition économique mondiale est entrée avec le web dans une phase nouvelle. Ce ne sont plus les facteurs matériels qui vont permettre aux entreprises et aux nations de se différencier, mais leur capacité à gérer données et information pour les transformer en connaissances. L’agrégation continue, créative et impertinente, de ces composants permet de construire un flux permanent d’intelligence compétitive qui constitue désormais le vecteur majeur de la performance.
Ce passage massif de l’économie du XXIe siècle de la main-d’œuvre au « cerveau-d’œuvre » constitue une chance unique pour la France. Il ne s’agit plus en effet uniquement de réduire les coûts des fonctions opérationnelles classiques de l’entreprise et le l’Etat, mais d’imaginer des produits et services nouveaux pour répondre aux besoins profonds de la société, résoudre les défis de l’éducation, du vieillissement, de la raréfaction des ressources et du réchauffement climatique. Il s’agit d’ouvrir les voies de nouveaux modèles économiques et politiques du XXIe siècle.
Parmi les axes clefs de la transformation numérique, trois légitiment une attention particulière :
- La compétitivité des entreprises françaises et la contribution du numérique à la réindustrialisation
- L’exploitation des potentiels numériques dans une stratégie de croissance décarbonnée respectueuse de l’environnement
- Le développement de la démocratie numérique
La nouvelle donne compétititive qui bouleverse les avantages acquis
Il faut rappeler que le moteur des technologies de l'information est tellement puissant que les performances doublent tous les dix-huit mois à prix constant. Ceci facilite l’interface homme/machine, abaissant sans cesse la barrière de l’accès technique qui se banalise. L’accès à la technologie se diffuse dans toutes les couches de la société, permettant des usages inimaginables il y a encore 15 ans.
Il y a aujourd’hui 62 millions d’abonnés au téléphone portable en France, 5 milliards dans le monde ! Il y a plus de 2,2 milliards d’accédants à internet, dont plus du quart à travers un objet mobile. Cette démocratisation, technique et économique, conduit au développement d’une immense capacité non seulement de « réception » de message, comme ce fut le cas avec la presse écrite, la radio et la télévision mais « d‘émission » ce qui inverse le flux historique de diffusion de l’information et de la connaissance des « sachants » vers la population. Parce que la technique autorise une vraie démocratisation, on peut désormais concevoir, écrire, diffuser textes, images, vidéos documents multimédia avec des moyens financiers très limités et un bagage technique minimal. On peut échanger entre pairs, construire de nouveaux vecteurs d’opinion et faire naître des idées neuves.
Nous avons construit pour la simple année 2010 cent fois le volume d’informations créées depuis l’origine de la civilisation. Nous ne sommes qu’au début d’une aventure humaine exceptionnelle où la mise en connexion par le web de milliards d’êtres humains constitue une expérience cognitive sans aucun équivalent dans notre histoire. Nous sommes sortis d’une vision linéaire, prédictive du progrès de connaissances pour entrer dans un modèle à la fois systémique et exponentiel, où chaque discipline se nourrit et alimente les progrès des autres disciplines. De cette croissance sans limite vont émerger des produits et services aujourd’hui simplement inimaginables. 50% des produits et services que nous utiliserons couramment en 2020 n’existent pas aujourd’hui.
La capture de données, la recherche d’informations et l’élaboration de connaissances constituent les fondements d’un nouveau cycle économique impliquant nouveaux acteurs, nouvelles disciplines, nouveaux modes de gestion et de management.
C'est là où se joue vraiment l'avenir des entreprises : concevoir et mettre sur le marché des produits innovants, attractifs, en ligne avec les besoins des clients est la vraie -et seule- finalité des entreprises. Le faire en disposant d'un moyen ultra efficace pour rapprocher des informations structurées issues du système d'information interne, et les informations non structurées internes comme externes, donne une efficacité accrue au système de conception, qui bénéficie d'une nouvelle qualité d'exploitation du stock d'informations et de connaissances, souvent dormant. Il s’agit non seulement de gérer des données structurées, mais surtout non structurées, dont des images 3D. Veille technologique, analyses concurrentielles, suivi en temps réel du cycle de vie des produits, analyses fines de la réaction des clients sont les nouveaux outils de la performance. Ce qui naguère fut un exercice souvent négligé, la gestion et l’archivage des données numériques devient désormais un outil incontournable d'efficacité dans tous les métiers.
Le numérique au service de l’industrie française
La France, par la qualité de son enseignement, par la persistance d’une industrie numérique qui a su résister dans les applications professionnelles, même si elle a quasi disparu dans les applications grand public, par l’existence d’une génération d’entrepreneurs numériques audacieux, par une infrastructure numérique de qualité peut retrouver une dynamique de croissance économique alimentée par un usage pertinent du potentiel numérique dans l’entreprise.
Produire dans l’ère numérique c’est bien évidemment s’adapter en temps réel à la demande par une analyse continue de l’évolution de la demande finale, des stocks et des encours de production. Le cycle de conception, production, distribution est désormais ramassé dans le temps ce qui offre de nouvelles perspectives de réindustrialisation des territoires. Cet exercice est sous-tendu par la capacité de gérer les approvisionnements en flux tendu grâce à une logistique précise. Passer de la conception numérique à la maquette numérique puis au process numérique devient naturel grâce aux outils de PLM (« product life management ») qui permettent de rassembler dans un référentiel unique l’ensemble des informations nécessaires à la conception, à l’évolution et à la production. Selon Dassault pour son Falcon 7X la conception entièrement numérique a permis des gains considérables dans les phases d'industrialisation et de production : élimination des retouches et problèmes de fabrication, qualité maximale atteinte dès le premier appareil, temps d'assemblage divisé par deux, outillage de production réduit de plus de 50%. Ainsi, l’avantage lié au coût de la main-d’œuvre disparaît si les gains obtenus par la vitesse de conception et de déploiement des produits, la réduction des stocks et la limitation des coûts logistiques.
Cette logique s’applique également aux produits dont toute la chaîne de conception est numérique, qu’ils adoptent une forme matérielle (le journal papier) ou immatérielle (l’image du même journal sur internet). Cette continuité protéiforme qui conduit d’ailleurs à remettre en cause l’opposition duale matériel/immatériel s’applique à de nombreux produits comme par exemple un prêt bancaire ou un voyage où la chaîne de conception et de décision purement numérique s’incarne dans une réalité physique. Ces outils permettent un gain de temps et d’efficacité considérables par rapport aux circuits fragmentés de décision. Leur mise en œuvre est de plus en plus simple et accessible, même aux petites entreprises.
Longtemps handicapées par une moindre propension que leurs compétiteurs à maîtriser l’exportation lointaine, les PME françaises ont en mains avec le commerce électronique sur le web un outil surpuissant qui leur permet de rivaliser sans complexe. Avec 37,7 milliards d'euros de ventes pour le e-commerce en 2011, le chiffre d'affaires du secteur est en hausse de 22% par rapport à 2010. Sur un an, les acteurs du commerce en ligne ont gagné 3 millions de clients et le e-commerce concerne directement 30 millions de français. Cette pratique crée une nouvelle norme de comportement du consommateur, désormais informé et documenté et sensible à la concurrence et à la qualité du service, qui induit de nouveaux comportements dans le commerce traditionnelle.
Les prémices d’une nouvelle économie respectueuse des ressources naturelles
Les succès de l’espèce humaine dans l’exploitation de l’énergie conduisent aujourd’hui à une impasse. Les alarmes s’allument sur tous les fronts : réchauffement climatique, pénurie d’eau douce, surexploitation des ressources halieutiques comme des sols, encombrement urbain, empoisonnement chimique, épuisement programmé des sources d’énergie fossile. Le rêve prométhéen de la maîtrise de forces de la nature s’est bien réalisé, mais les outils de notre compréhension du monde se sont révélés moins efficaces. En optimisant chaque levier de performance technique et industrielle sans prendre conscience des interactions, nous avons été trop loin dans notre ambition. Les signaux contradictoires sur les causes ne conduisent plus à sous-estimer l’étendue des conséquences. Nous ne savons pas tout, mais nous constatons les effets de dérèglements qui commencent à nous dépasser.
Or le progrès ce n’est pas seulement la force musculaire amplifiée par les machines. Ce n’est pas la puissance brute. C’est aussi la capacité à représenter le monde pour en assurer la pérennité à très long terme. Depuis le siècle des Lumières nous avons certes progressé, mais de façon encore éclatée, fragile, dispersée entre les disciplines, les techniques, les chapelles. L’émergence d’un outil mondial unique, fédérateur de savoir, peut changer la donne. Internet et le web nous apportent des moyens de compréhension et d’interaction sans aucune mesure avec ce que nous avons connu jusqu’alors. Au moment où les menaces physiques s’accumulent sur notre futur, nous avons forgé un outil qui peut justement créer les conditions d’une prise de conscience planétaire de la fragilité de notre environnement. Cette conscience partagée par des milliards d’êtres humains peut déclencher les réactions rendues indispensables par notre vulnérabilité actuelle.
Rechercher des solutions nouvelles dans une gestion parcimonieuse de l’énergie, et de façon plus générale des ressources naturelles, changer nos comportements pour plus de frugalité sans perdre le plaisir, ne sont plus simplement des postures dites « écologiques », privilèges d’une poignée de nantis, mais aujourd’hui un angle indispensable d’approche de la complexité systémique de notre environnement. Pour que le bénéfice des siècles de progrès industriel ne soient pas compromis pour ceux qui en bénéficient, et interdit à ceux qui y aspirent, il est clair qu’une réaction collective s’impose pour pratiquer, à tous les niveaux, l’efficience plus que l’efficacité. C’est parce que le coût d’acquisition du progrès s’est révélé beaucoup trop élevé en consommation de ressources non renouvelables et en déséconomies externes que le gain net obtenu paraît aujourd’hui, avec le recul, trop faible.
Face au retour en force des questions énergétiques alimenté par les tensions durables sur la demande et les conséquences de l’abus d’énergie carbonée, la compréhension des enjeux par le public devient un impératif sociétal. Le débat sur l'énergie nucélaire face aux énergies renouvelables ne doit pas se cantonner à des schémas sommaires. Car l’énergie reste mal comprise, mal expliquée, mal pilotée par des acteurs qui ne disposent pas d’une responsabilité globale. Il faut changer de modèle et la maîtrise des informations, à travers le réseau internet et les capteurs intelligents constituent une solution très prometteuse.
L’énergie redevient donc problème politique qui doit conduire à piloter la qualité et continuité du service, garantir l’interopérabilité des systèmes et des sources, donner de la transparence aux prix. La capacité à gérer de façon décentralisée et efficiente la production et la consommation de toutes les sources d’énergie, au plus près des capacités et des besoins, est l’ambition des réseaux intelligents, qui intègrent les producteurs et les consommateurs pour optimiser en temps réel la production et la demande. L’usage de moyens de transport plus efficients, dont le véhicule électrique, la gestion des circulations sont favorisés directement par l’exploitation en temps réel de toutes les informations sur les flux de circulation et d’échanges, aussi bien pour les personnes que pour les produits. L’énergie devient pour le chef d’entreprise un facteur majeur de compétitivité qui s’intégre dans sa stratégie numérique.
La recherche de l’efficience devrait donc être la nouvelle règle économique du XXIe siècle. Pour cela nous devons développer, échanger et mettre en œuvre de nouveaux savoirs, irriguant tous les acteurs à travers ce vecteur universel qu’est le web. Energie et information se confondent dans une nouvelle synthèse qui caractérise le XXIe siècle. Le temps est compté pour construire cette nouvelle dynamique salvatrice.
Une voie révolutionnaire où la France peut s’illustrer par son audace créatrice
La numérisation ne consiste plus à plaquer des solutions nouvelles sur des situations anciennes, mais à repenser l’ensemble du cycle de vie des produits à partir des processus numériques. Concevoir des systèmes synchronisés en temps réel, partager l’intelligence à chaque étape et à chaque niveau hiérarchique pour construire des systèmes intégrés et reconfigurables n’est pas un exercice facile dans un monde profondément marqué par le taylorisme et la pensée managériale classique, héritière de Fayol. Si l’efficience est incrémentale, l’innovation se nourrit de ruptures, et donc de prise de risque. Cette réflexion doit redonner à tous les acteurs, internes et externes, une responsabilité réelle sur la production et la livraison des services et le contact client. Pour cela, le management nouveau doit s’appuyer sur la compétence de chacun dans une logique de confiance dans le cadre d’une cohérence globale contrôlée de façon pertinente, c’est à dire non intrusive et non réductrice.
Cette dynamique doit également imprimer la vie publique. La démocratie de l’internet doit favoriser une prise de décision participative, ouverte à toutes les sensibilités, documentée de façon approfondie et contradictoire. Les générations de l’internet se méfient des slogans, des dogmes, de la pensée unique et recherchent dans un échange non biaisé les voies de décryptage et de solutions de réalités dont ils mesurent sans illusion la complexité.
Repenser la démocratie en s’appuyant sur les pratiques nouvelles issues de ce foisonnement est un impératif.
Quelques pistes pour approfondir la vision du numérique par la classe politique :
- http://bayrou.fr/article/retrouvez-en-direct-le-dialogue-autour-du-numerique-avec-francois-bayrou
- un dialogue entre François Bayrou et Tzvetan Todorov sur léloge de la modération dans Philosophie Magazine de mars 2012
- http://www.rue89.com/2011/06/22/la-france-connectee-une-tribune-de-martine-aubry-210341
- http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/06/la-politique-numerique-de-nicolas-sarkozy-plombe-l-innovation-francaise_1614004_3232.html
- http://www.clubic.com/internet/actualite-476298-nicolas-sarkozy-bilan-numerique.html
- http://www.lafranceforte.fr/bilan/economie-numerique
- http://www.marianne2.fr/Sarkozy-et-Hollande-sont-d-accord-le-patron-geek-est-un-must_a215896.html