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Quand les cygnes noirs volent en escadrille...

Depuis le 11 septembre 2001, le monde vit une série de catastrophes qui semblent aller crescendo dans l’horreur…  Que ce soient les hommes ou les éléments qui se déchaînent, l’accumulation de ces brutales rencontres avec le destin commence à constituer un cortège d’événements dramatiques qui interpelle. A chaque nouveau choc, la population de la terre découvre avec stupeur son impréparation et son impuissance face à ces facteurs « non prévisibles ».  Car précisément ce que Nassim Nicholas Taleb qualifie de  cygne  noir, élément isolé et imprédictible qui déjoue les prévisions et génère des conséquences à la fois dramatiques et non maitrisées, s’accommode mal d’une fréquence de répétition élevée.  Lorsque les cygnes noirs volent en escadrille, le doute commence sérieusement à s’installer. Alors que nous avons atteint un niveau de technicité sans équivalent dans notre histoire, pourquoi restons nous si vulnérables face aux catastrophes telluriques, climatiques mais aussi  économiques ?

Une litanie de catastrophes

La liste s’allonge.

- 26 décembre 2004 suite à un tremblement de terre en Indonésie, le tsunami frappe les rivages de l’Océan indien et surprend en Thaïlande  une foule de vacanciers venus de toute la planète transformant un drame local en symbole de la vulnérabilité de la mondialisation du tourisme. Le bilan global est de 227000 morts.

- 15 septembre 2008, effondrement de Lehmann Brother, avec une crise financière sans précédent depuis 1929 qui remet totalement en cause la confiance des acteurs économiques dans le système bancaire mondial.

- Epidémie de grippe H1N1 entre 2009 et 2010 qui perturbe les déplacements mondiaux et conduit à l’accumulation de coûteuses et surdimensionnées  mesures de précaution

- Tremblement de terre à Haïti le 12 janvier 2010, faisant 230000 morts

- Tempête en Vendée les 27 février 2010, Xynthia, qui illustre les risques liés à une urbanisation littorale défaillante

- Tremblement de terre en Chine le 14 avril 2010 qui illustre la fragilité de nouveau colosse économique

- 22 avril 2010, marée noire en Louisiane : quelques années après le cyclone, Katrina, qui détruisit le moitié de la Nouvelle Orléans en août 2005, une rupture d’une plate-forme de forage sous-marin profond bouleverse un écosystème fragile et remet en cause la vie de toute une communauté

- Eruption volcanique en Islande, qui paralyse le transport aérien mondial pendant plusieurs semaines en avril 2010

- Novembre décembre 2010 : un hiver précoce et rigoureux met à mal le fonctionnement de toute l’Europe occidentale

- Février 2011 : le monde arabe sort brutalement d’une longue léthargie politique et s’engage dans un processus de démocratisation jalonné d’obstacles

- Mars 2011 : tremblement de terre, tsunami et accident nucléaire au Japon, que les scénaristes d’Hollywood n’auraient pas osé imaginer.

Tremblements de terre, inondations, accidents industriels, crises économiques, épidémies commencent à constituer un registre d’expériences abondant d’autant plus que ces événements sont vécus en temps réel. Mais si les événements  se multiplient, notre impuissance à les maîtriser semble rester constante. Les crises laissent sans mémoire les sociétés. A chaque événement tout se passe comme si on redécouvrait avec candeur  qu’il neige en hiver et que les fleuves, parfois sortent de leur lit... Les images de personnes dépourvues de tout errant dans les décombres à la recherche de leur passé et de leur famille semblent se répéter à l’infini de continent en continent.

Hurricane%20Katrina%20Response2[1]                                     Etats-Unis, Louisiane



Deux questions viennent naturellement à l’esprit : cette situation est-elle nouvelle ? Les conséquences sont-elles plus graves que par le passé ?

Il est certain que la capacité dont nous nous sommes doté de vivre en temps réel tout ce qui bouge sur la planète nous met à chaque instant aux premières loges de ces événements qui pénètrent avec force dans notre salon et inondent nos multiples écrans.  De fait nous avons le sentiment d’être sans cesse percutés par des informations qui naguère auraient été beaucoup plus lointaines et aux effets dilués par le temps et l’espace. Notre petite planète craquelée s’est singulièrement rétrécie. Il fallait il y a encore peu de temps des semaines pour ramener des images et des reportages d’évènements lointains. Aujourd’hui, en quelques secondes, tout est partagé mondialement. Caméras automatiques, films pris avec les téléphones portables, tweets et blogs accompagnent en images et commentaires chaque événement dont le web devient une immense caisse de résonance.

Tsunami_japon_2011 (10)De plus nous sommes 6,775 milliards d’êtres humains sur ce vaisseau spatial usé. Nous habitons dans des villes de plus en plus grandes, souvent au bord des côtes. La moitié de la population mondiale vit à moins de 200 km des côtes sur 1% de la surface de la terre.  Cette concentration des populations accroît notre exposition au risque, à tous les risques… La probabilité que ces événements touchent un être vivant s’accroît comme celle qu’il soit à proximité d’une caméra. Grâce au tourisme, au développement des échanges économiques, notre familiarité avec  chaque pays s’enrichit des multiples liens qui se sont créées grâce aux échanges. Nous sommes d’autant plus touchés que ces lieux nous deviennent familiers, et que la probabilité d’y avoir été, d’y avoir noué des relations et d’y conserver des proches s’accroît. Enfin, plus égoïstement, ces autres terriens nous ressemblent. Nous sommes désormais impliqués  dans ces drames qui touchent des gens comme nous… qui pourraient être nous. Naguère l’intensité dramatique se mesurait de façon inversement proportionnelle à la distance. 100000 morts à 10000 kilomètres pesaient moins  que 10 morts à un kilomètre. Aujourd’hui cet effet distance est gommé par l’immédiateté de l’information et la familiarité qui s’est développée avec ces lieux naguère exotiques.

Un second phénomène vient renforcer notre sensibilité aux phénomènes lointains. La planète grâce à la mondialisation et à l’accélération numérique se comporte comme un ensemble unique et cohérent. Le monde est devenu plat. L’interpénétration des économies avec la multiplication des flux croisés d’échanges, l’hyper sensibilité des chaînes logistiques qui fonctionnent toutes en flux tendu, sans stocks, propage toute « panne » locale à l’ensemble du système. Aussi  la défaillance momentanée d’un acteur industriel majeur comme le Japon a une incidence immédiate sur le marché mondial de l’automobile et de l’électronique. L’éruption volcanique islandaise a brutalement interrompu le trafic aérien dans toute l’Europe et donc dans le monde puisque les 25000 avions ciivils  de la flotte mondiale circulent évidemment  en permanence entre tous les points du réseau. Le monde « temps réel » fonctionne sans stock, sans marge de manœuvre, sans filet de sécurité. Le réflexe ancestral de faire des provisions en temps de crise prend tout son sens car on constate avec effroi que la paralysie des flux provoque immédiatement un assèchement des réserves et plonge les gens dans une pénurie immédiate. Notre hyper-dépendance envers des lignes d’approvisionnement tendues en énergie – carburants et électricité-  comme en biens alimentaires  nous jette rapidement dans un total dénuement et une incapacité à nous déplacer et même à nous alimenter… Plus encore notre dépendance envers des outils sophistiqués comme la chaine du froid accentue notre vulnérabilité et notre impuissance à trouver des solutions dont nous avons perdu la mémoire. Des chercheurs britanniques viennent de mettre en évidence que nous sommes devenus dépendants au GPS dans de multiples aspects de la vie quotidienne et dans la gestion des déplacements des flottes professionnelles.

De façon encore plus insidieuse, nous avions fini par croire que notre technologie nous conférait de super-pouvoirs…  Or il semble bien que si nous pouvons faire de plus en plus de choses remarquables, nous sommes singulièrement dépourvus de capacité basique de réaction sans téléphone, sans route et sans électricité ! Et au bout de quelques heures, les téléphones portables s’éteignent, irrésistiblement.

Quand les cygnes noirs se multiplient, il faut se préparer à l’imprévisible.

Il serait vain de vouloir établir un lien entre ces événements qui relèvent de séries de causalité bien différentes. Mais ce qui est certain, c’est que tous les exercices de planification et de prévision tant au niveau des Etats que des entreprises qui s’appuient sur un raisonnement inductif partant du principe qu’il est possible de passer d’un état A à un état B à partir d’une loi connue, et donc d’en prévoir les effets avec une relative certitude,  doivent être ajustés avec une « variable de précaution « significative. Or  cette introduction massive du doute n’est plus  cotée au panthéon des valeurs managériales. On a voulu gommer tout ce qui pouvait être interprété comme une faille  dans l’armure de confiance avec laquelle les dirigeants ont appris à se protéger. Douter c’est forcément être faible face aux impératifs du court terme.  Le volontarisme a tout crin peut séduire la bourse, il n’arrêtera pas les tsunamis.

Force donc est de constater qu’il faut réinjecter de fortes doses de prudence et de discernement dans les comportements des dirigeants comme des citoyens ordinaires qui ont un peu oublié que les salades ne poussaient pas dans les supermarchés. Cela s’appelle l’humilité, ce qui est un exercice bien difficile. Il faut aussi retrouver le chemin de la solidarité organisée. On raillait la Suisse qui naguère s’était lancée dans une vaste entreprise de préparation contre les guerres nucléaires. Or l’ennemi n’est plus désigné comme du temps de la guerre froide. Il est beaucoup plus incertain et diffus. Comme on ne peut pas prédire tous les cas de figures d’éventuelles catastrophes, il serait prudent de ne pas se mettre délibérément en risque en ignorant toutes les règles de prudence par arrogance, bravade, appât du lucre ou… bêtise. En même temps rayer le risque d’un trait de plume fusse-t-il constitutionnel n’est que l’expression de la même sottise qui confère aux gris-gris et aux prothèses des vertus curatives.

Seuls les paranoïaques survivront ? Eloge du Plan B

La construction de notre monde technologique, numérique, interconnecté, crée de multiples dépendances. Comme il n’est pas question de détricoter à court terme cet immense et complexe écheveau, il faut tenter de retrouver des marges de manœuvre.  Néanmoins on constate que les solutions ne sont pas évidentes et qu’au mieux elles peuvent atténuer transitoirement les effets d’une crise, pas les supprimer définitivement. Il ne suffit toutefois pas d’affirmer que le risque zéro n’existe pas pour prendre des risques inutiles. Vouloir monter au Mont Blanc en tongs n’est probablement pas la bonne solution. Toutefois dans la vie sociale on n’échappe pas à ce genre de comportement. Interdire les tongs en haute montagne par la constitution ne serait  pas non plus très efficace. Il faut donc vivre avec le risque, compris, mesuré, anticipé, provisionné…

Un des premiers axes de réflexion consiste à identifier ces dépendances et lever les moins indispensables des contraintes en travaillant sur la résolution des besoins primaires, se nourrir, se loger, se chauffer.

Or il est évident que vivre en ville crée une vulnérabilité considérable.  Nous dépendons pour tous nos besoins du bon fonctionnement des infrastructures et des chaînes logistiques. C’est donc d’abord à ce niveau que la gestion du risque doit être prise en compte sérieusement, mais pour des collectivités locales endettées, la prévention du risque représente un coût moins rentable électoralement que des dépenses visibles et « inaugurables ». La robustesse de la conception des réseaux, leur protection, leur maintien en conditions opérationnelles sont des éléments clefs d’une politique à long terme. L’enfouissement des réseaux de distribution électrique est ainsi une solution satisfaisante pour se prémunir contre les risques de tempête.

Au niveau des entreprises, la prise en compte du risque doit être traitée sérieusement que cela soit chez les TEPCO ou les Servier, sans mépris des clients et de l’environnement. Là aussi, la transparence et la vigilance peuvent devenir des  valeurs reconnues par le consommateur et donc satisfaire l’actionnaire.

Au niveau individuel, il faut apprendre à économiser les ressources pour se trouver moins dépendant en régime dégradé. Les bonnes pratiques du développement durable préparent mieux aux temps de crise que la prodigalité de la cigale. Réapprendre à cuisiner boîtes de conserve et pâtes sèches, fruits et légumes locaux et de saison n’est certainement pas un mauvais entrainement. Il est certain que l’engouement pour les jardins collectifs en ville révèle ce souci de retrouver une forme d’authenticité  mais aussi de  réapprendre les gestes simples de l’autonomie. L’habitat individuel offre naturellement plus de choix, à commencer par une gestion efficiente des économies d’énergie  et du chauffage, notamment grâce à l’utilisation du bois, réserve simple et peu coûteuse d’énergie. Néanmoins un habitat dilué augmente la demande de transport…

Au-delà de  mesures simples et de bon sens qui permettent au citoyen de s’approprier une part significative de cette assurance contre les aléas de la complexité, il est certain aussi que les valeurs collectives doivent retrouver une attractivité que l’hyper-égoïsme court-termiste des dernières années avait démonétisées. Le seul but de l’économie est de renforcer le bien -être collectif à long terme. Pour cela il est indispensable de développer une croissance qui intègre mieux les risques naturels, assure une gestion plus rigoureuse des ressources rares et déploie la pédagogie nécessaire. Une formation citoyenne à la vie en communauté, la connaissance des pratiques de sécurité commencée dès l’école, entretenue dans les entreprises, est un cadre nécessaire à la préparation aux situations d’urgence. Le « calme » japonais, qui ne supprime pas la détresse,  face aux menaces naturelles est le résultat d’une éducation collective.

Certes la technologie peut également apporter des réponses aux situations de vulnérabilité. Le port d’un bracelet émetteur pourrait faciliter la localisation des personnes victimes d’un phénomène brutal. Le monitoring des  installations sensibles peut être facilité par des outils de modélisation et d’information, comme le réseau de prévention des tsunamis dans la Pacifique. Mais les limites mêmes de la technologie interdisent de recommander une fuite en avant  technologique !  Chaque solution devrait être conçue pour permettre une marche en mode dégradé. Et surtout chacun d’entre nous doit être capable de s’affranchir des outils sophistiqués qui envahissent mais aussi agrémentent  notre quotidien pour  retrouver en cas de besoin des gestes élémentaires de survie.

Bien évidemment, l’accroissement de notre exposition collective aux risques doit conduire à repenser beaucoup de nos modes de fonctionnement, consommateurs d’énergie, générateurs de dépendances croisées. Mais ce projet est complexe, peu vendeur politiquement. Il n’empêche que pour éviter ces trop fréquentes surprises dues à l’arrogance, à l’insouciance et à l’impréparation, nous devons instiller dans chacun de nos actes, plus d’humilité, plus de solidarité, plus de prévoyance et de réflexion à long terme. Sans dramatisation de la vie sociale, sans rejet de la technicité de notre époque, c’est construire une base de réflexions collectives porteuses de sens et d’opportunités d’innovations utiles à la communauté.

 


L'impact du web sur l'économie française

L'émission de France 5, C' à dire a consacré son édition du jeudi 10 mars à l'impact d'internet sur l'économie française. Vous trouvez sur le site la vidéo de cet interview où j'ai été invité à faire connaître mon point de vue. Je reproduis le verbatim fait par l'équipe de l'émission.

http://www.france5.fr/c-a-dire/index-fr.php?page=archives&id_article=1439

En quinze ans, Internet a pris une place considérable, non seulement dans nos vies mais également dans l’économie. Aujourd’hui, le web représente 3,7 % du PIB français, concerne 4 % de la population active, accumule 72 milliards d’euros de chiffre d’affaires et est à l’origine de 25 % de la croissance française, selon une étude du cabinet McKinsey & Company présentée mercredi 9 mars 2011. 

L’avenir économique de la France serait-il lié à la Toile ? Il est vrai, selon Jean-Pierre Corniou, directeur général adjoint du cabinet SIA Conseil, qu’"Internet est un secteur extrêmement intéressant, mais tout dépend de ce que l’on compte. D’ailleurs, l’étude le montre bien : il y a les emplois directs générés par l’économie de l’Internet" - soit, en 2010, un quart des créations d’emplois et un quart de la croissance française - "et il y a tout le reste", c’est-à-dire "le changement de notre vie quotidienne qui a été impulsé par Internet". 

En réalité, poursuit notre invité, "Internet est comme toute innovation technologique. C’est le vieux principe de Schumpeter : l’innovation, cela détruit, cela crée, cela transforme, cela bouleverse l’économie et cela change profondément les relations entre l’homme et la matière". 

Lorsque l’on analyse l’économie actuelle, déclare-t-il, "il y a bien sûr Internet, mais il y a la globalisation". Et il faut bien comprendre que "nous sommes vraiment en train de changer d’époque économique, voire même de civilisation. On change d’époque économique, parce qu’aujourd’hui, les frontières des Etats historiques, traditionnelles, ne sont plus les remparts qu’ils ont été pendant longtemps contre les influences extérieures. On est dans une économique ouverte. Il n’y a pas seulement Internet, mais il y aussi le transport par conteneurs. Un exemple : cela coûte 1,5 euro de prendre un aspirateur au fin fond de la Chine et de l’envoyer dans un supermarché en France. Donc, cela a changé les choses, cela veut dire que l’économie se transforme. Mais Internet, c’est autant de risques que d’opportunités". 

Parmi ces changements, explique Jean-Pierre Corniou, il y a notamment le fait " que l’on a besoin de moins de personnes peu qualifiées dans les économies complexes qui sont les nôtres. On a de plus en plus d’outils qui sont des prothèses intellectuelles - ce que j’appelle le cerveau d’œuvre -, parce que l’on travaille avec nos cerveaux. On a donc moins besoin de force musculaire. On a moins besoin de main d’œuvre. Mais par contre, il faut innover, créer. Et cette économie de l’innovation et de la création est clairement l’économie du XXIe siècle". 

Par ailleurs, il est certain également "que l’on a changé notre rapport au temps, dans tous les domaines. On n’a plus envie d’attendre, on est impatient, on a envie d’avoir une satisfaction immédiate et on s’est habitué à une trame resserrée du temps. Mais simultanément, on recrée des liens avec des gens, on retrouve des gens que l’on avait perdus de vue, on renoue les relations générationnelles dans les familles". 

En résumé, actuellement, "nous allons très vite dans des bouleversements. Et ce qu’il faut, c’est retrouver du sens. C’est permettre à tous les acteurs de la vie économique de comprendre le monde dans lequel nous sommes, et essayer de trouver des opportunités d’action", affirme Jean-Pierre Cornou.


Genève 2011, les peurs s’éloignent… mais ?

 

L’industrie automobile mondiale est paradoxale. Elle vit intensément les variations brutales du climat économique tout en subissant un cycle de mise en production de ses nouveaux produits qui reste de l’ordre de trois ans. De fait, entre les véhicules qui circulent dans la rue et ceux que l’on voit dans les salons, entre les engagements des dirigeants et les chiffres de vente effectifs, il y a toujours un décalage qui frise souvent le grand  écart. Pour combler cet espace temps, ce sont les prototypes et concept cars qui ont pour mission dans les salons de fixer les tendances et de tester les idées nouvelles sur les clients avant de passer éventuellement à la série sous des formes industriellement plus raisonnables. Faute de nouveaux produits, ce sont également ces véhicules de rêve qui ont sont chargés d’attirer les regards et d’occuper la presse. L’industrie automobile ressemble à celle de la mode entre la haute couture et le prêt-à-porter. Les enjeux économiques et technologiques y sont toutefois plus intenses.

La place du Salon de Genève est unique. C’est un terrain neutre où s’affrontent à la loyale les grands constructeurs mondiaux, car aucun ne peut prétendre être sur un territoire préservé. Genève offre ainsi un spectacle toujours très stimulant des promesses mais aussi des contradictions de l’industrie automobile. 

Un marché chaotique au renouveau surprenant

Il y a deux ans, au printemps 2009, l’industrie mondiale était en pleine dépression. Frappés par la crise financière les constructeurs premium et de luxe étaient en berne, alors que les généralistes se remettaient de la crise pétrolière de mi-2008 en tentant de proposer des modèles moins gourmands. On parlait déjà timidement de véhicule électrique. Puis la folle année 2010, annoncée comme médiocre, s’est révélée fructueuse de façon inespérée. La Chine a pris le relais de la croissance en 2009 avec 13,7 millions de véhicules produits, battant l’Europe (12,2) et les Etats-Unis ( 8,7). Les Etats-Unis ont reconstruit une industrie automobile exsangue grâce à l’argent public pour au moins deux des trois constructeurs et un engagement envers l’innovation surprenant pour une industrie endormie dans son conservatisme technique. Les constructeurs européens généralistes ont surfé sur la vague généreuse des primes à la casse et des incitations à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ebranlés par la brutalité de la crise dans les pays matures, les constructeurs n’ont du leur salut qu’à la générosité des contribuables et à l’envolée du marché chinois. Tombé à 61 millions de véhicules en 2009, le marché mondial est revenu à 74 millions de véhicules, niveau qui se rapproche de la tendance moyenne observée sur la décennie 2000.  Les constructeurs mondiaux ont perdu 6,8 milliards d’euros en 2009 et gagné plus de seize milliards en 2010.

La crise est-elle achevée ? Quelles leçons ont-elles été tirées ?

Le succès de 2010 ne doit rien à la transformation technologique du marché annoncée de salon en salon.  En effet, les déclarations en faveur de l’innovation n’ont que peu d’effet à court terme. Les clients n’achètent que ce qu’ils  trouvent dans les concessions automobiles et que ce qu’ils connaissent. Les inquiétudes environnementales, la prise de conscience citoyenne, viennent au second plan des préoccupations quand l’industrie, aidée par les gouvernements, subventionne  massivement l’achat de véhicules conventionnels. Le bilan 2010 des ventes de véhicules est éloquent. Dans un chiffre record de 2 669 000 véhicules, seuls moins de 10 000 véhicules hybrides ont été vendus, les voitures électriques n’étant que 186 !  Avec 5000 véhicules immatriculés en 2010, soit 0,25% de part de marché, le bio-éthanol (Super E85) ne séduit pas plus. Ces données sont comparables dans les  autres pays européens. Seul  le Japon marque un vif intérêt pour l’hybride, la Prius qui y est présente depuis plus de dix ans étant le véhicule le plus vendu dans l’histoire du Japon et  les hybrides y représentent 11% du marché. 

Le taux de diésélisation a continué à croître en France en 2010. 7 voitures sur 10 sont des voitures diesel, 56% du parc  (31 millions de véhicules) est aujourd’hui composé de véhicules diesel contre 4% en 1980 et 34% en 2000…

De même ce sont les petites voitures, le plus souvent fabriquées hors de France ont largement bénéficié des aides alors que le solde commercial automobile de la France, longtemps largement positif se creuse depuis 2008. 

 

Genève et les promesses (vertueuses) des constructeurs

L’hyper luxe toujours tentant…

Les messages du Salon de Genève, dans un pays riche et respectueux de son environnement, sont toujours paradoxaux. C’est  en effet un salon qui s’offre le choix d’être à la fois « vert » et de s’ouvrir  à toutes les transgressions du luxe et de la haute puissance. Ferrari y présente ainsi sa somptueuse FF, pour Four Four, coupé quatre places quatre roues motrices dotée d’un V12 de 660 cv indispensable pour monter l’hiver à Gstaad, au moins autant qu’un Duster. Maserati réplique avec les 700 cv de son Aventador V12 . Certes, Porsche présente sa Panamera en version hybride après le Cayenne en 2010. Mais il s’agit plus de renforcer les performances en s’offrant une vitrine  technologique que de vraiment réduire les émissions de CO2.  On voit aussi s’afficher sans complexe les super cars de Bugatti et Koenigsegg , l’Agera R et ses indécents 1100 cv, ainsi que de nombreux préparateurs. 

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Bugatti Grand Sport

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Ferrari Four Four

Une floraison d’hybrides

Plus raisonnables sont les modèles hybrides qui sont désormais présents dans toutes les gammes, à tous les niveaux ce qui devrait faire rapidement grimper les chiffres de vente en Europe. Car c’est un printemps hybride que propose Genève !  Ford présente le C-Max Hybrid, qui sera vendu en 2013, Peugeot son intéressant 3008 Hybrid4, diesel électrique de 200 cv, vendu à l’été 2011 à partir de 41000 €, avec un moteur diesel avant et un moteur électrique à l’arrière, solution également proposée par la Volvo V60 hybride. Citroën a rebaptisé « micro-hybride » sur sa C4 la seconde génération du système déjà bien connu Stop&Start, associé à une boîte robotisée. Le groupe Volkswagen s’engage également dans l’hybride avec un Audi Q5 essence de 2 l seulement pour 245 cv et un Touareg hybride. Toyota continue naturellement à développer sa gamme hybride avec un monospace Prius et une Yaris hybride, après l’Auris sortie en 2010.  Lexus continue également à décliner l’hybride du SUV 450h aux berlines GS 450h, LS 600h et à la berline compacte CT 200h. Honda annonce sa Jazz hybride, 1,3 l. L’hybride se trouve désormais présent sur des voitures moyennes et tend à se banaliser. 

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Plus surprenant, on peut même voir chez Infiniti une berline hybride V6, la M35h, alors que le groupe Renault Nissan affiche avec force son ambition tout électrique. Cette incursion dans l’hybride démontre que le groupe maîtrise aussi, discrètement, cette technologie alternative… 

Le constructeur chinois BYD est très présent à Genève cette année avec plusieurs voitures hybrides (technologie Dual Mode permettant une autonomie de 500 km) et électriques (e6-Eco, monospace) et une présentation dynamique de son engagement envers les véhicules collectifs électriques, bus, le K9, de 250 km d’autonomie, et taxis. 

Les promesses électriques

Les véhicules électriques sont bien évidemment nombreux. Un espace leur est réservé, le Pavillon vert, où se trouvent les voitures déjà bien identifiées mais aussi des solutions novatrices qui explorent les potentialités de rupture dans l’architecture. On y voit également beaucoup de vélos à assistance électrique et de scooters électriques. On continue à les attendre sur les routes, car les concepts sont encore beaucoup plus nombreux que les voitures réellement commercialisées. Mais les choses changent : il y a désormais des prix sur les documents d’information remis par les constructeurs, et on peut essayer de nombreuses voitures, ce qui confirme le caractère plaisant et dynamique de la conduite de ces véhicules. 

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Les grands constructeurs s’engagent. C’est le cas de Renault, avec ses quatre modèles ZE (Zero Emission), Twizy, Zoe, Fluence et Kangoo, et bien sûr de la Nissan avec la Leaf, voiture de l’année, mais aussi de Ford avec la Focus Electric déjà présenté au CES 2011 précurseur d’une gamme de cinq voitures. 

 

Honda qui joue majoritairement la carte de l’hybride avec l’Insight, présente un concept électrique, l’EV qui annonce la Fit EV fin  2011 au Japon puis la Jazz EV. Toyota présente son IQ électrique, l’EV, déjà montrée en 2010, mais annoncée pour une commercialisation en 2012. BMW développe le concept électrique sur une Série1 Active E, comme Audi qui annonce développer une gamme complète de véhicules électriques avec se gamme e-tron. Porsche exploite un protoype de roadster électrique, le Boxster E.  Nissan démontre sur un stand de 2500 m2 les avantages de la Leaf, seul véhicule électrique de grande série au monde et fait rêver avec  un modèle sportif deux places électrique, l’EsFlow. Opel commercialise enfin l’Ampera fin 2011 avec un positionnement conforme à celui de la Chevrolet Volt, électrique sur 60 km et dotée d’un prolongateur d’autonomie qui la rapproche d’une hybride plug-in, comme la Prius plug-in.  Elle sera vendue en Suisse 55000 francs suisses. Même Rolls Royce ose présenter une Phantom électrique, la 102EX… Le stand de Bolloré est beaucoup plus discret que les années précédentes. On voit la Blue Car depuis 2008, on pouvait même prendre des commandes… Cette année beaucoup de discrétion mais Bolloré est attendu à Paris dès cet automne avec le projet Autolib et les problèmes à résoudre sont nombreux.  Le client final, lui, passera après…

Business as usual ?

Le monde automobile reste toutefois fondamentalement conservateur. Le moteur thermique est encore là pour de nombreuses années, voire décennies. Les volumes rémunérateurs, qui font tourner les chaînes de montage, se situent encore dans des gammes classiques pour lesquelles les transformations sont lentes. La nécessaire course à la taille conduit à rationaliser les gammes et les outils de production pour continuer à baisser les coûts et à se rapprocher des marchés les plus dynamiques. Aussi, cette industrie complexe reste durablement condamnée à produire des séries longues de produits bien maîtrisés, tout en changeant pour faire face aux défis environnementaux. Cette équation complexe conduit les constructeurs à louvoyer entre tendances pour tenter de rester manoeuvrants.

Ainsi, il faut noter que chez tous les constructeurs un travail important est réalisé sur l’optimisation des moteurs essence et diesel, moins gourmands. Les performances demeurent identiques avec des cylindrées plus faibles et des consommations en net repli. Notons la présence sur le stand Renault d’un moteur 3 cylindres à injection directe et bougies à radio-fréquence de 900 cm3, Energy TCe Concept. PSA travaille également à une gamme de  moteurs trois cylindres à injection directe de 900 à 1100 cm3. 

Les rapprochements capitalistiques comme celui de Fiat et de Chrysler enfantent des gammes curieuses, puisque les modèles Chrysler bien peu légers  se voient désormais déclinés sous la marque Lancia.  La nouvelle Thema n’est autre qu’une Chrysler 300 à peine revue, et un Grand Voyageur hérite du prestigieux logo Lancia sans que l’issue de ces croisements audacieux ne soit très prometteuse.

Le cœur de gamme des constructeurs reste, pour longtemps, la voiture moyenne à moteur thermique dont la Peugeot 308, relookée, la Volkswagen Golf, l’Opel Corsa, la Ford Focus, la Renault Megane assurent sur le marché européen les plus gros volumes de vente. Les quinze modèles les plus vendus représentent 30% des ventes.

Le marché restera longtemps traditionnel dans ses tendances lourdes et on peine à imaginer que la révolution électrique en ébranle les fondamentaux. L’attente de la confrontation  thermique/électrique n’en revêt que plus d’intérêt tant les espoirs envers l’avènement d’une mobilité décarbonée, avec tous ses avantages en termes de silence et d’absence de rejets nocifs, sont élevés… Il suffirait  sûrement d’une hausse durable du prix du pétrole pour faire basculer une opinion sceptique envers un mode de transport dont les mérites en termes de confort et de silence sont indéniables. Beaucoup de constructeurs attendent ce signe pour justifier leurs intuitions et leurs engagements économiques.  Mais au même moment ils craignent qu’une telle hausse ne perturbe profondément le marché thermique qui assure l’essentiel de leurs revenus… Ces incertitudes permettent en tout cas d’alimenter beaucoup d’espoirs dans une réinvention de la mobilité. Les constructeurs, les législateurs, les collectivités doivent coopérer lucidement pour trouver des solutions équilibrées et durables tant en terme de technologie que d’usage au moment où se réveillent la créativité et l’innovation. Mais, in fine, c’est le client qui fera le choix…

 

Sia conseil et Eurostaf les Echos ont publié en juin 2011 en partenariat une étude sur les marché des motorisations alternatives.

http://www.eurostaf.fr/fr/catalogue/etudes/sectorielles/automobile/motorisations-alternatives2.html