Ville, numérique et mobilités : quelle synthèse ?
22 mai 2011
La ville a dès l’origine été le vecteur de la civilisation. Lieu de rencontre, elle a porté la culture contre la barbarie, le savoir contre l’ignorance, le progrès contre le conservatisme, la démocratie contre le totalitarisme. La ville est lieu de lumière, la campagne, d’obscurité. Urbain et policé, le citoyen moderne est donc étymologiquement le fruit de la ville. De cette attractivité universelle de la ville est né le monde moderne, incarné dans les lieux de culte, de culture, de pouvoir et de commerce. Flèches de cathédrales, minarets ou beffrois, gratte-ciels ou autoroutes, laïcs ou religieux, la ville marque le paysage de ses symboles. Rappelons que les grandes innovations qui ont marqué l’essor des villes au XIXe siècle ont été l’eau courante et les égouts, pour lutter contre l’insalubrité des centres villes, mais aussi les trottoirs qui ont autorisé le déplacement sûr des piétons et l’apparition du commerce de proximité, au moins aussi ludique qu’utilitaire, de l’éclairage à gaz, puis électrique, ainsi que l’essor des moyens mécanisés de transport qui ont chassé la traction hippomobile… et ses déjections nocives.
Mais la ville avec la révolution industrielle a éclaté hors de ce schéma d’abord qui autour des manufactures et des haut-fourneaux a constitué la « cité industrielle », rassemblement d’habitations ouvrières autour de la mine, du haut-fourneau, dont les corons ont été le symbole. Puis l’automobile a rendu possible l’extension de la ville hors de ses enceintes historiques. Les cités périphériques sont nées de l’automobile et de l’hypermarché. La ville, dans son dédale de rue piétonnière, a souffert face à l’irruption arrogante de l’automobile. Il fallait, disait-on, « adapter » la ville à l’automobile, percer des voies nouvelles, développer les stationnements.
Dans les années soixante dix, la ville a été soumise au bistouri des planificateurs qui ont tailladé, partout dans le monde, dans ses vieilles chairs archaïques greffant sur les cœurs historiques ces artères modernes que sont les autoroutes urbaines. Mais la baron Haussmann n’a rien fait d’autre.
Chaque époque, chaque étape, est le fruit de la rencontre entre une vision du progrès, alimenté par la pensée technique, et une projection de la société qui s’incarne dans des structures de pierre, de verre et d’acier. La ville se lit à travers ses couches socio-techniques, aucune de disparaissant vraiment. C’est un organe vivant qui porte symboliquement tous les stigmates des errements de la pensée humaine, couche après couche.
Le XXIe siècle sera urbain
Le XXIe siècle sera urbain pour des raisons démographiques et parce que l’attractivité de la ville l’emporte partout sur ses limites. 300 millions de Chinois vont rallier les villes dans les vingt prochaines années. D’où l’urgence du thème de l’Expo de Shanghai 2010 « Better city, better life » qui claque comme un slogan impératif. La ville va donc, comme d’habitude, à nouveau connaitre une vague de transformations. Et s’adapter à une nouvelle dimension du paradigme socio-technique, le numérique. Comment se préparer à cette évolution et ne pas laisser le marché, seul, décider?
La ville remplit trois fonctions syncrétiques : échanger, produire, exercer le pouvoir. Pour cela il faut des hommes, donc les héberger, les nourrir, les distraire. Et depuis toujours, on cherche par commodité à rassembler ces fonctions pour en permettre un accès facile en temps et en effort, donc en argent. La ville a toujours été conçue comme lieu efficace. L’idéal est de faire tout ceci au même endroit, réussite de l’échoppe de l’artisan médiéval. Or le « progrès » s’est traduit par une optimisation technique qui a conduit, étape après étape, à dissocier ces trois fonctions. On a progressivement séparé le lieu d’habitat du lieu de production et d’échange, en spécialisant au sein de la même entité urbaine les quartiers, zones résidentielles, zones marchandes, zones de production. Cette répartition des temps de vie a été facilitée par la révolution technique des transports qui a permis de spécialiser les lieux sans augmenter le coût de transaction, les personnes passant d’un point à un autre en fonction de leurs besoins. Ainsi si le temps de transport est constant, la distance parcourue a explosé depuis le milieu du XXe siècle. Mais le principal déterminant est le facteur démographique. Sous la poussée de l’accroissement de la population urbaine, la pression foncière, après une première étape de verticalisation des activités, a chassé des centres vers les périphéries les activités les moins génératrices de revenus et entrainé les populations les moins riches à s’éloigner des centres. Cette dispersion des activités a eu comme conséquence l’augmentation de la demande de transport, absorbée dans une première phase par l’automobile, puis, face aux phénomènes de congestion, par le renouveau des transports urbains collectifs. Néanmoins, l’éclatement fonctionnel intra-urbain génère un mouvement brownien des personnes et des biens dont le coût en temps, en énergie, en investissement individuels comme publics est perçu comme insupportable. Plus d’infrastructures entraîne plus de mouvements, dans une course infinie…
Aussi, comment penser la ville du XXIe siècle ? Cette question lancinante se retrouve dans toutes les réflexions politiques. Deux visions apparemment contradictoires commencent à émerger. La première vise à corriger les déviations du modèle originel des cinquante dernières années en réenchantant la ville pour en faire un lieu de vie, de travail et de loisir avenant et efficace. Ceci implique un mouvement de reconcentration urbaine, dépouillée des dommages collatéraux grâce aux « technologies vertes ». La seconde option s’appuie sur une vision issue des technologies de l’information : si la ville est le fruit de l’information, comment exploiter la puissance des technologies de l’information pour développer les échanges féconds en rassemblant l’information sans les hommes qui l’incarnent ? Au fond, ces deux tendances ont le même objectif : la puissance des réseaux, qu’ils soient physiques ou numériques, revisités par les technologies, doit permettre de réconcilier qualité et intensité des échanges en éliminant les contraintes, notamment le gaspillage énergétique engendré par les transports.
Le renouveau de la ville
La ville aujourd’hui recherche partout dans le monde à retrouver une légitimité en accueillant à nouveau ses fonctions historiques dans un nouvel environnement répondant aux aspirations des populations : sécurité, calme, absence de pollution, lumière. On veut finalement construire la campagne en ville. Là où la voiture avait permis aux urbains modernes d’échapper aux centres villes bruyants et irrespirables, on veut désormais chasser la voiture, au moins celle à moteur thermique, pour retrouver une qualité de vie urbaine dont la voiture, les camions sont devenus l’antithèse et faire revenir habiter dans les centres les enfants de ceux qui les ont déserté.
Ce défi répond à plusieurs exigences du XXIe siècle. Nous avons besoin de retrouver une forme nouvelle d’efficacité énergétique et seule la concentration des fonctions permet d’y parvenir. Nous avons besoin de fabriquer du temps pour exploiter l’immense potentiel des technologies de l’information et donc la réduction du temps de transport est une mine considérable. Nous avons besoin de consommer plus intelligemment en s’orientant vers les services difficilement accessibles dans un environnement dilué que ce soit la santé, la culture, les loisirs. Nous avons besoin de nous prémunir contre toutes les formes de ghettos en diversifiant au mieux les populations dans une mixité acceptable et féconde, notamment sur le brûlant dossier scolaire. Là où la ville avait échoué en éclatant, existe-t-il aujourd’hui une chance de retrouver une nouvelle harmonie économique et sociale en se reconcentrant avec intelligence.
Ce message ne manque pas toutefois pas de paradoxes quand on constate les ravages actuels de la pression du prix du foncier dans des villes comme Paris, où même le bureau de poste des Champs-Elysées a du fermer ses portes. Pour lutter contre la pression foncière, pour rendre l’accès au logement mais aussi à l’activité compatible avec les budgets, il faut reconquérir des espaces urbains pour densifier et relancer l’urbanisme vertical qui avait lui aussi échoué. La densification n’est pas populaire quand chacun rêve de maison individuelle et de jardin…
Mais en même temps la « rurbanisation » expose ses bénéficiaires à de rudes conséquences, les obligeant à renoncer à un meilleur niveau de services mais surtout à consentir des investissements coûteux en temps et en moyens individuels de transport.
Données partagées
La synthèse peut venir des technologies de l’information. Elles sont désormais omniprésentes dans les fonctions qui ont fait de la ville ce lieu de vie collective féconde : les transports, le travail, le commerce, l’information, l’échange intellectuel, la pratique de la démocratie. Elles ne substituent pas à la puissance du contact physique qui reste indispensable tant que l’émotion sera alimentée par tous nos sens. Mais elles le complètent et l’amplifient. Elles peuvent également s’y substituer temporairement. Se noue entre les technologies et les pratiques sociales une alchimie nouvelle qui n’est pas une alternative mais une inclusion. Facebook conduit aux apéritifs Facebook mais aussi aux rassemblements de la place Tahrir au Caire ou à la Puerta del Sol à Madrid.
La ville fabrique également des données. Elle concentre une masse d'information considérable qui dort dans les archives de ses différente parties prenantes. L'information démographique est la clef. Y sont associés des données sur les transports, le niveau de vie, la consommation, la santé qui permettent de construire une cartographie dynamique des besoins, mais aussi des offres. Il faut cesser de considérer que l'information est propriétaire, descendante et confidentielle. Elle doit être collective, poly-centrique, ouverte, dans un cadre qui bien entendu protège les données individuelles. Cette information est une matière première précieuse pour décider, arbitrer, proposer, créer une richesse collective qui est portée par des entrepreneurs privés, ou publics...C'est le puissant mouvement de "l'open data", ou "données ouvertes", que plusieurs villes françaises ont exploré dont Rennes et plus récemment Paris mais qui n'ets encore qu'à ses balbutiements.
Dans le monde du travail, le moyen naturel de « travailler » est bien d’échanger avec la messagerie électronique. C’est le premier système d’information des entreprises. Or il n’y a nul besoin de faire deux heures de transport par jour pour échanger à travers la messagerie ou un espace collaboratif avec son collègue de travail, qui peut être à 10 mètres sur le même plateau, ou à 6000 km. Le travail est un processus collaboratif qui rassemble des compétences dispersées à travers l’entreprise étendue. Concentrer une fraction de ces compétences dans le même espace est à la fois coûteux pour l’entreprise, pour les collaborateurs et pour la collectivité qui doit dimensionner, sans jamais y parvenir, les infrastructures pour la fameuse « heure de pointe ». En même temps, le travail ne peut être désincarné. On appartient à une équipe, on se reconnaît dans une entreprise, on partage à la cantine l’information informelle encore difficile à faire transiter par les canaux officiels. Il faut donc trouver un équilibre entre le travail nomade, mobile et les rencontres. Beaucoup d’entreprises y parviennent. Et les collectivités y trouvent leur compte.
De même le commerce électronique permet de faire ses courses sans quitter son salon, ce qui épargne les coûts et désagréments des courses du samedi. Mais le commerce « physique » est aussi un lieu d’échanges, de rencontres, d’information. Dans ce domaine aussi ,les individus effectuent des arbitrages que l’offre collective peut faciliter. D’où à la fois l’essor du e-commerce et le renouveau des centres villes piétonniers et commerciaux, comme des centres commerciaux repensés.
L'ambition urbaine, multi-modale, multidisciplinaire
La ville moderne doit être ambitieuse. Créer les conditions d’un environnement moins traumatique qu’au XXe siècle par des technologies non agressives (transports électriques silencieux, pistes cyclables en site propre, collecte automatique des déchets, logistique douce, potagers urbains, toits verts…) et en même temps offrir une large place aux technologies de l’information par une offre stimulante (haut débit fixe et mobile, informations intelligentes sur les transports et la vie citadine, espaces collectifs de travail multi-entreprises sur le modèle des boot camps initiés en France par La cantine).
C’est un modèle émergent sur lequel travaillent un grand nombre de villes dans le monde, aussi bien dans les pays matures que dans les pays émergents qui ne souhaitent reconduire le même modèle urbain. C’est un formidable chantier systémique, multidisciplinaire, qui implique beaucoup d’humilité de chacun des acteurs car chaque discipline impliquée doit se réinventer en fonction de ce que les autres sont en mesure de proposer. Force est de reconnaitre que la France qui peut s'enorgueillir d'un capital urbain de premier plan, ne place pas ses grandes villes dans les palmarès des meilleures villes du monde... Ce qui prouve qu'il y a encore beaucoup de travail à faire pour intégrer ces différentes vues dans une approche globale, cohérente...
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