Previous month:
juin 2010
Next month:
octobre 2010

L’étrangeté du monde, mode d'emploi ?

Ce thème fédérateur de l’université d’été du MEDEF, qui s’est tenue du 2 au 4 septembre, interpelle… Qu’est qui pourrait bien encore frapper l’esprit  face à  «l’étrangeté» d’un monde,  scanné en temps réel par l’image, le son, les textes qui produisent inlassablement  à la fois les documents bruts dans leur sévérité implacable et une analyse prête à l’emploi, exhaustive et instantanée.  Encore étrange ce monde, pour quelqu’un qui, raisonnablement, suit au rythme des rappels incessants sur son iPhone ou tout autre objet communiquant ((iPhone devient comme frigidaire un nom commun pour » smartphone », au demeurant bien laid) tous les petits et grands événements de la planète ? Que pourrait donc faire de plus pour comprendre le monde et prendre des décisions avisées pour guider les nations et les entreprises vers le bien commun dans ce monde sur-vitaminé d’informations ? La réponse est sûrement ailleurs que plus « d’informations ».  Ne faut-il pas explorer d’autres pistes : plus d’humilité, plus de dialogue, plus d’écoute, plus de franchise, plus de réflexions, plus d’audace  (pour soi surtout, pas seulement pour les autres) ?

Dans un monde déterminé par le rythme  des dépêches de l’AFP, ne pas disposer du très haut débit  est propice à la réflexion. Loin de la sur-réaction aux événements du jour, la rupture avec la ville et sa tension permanente, une cure de distance raisonnable vis-à-vis des médias et du plus addictif d’entre eux, le web, permet de s’ouvrir à d’autres activités et donc  à d’autres horizons, de humer l’air du temps à travers les lectures, la réflexion, les échanges, l’effort physique ou la culture des tomates. Ce voyage hors des autoroutes de l’information apporte un air frais bien salutaire.

J’en suis arrivé à la  conclusion bien banale que le monde n’est étrange  que par rapport au filtre d’analyse de l’observateur.  Nous avons été éduqués dans une logique inductive. Ce que nous avons observé du passé doit « normalement » se reproduire dans le futur. Il y  a un lien automatique et prédictible entre l’action effectuée et le résultat obtenu. Cette linéarité de l’analyse nourrit les plans d’action des hommes politiques comme des dirigeants d’entreprise et nous sommes priés d’y croire, sous peine d’être traités de déserteurs. Or n’est  étrange le monde que pour celui qui le regarde avec les lunettes du passé et qui observe avec effroi  que la réalité n’est plus conforme aux projections qui ont balisé notre horizon, et de fait, nourri nos illusions. L'Europe ne contrôle plus le monde depuis déjà bien longtemps. La guerre de 1914-1918 nous a frappés au coeur, et celle de 1939-1945, achevés. Mais aujourd'hui ce fait démographique, économique, politique éclate au grand jour et frappe directement les citoyens dans leur vie quotidienne.

Alors qu'il faut plus que jamais investir dans l'intelligence collective, au plus profond de la modernité rejaillissent les démons de la superstition. On ne parle pas de « rigueur », mot pourtant bien honorable quand Il s’agit de la conduite des affaires publiques. On invente des néologismes comme « rilance », sûrement pour évacuer définitivement le spectre des hausses d’impôts, probablement nécessaires, mais en… 2013. Est-ce un symptôme d’une attaque subite de procrastination parmi les chantres du volontarisme ?  Le doute serait-il toxique ? Beaucoup de dirigeants pensant que simplement mettre en évidence un risque minerait la motivation des collaborateurs pour tendre vers l’objectif, évoquer une difficulté forcerait  à s’y précipiter aussi sûrement que le Titanic sur l’iceberg. Fuir le réel, simple et rustique, au prix de la gesticulation intellectuelle la plus dérisoire mine la seule chose qui cimente la vie d’une nation, ou d’une entreprise, la confiance.

Le monde est en relief. Il suffit  de décaler son regard de quelques degrés pour y voir des choses nouvelles. L’étrangeté du monde, ce n’est qu’une ouverture à des « choses », situations ou sentiments,  qui préexistent mais que le regard éduqué par la routine, le dogme et une profonde paresse néglige ou pire encore méprise. Rien ne tue plus l’imaginaire et la créativité que de baigner dans un océan tiède de certitudes. Rien ne corrompt plus l’esprit que le mensonge par omission qui alimente si confortablement la vie publique au point de devenir un procédé de gouvernement. 

Est-il étrange de constater que les travailleurs chinois ressentent le désir de profiter un peu de l’élévation du pouvoir d’achat rêve que leur travail acharné depuis des décennies leur permet de toucher concrètement ? Est-il étrange de voir des salariés français s’accrocher à l’idée qu’après une quarantaine d’années de travail ils puissent toucher une retraite  à peu près décente et bénéficier de soins convenables ? Il n’y a rien d’étonnant à constater que les peuples des pays émergents aspirent au même type de bien être matériel et de protection collective que ceux que les pays matures ont offerts à leurs citoyens depuis le milieu du XXe siècle. La courbe de transformation de ces pays ne suit bien évidemment pas celle que nous avons connue en occident depuis la révolution scientifique et technique du XVIIIe siècle. La Chine mais aussi le Brésil offrent deux exemples éclatants de modernisation planifiée qui exploite pleinement le progrès technique. Ces manants ont l’audace d’être impatients et ne veulent recevoir aucun leçon de la part de leurs anciens maîtres. Et bien sûr les peuples de pays matures, menacés dans leur style de vie, européens mais aussi aujourd'hui américains frappés dans leur orgueil, font de la résistance et on s’en offusque. Est-ce étonnant ?

Il est vrai qu’il est difficile d’admettre qu’on ne peut durablement consommer plus que ce qu’on produit, répartir plus que ce qu’on gagne, s'endetter plus qu'on ne peut raisonnablement rembourser. C’est frustrant de constater que les modèles mathématiques de dérivées de dérivées ne parviennent pas à gommer ce monde de chair et de terre  qui nous ramène brutalement au réalisme et au pragmatisme de la pyramide de Maslow.

Ainsi on pourrait observer, en se donnant la peine, que « l’opinion des gens » n’est pas nécessairement stupide, la vérité des faits n’est pas destinée à être rejetée par des hordes ignares, le bon sens n’est pas fonction ni de la fortune personnelle, ni du QI, le doute n’est pas nécessairement démobilisateur. Serait-il si étrange que ça de penser que le bonheur des uns ne ferait pas systématiquement le malheur des autres au moment où jamais la science et la technique n’ont offert autant de perspectives ? 

Je pense à Albert Camus qui écrivait que " Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde". Je lis avec délectation le livre de Nassim Nicolas Taleb, sur les cygnes noirs, plein de résonances avec ce que nous vivons et de leçons de réalisme. Il est tout à fait possible de ne pas céder au découragement devant l'ampleur de la tâche. L'Europe et la France peuvent encore agir. Il faut se dire la vérité, et se mettre en marche avec énergie et détermination, sans esprit vichyssois.

Bannissons les gris-gris de la communication, balayons les croyances et les dogmes absurdes, retrouvons le sens du vrai, de l’analyse, du débat sur des faits, de la compréhension des phénomènes complexes qui nous déterminent et admettons, avec humilité, que douter c’est une phase indispensable  pour agir mieux !