Quand les cygnes noirs volent en escadrille...
21 mars 2011
Depuis le 11 septembre 2001, le monde vit une série de catastrophes qui semblent aller crescendo dans l’horreur… Que ce soient les hommes ou les éléments qui se déchaînent, l’accumulation de ces brutales rencontres avec le destin commence à constituer un cortège d’événements dramatiques qui interpelle. A chaque nouveau choc, la population de la terre découvre avec stupeur son impréparation et son impuissance face à ces facteurs « non prévisibles ». Car précisément ce que Nassim Nicholas Taleb qualifie de cygne noir, élément isolé et imprédictible qui déjoue les prévisions et génère des conséquences à la fois dramatiques et non maitrisées, s’accommode mal d’une fréquence de répétition élevée. Lorsque les cygnes noirs volent en escadrille, le doute commence sérieusement à s’installer. Alors que nous avons atteint un niveau de technicité sans équivalent dans notre histoire, pourquoi restons nous si vulnérables face aux catastrophes telluriques, climatiques mais aussi économiques ?
Une litanie de catastrophes
La liste s’allonge.
- 26 décembre 2004 suite à un tremblement de terre en Indonésie, le tsunami frappe les rivages de l’Océan indien et surprend en Thaïlande une foule de vacanciers venus de toute la planète transformant un drame local en symbole de la vulnérabilité de la mondialisation du tourisme. Le bilan global est de 227000 morts.
- 15 septembre 2008, effondrement de Lehmann Brother, avec une crise financière sans précédent depuis 1929 qui remet totalement en cause la confiance des acteurs économiques dans le système bancaire mondial.
- Epidémie de grippe H1N1 entre 2009 et 2010 qui perturbe les déplacements mondiaux et conduit à l’accumulation de coûteuses et surdimensionnées mesures de précaution
- Tremblement de terre à Haïti le 12 janvier 2010, faisant 230000 morts
- Tempête en Vendée les 27 février 2010, Xynthia, qui illustre les risques liés à une urbanisation littorale défaillante
- Tremblement de terre en Chine le 14 avril 2010 qui illustre la fragilité de nouveau colosse économique
- 22 avril 2010, marée noire en Louisiane : quelques années après le cyclone, Katrina, qui détruisit le moitié de la Nouvelle Orléans en août 2005, une rupture d’une plate-forme de forage sous-marin profond bouleverse un écosystème fragile et remet en cause la vie de toute une communauté
- Eruption volcanique en Islande, qui paralyse le transport aérien mondial pendant plusieurs semaines en avril 2010
- Novembre décembre 2010 : un hiver précoce et rigoureux met à mal le fonctionnement de toute l’Europe occidentale
- Février 2011 : le monde arabe sort brutalement d’une longue léthargie politique et s’engage dans un processus de démocratisation jalonné d’obstacles
- Mars 2011 : tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire au Japon, que les scénaristes d’Hollywood n’auraient pas osé imaginer.
Tremblements de terre, inondations, accidents industriels, crises économiques, épidémies commencent à constituer un registre d’expériences abondant d’autant plus que ces événements sont vécus en temps réel. Mais si les événements se multiplient, notre impuissance à les maîtriser semble rester constante. Les crises laissent sans mémoire les sociétés. A chaque événement tout se passe comme si on redécouvrait avec candeur qu’il neige en hiver et que les fleuves, parfois sortent de leur lit... Les images de personnes dépourvues de tout errant dans les décombres à la recherche de leur passé et de leur famille semblent se répéter à l’infini de continent en continent.
Deux questions viennent naturellement à l’esprit : cette situation est-elle nouvelle ? Les conséquences sont-elles plus graves que par le passé ?
Il est certain que la capacité dont nous nous sommes doté de vivre en temps réel tout ce qui bouge sur la planète nous met à chaque instant aux premières loges de ces événements qui pénètrent avec force dans notre salon et inondent nos multiples écrans. De fait nous avons le sentiment d’être sans cesse percutés par des informations qui naguère auraient été beaucoup plus lointaines et aux effets dilués par le temps et l’espace. Notre petite planète craquelée s’est singulièrement rétrécie. Il fallait il y a encore peu de temps des semaines pour ramener des images et des reportages d’évènements lointains. Aujourd’hui, en quelques secondes, tout est partagé mondialement. Caméras automatiques, films pris avec les téléphones portables, tweets et blogs accompagnent en images et commentaires chaque événement dont le web devient une immense caisse de résonance.
De plus nous sommes 6,775 milliards d’êtres humains sur ce vaisseau spatial usé. Nous habitons dans des villes de plus en plus grandes, souvent au bord des côtes. La moitié de la population mondiale vit à moins de 200 km des côtes sur 1% de la surface de la terre. Cette concentration des populations accroît notre exposition au risque, à tous les risques… La probabilité que ces événements touchent un être vivant s’accroît comme celle qu’il soit à proximité d’une caméra. Grâce au tourisme, au développement des échanges économiques, notre familiarité avec chaque pays s’enrichit des multiples liens qui se sont créées grâce aux échanges. Nous sommes d’autant plus touchés que ces lieux nous deviennent familiers, et que la probabilité d’y avoir été, d’y avoir noué des relations et d’y conserver des proches s’accroît. Enfin, plus égoïstement, ces autres terriens nous ressemblent. Nous sommes désormais impliqués dans ces drames qui touchent des gens comme nous… qui pourraient être nous. Naguère l’intensité dramatique se mesurait de façon inversement proportionnelle à la distance. 100000 morts à 10000 kilomètres pesaient moins que 10 morts à un kilomètre. Aujourd’hui cet effet distance est gommé par l’immédiateté de l’information et la familiarité qui s’est développée avec ces lieux naguère exotiques.
Un second phénomène vient renforcer notre sensibilité aux phénomènes lointains. La planète grâce à la mondialisation et à l’accélération numérique se comporte comme un ensemble unique et cohérent. Le monde est devenu plat. L’interpénétration des économies avec la multiplication des flux croisés d’échanges, l’hyper sensibilité des chaînes logistiques qui fonctionnent toutes en flux tendu, sans stocks, propage toute « panne » locale à l’ensemble du système. Aussi la défaillance momentanée d’un acteur industriel majeur comme le Japon a une incidence immédiate sur le marché mondial de l’automobile et de l’électronique. L’éruption volcanique islandaise a brutalement interrompu le trafic aérien dans toute l’Europe et donc dans le monde puisque les 25000 avions ciivils de la flotte mondiale circulent évidemment en permanence entre tous les points du réseau. Le monde « temps réel » fonctionne sans stock, sans marge de manœuvre, sans filet de sécurité. Le réflexe ancestral de faire des provisions en temps de crise prend tout son sens car on constate avec effroi que la paralysie des flux provoque immédiatement un assèchement des réserves et plonge les gens dans une pénurie immédiate. Notre hyper-dépendance envers des lignes d’approvisionnement tendues en énergie – carburants et électricité- comme en biens alimentaires nous jette rapidement dans un total dénuement et une incapacité à nous déplacer et même à nous alimenter… Plus encore notre dépendance envers des outils sophistiqués comme la chaine du froid accentue notre vulnérabilité et notre impuissance à trouver des solutions dont nous avons perdu la mémoire. Des chercheurs britanniques viennent de mettre en évidence que nous sommes devenus dépendants au GPS dans de multiples aspects de la vie quotidienne et dans la gestion des déplacements des flottes professionnelles.
De façon encore plus insidieuse, nous avions fini par croire que notre technologie nous conférait de super-pouvoirs… Or il semble bien que si nous pouvons faire de plus en plus de choses remarquables, nous sommes singulièrement dépourvus de capacité basique de réaction sans téléphone, sans route et sans électricité ! Et au bout de quelques heures, les téléphones portables s’éteignent, irrésistiblement.
Quand les cygnes noirs se multiplient, il faut se préparer à l’imprévisible.
Il serait vain de vouloir établir un lien entre ces événements qui relèvent de séries de causalité bien différentes. Mais ce qui est certain, c’est que tous les exercices de planification et de prévision tant au niveau des Etats que des entreprises qui s’appuient sur un raisonnement inductif partant du principe qu’il est possible de passer d’un état A à un état B à partir d’une loi connue, et donc d’en prévoir les effets avec une relative certitude, doivent être ajustés avec une « variable de précaution « significative. Or cette introduction massive du doute n’est plus cotée au panthéon des valeurs managériales. On a voulu gommer tout ce qui pouvait être interprété comme une faille dans l’armure de confiance avec laquelle les dirigeants ont appris à se protéger. Douter c’est forcément être faible face aux impératifs du court terme. Le volontarisme a tout crin peut séduire la bourse, il n’arrêtera pas les tsunamis.
Force donc est de constater qu’il faut réinjecter de fortes doses de prudence et de discernement dans les comportements des dirigeants comme des citoyens ordinaires qui ont un peu oublié que les salades ne poussaient pas dans les supermarchés. Cela s’appelle l’humilité, ce qui est un exercice bien difficile. Il faut aussi retrouver le chemin de la solidarité organisée. On raillait la Suisse qui naguère s’était lancée dans une vaste entreprise de préparation contre les guerres nucléaires. Or l’ennemi n’est plus désigné comme du temps de la guerre froide. Il est beaucoup plus incertain et diffus. Comme on ne peut pas prédire tous les cas de figures d’éventuelles catastrophes, il serait prudent de ne pas se mettre délibérément en risque en ignorant toutes les règles de prudence par arrogance, bravade, appât du lucre ou… bêtise. En même temps rayer le risque d’un trait de plume fusse-t-il constitutionnel n’est que l’expression de la même sottise qui confère aux gris-gris et aux prothèses des vertus curatives.
Seuls les paranoïaques survivront ? Eloge du Plan B
La construction de notre monde technologique, numérique, interconnecté, crée de multiples dépendances. Comme il n’est pas question de détricoter à court terme cet immense et complexe écheveau, il faut tenter de retrouver des marges de manœuvre. Néanmoins on constate que les solutions ne sont pas évidentes et qu’au mieux elles peuvent atténuer transitoirement les effets d’une crise, pas les supprimer définitivement. Il ne suffit toutefois pas d’affirmer que le risque zéro n’existe pas pour prendre des risques inutiles. Vouloir monter au Mont Blanc en tongs n’est probablement pas la bonne solution. Toutefois dans la vie sociale on n’échappe pas à ce genre de comportement. Interdire les tongs en haute montagne par la constitution ne serait pas non plus très efficace. Il faut donc vivre avec le risque, compris, mesuré, anticipé, provisionné…
Un des premiers axes de réflexion consiste à identifier ces dépendances et lever les moins indispensables des contraintes en travaillant sur la résolution des besoins primaires, se nourrir, se loger, se chauffer.
Or il est évident que vivre en ville crée une vulnérabilité considérable. Nous dépendons pour tous nos besoins du bon fonctionnement des infrastructures et des chaînes logistiques. C’est donc d’abord à ce niveau que la gestion du risque doit être prise en compte sérieusement, mais pour des collectivités locales endettées, la prévention du risque représente un coût moins rentable électoralement que des dépenses visibles et « inaugurables ». La robustesse de la conception des réseaux, leur protection, leur maintien en conditions opérationnelles sont des éléments clefs d’une politique à long terme. L’enfouissement des réseaux de distribution électrique est ainsi une solution satisfaisante pour se prémunir contre les risques de tempête.
Au niveau des entreprises, la prise en compte du risque doit être traitée sérieusement que cela soit chez les TEPCO ou les Servier, sans mépris des clients et de l’environnement. Là aussi, la transparence et la vigilance peuvent devenir des valeurs reconnues par le consommateur et donc satisfaire l’actionnaire.
Au niveau individuel, il faut apprendre à économiser les ressources pour se trouver moins dépendant en régime dégradé. Les bonnes pratiques du développement durable préparent mieux aux temps de crise que la prodigalité de la cigale. Réapprendre à cuisiner boîtes de conserve et pâtes sèches, fruits et légumes locaux et de saison n’est certainement pas un mauvais entrainement. Il est certain que l’engouement pour les jardins collectifs en ville révèle ce souci de retrouver une forme d’authenticité mais aussi de réapprendre les gestes simples de l’autonomie. L’habitat individuel offre naturellement plus de choix, à commencer par une gestion efficiente des économies d’énergie et du chauffage, notamment grâce à l’utilisation du bois, réserve simple et peu coûteuse d’énergie. Néanmoins un habitat dilué augmente la demande de transport…
Au-delà de mesures simples et de bon sens qui permettent au citoyen de s’approprier une part significative de cette assurance contre les aléas de la complexité, il est certain aussi que les valeurs collectives doivent retrouver une attractivité que l’hyper-égoïsme court-termiste des dernières années avait démonétisées. Le seul but de l’économie est de renforcer le bien -être collectif à long terme. Pour cela il est indispensable de développer une croissance qui intègre mieux les risques naturels, assure une gestion plus rigoureuse des ressources rares et déploie la pédagogie nécessaire. Une formation citoyenne à la vie en communauté, la connaissance des pratiques de sécurité commencée dès l’école, entretenue dans les entreprises, est un cadre nécessaire à la préparation aux situations d’urgence. Le « calme » japonais, qui ne supprime pas la détresse, face aux menaces naturelles est le résultat d’une éducation collective.
Certes la technologie peut également apporter des réponses aux situations de vulnérabilité. Le port d’un bracelet émetteur pourrait faciliter la localisation des personnes victimes d’un phénomène brutal. Le monitoring des installations sensibles peut être facilité par des outils de modélisation et d’information, comme le réseau de prévention des tsunamis dans la Pacifique. Mais les limites mêmes de la technologie interdisent de recommander une fuite en avant technologique ! Chaque solution devrait être conçue pour permettre une marche en mode dégradé. Et surtout chacun d’entre nous doit être capable de s’affranchir des outils sophistiqués qui envahissent mais aussi agrémentent notre quotidien pour retrouver en cas de besoin des gestes élémentaires de survie.
Bien évidemment, l’accroissement de notre exposition collective aux risques doit conduire à repenser beaucoup de nos modes de fonctionnement, consommateurs d’énergie, générateurs de dépendances croisées. Mais ce projet est complexe, peu vendeur politiquement. Il n’empêche que pour éviter ces trop fréquentes surprises dues à l’arrogance, à l’insouciance et à l’impréparation, nous devons instiller dans chacun de nos actes, plus d’humilité, plus de solidarité, plus de prévoyance et de réflexion à long terme. Sans dramatisation de la vie sociale, sans rejet de la technicité de notre époque, c’est construire une base de réflexions collectives porteuses de sens et d’opportunités d’innovations utiles à la communauté.