Est-il prématuré de parler de "renouveau" quand tout donne l'impression que nous n'avons pas encore touché le fond de la dépression qui s'est abattue sur l'économie mondiale en 2008 et singulèrement sur l'Europe ? Au contraire, il me parait indispensable de jetter maintenant un regard lucide sur les déréglements profonds qui ont touché nos entreprises et que nous pouvons corriger pour reconstruire la confiance et par là, s'engager dans une spirale vertueuse de créativité, d'innovation et de reconstruction du tissu économique. Ma conviction est que l'Europe, au sens large, avec ses 850 millions d'habitants, peut trouver une place dynamique dans la redéfinition mondiale des rapports de force de la planète numérique. Pour cela un doit réinventer un management de proximité fondé sur les compétences, la liberté d'initiative, l'écoute et donc l'intelligence collective. Or ceci ne se décrète pas par le haut, mais suppose un travail de terrain fondé sur la confiance.
La situation économique crée une
perturbation profonde dans l’opinion et auprès des salariés. Chacun a
désormais conscience que les menaces qui
pèsent sur les entreprises ne peuvent
pas ne pas avoir de conséquences, immédiates ou différées, sur l’emploi et les
revenus. Au-delà même de l’horizon
incertain de la vie active, ce sont les conditions des revenus futurs et
le financement de la santé tout au long de la vie qui préoccupent. Les salariés
du secteur public n’échappent désormais pas plus que les autres à ces inquiétudes. Quelque soit le secteur
d’activité, le niveau de qualification ou la tranche d’âge, nul ne peut se
sentir véritablement serein dans un monde où la croissance semble avoir durablement
déserté les pays européens au profit de l’Asie.
Les différentes enquêtes
d’opinion démontrent que la confiance des salariés envers leurs entreprises est à un point
historiquement bas. Ce sentiment d’incertitude ne conduirait pas nécessairement
à une angoisse généralisée si les relais classiques d’accompagnement de la
transformation fonctionnaient convenablement. Or le doute sur l’aptitude de la
classe politique dans son ensemble, mais également des organisations syndicales, à comprendre l’ampleur de la crise et à conduire les
transformations nécessaires pour accompagner
l’économie européenne dans la mondialisation est également très intense.
La fragilité des Etats européens confrontés à une dette considérable – nous
sommes bien loin des règles « intangibles » du pacte de stabilité, 3%
de déficit et des 60 % de taux d’endettement publics par rapport au PIB - et à
la perspective durable de faibles taux de croissance ne laisse planer aucun
doute sur la nécessité d’accroître la pression fiscale et de mettre en place une gestion rigoureuse de la dépense publique.
Aussi, les questions sans réponse
s’accumulent rendant le citoyen aussi perplexe que le salarié.
Changer, oui, mais pourquoi
faire ? Réformer, oui, mais dans quelle perspective d’amélioration ?
Faut-il plus de liberté économique ou plus de dirigisme ? Les modèles sont
cassés, les slogans sonnent creux… Néanmoins l’instinct vital des peuples
commande de ne pas en rester à ce constat. Certes les plus beaux chants sont
les plus désespérés, mais l’économie est bien réelle et nous devons nous battre
pour sauvegarder un des systèmes les plus efficients de la planète pour
concilier efficacité et équité.
Quand les structures globales
sont défaillantes, quand les menaces
sont réelles – l’économie française a détruit un million d’emplois en dix-huit
mois, dont plus de trois cents mille dans l'industrie -, quand les perspectives sont indécises, on tend à se rapprocher de son
cadre de proximité. Pour passer de l’incertitude
généralisée aux prémices du retour à la
confiance, il faut réunir des conditions de température et de pression favorables :
faire comprendre sans manipulation les paramètres de l’environnement, définir des objectifs
clairs, réalistes et « légitimes », mettre en œuvre des modalités
équitables de reconnaissance. Or chacun de ces composants a fait l’objet de
sérieuses mises en cause minant leur crédibilité. Si l’allergie au
changement présumée de la population
française est probablement largement surestimée, les conditions d’acceptation
du changement impliquent un niveau de transparence et d’équité qui n’a pas été
atteint au cours des dernières années. Plus encore, l’accompagnement des
changements d’emploi, de compétences, de cadre social doit être exemplaire pour
créer les conditions acceptables à l'indispensable mise en mouvement des entreprises et de leurs collaborateurs.
C’est là que l’entreprise mieux
que l’Etat peut se révéler un cadre approprié au retour de la confiance dans le
futur.
On peut penser que cette
situation est une opportunité pour le management de retrouver une crédibilité
que la première décennie du XXIe siècle
a singulièrement écornée.
Le management démonétisé
Une des causes majeures de ce
désenchantement provient de l’écart perçu entre le niveau de pression exercé
par les dirigeants et leur comportement personnel, situation qui rapproche
curieusement le capitalisme ultra-libéral des pires régimes de dictature du
prolétariat. Les années 2000 ont vu des projets d’entreprise uniquement fondés
sur la création de valeur pour l’actionnaire, fixée arbitrairement à des taux
élevés et sans explication pédagogique. Tout dans la vie de l’entreprise était conditionné par l’atteinte de
ces objectifs, indépendamment des conditions concrètes de réalisation, rappellant par cette force du dogme le culte de la révolution. Toute objection était immédiatement interprétée
comme une preuve de manque de détermination, conduisant à un repli tactique des
collaborateurs désireux d’éviter une confrontation dont ils auraient payé cher
le prix. Bien loin du management participatif, ces méthodes se sont cristallisées
autour du manager providentiel, héros capable d’endiguer seul la médiocrité et
le manque d’ambition de la totalité de ses collaborateurs. Henry Mintzberg
décrit cette nouvelle génération de dirigeants « assis dans leur bureau et
annonçant les objectifs à atteindre, plutôt que travaillant sur le terrain pour
aider à améliorer la performance ». Plus la pression était mise haut, plus
la rémunération des managers-actionnaires s’élevait vers les sommets autorisés
par l’attribution généreuse de stock-options et autres avantages dérogatoires.
Or si l’entrepreneur est rémunéré pour prendre des risques, effacer à l’avance
ces risques par des contrats avantageux indépendants du résultat est
inacceptable pour les salariés comme pour l’opinion. L’hyper-rémunération des
uns pour faire peser sur les autres les risques du changement est une forme
indécente de cynisme.
Un modèle sans stratégie
L’incapacité de l’Europe à
déployer une stratégie compétitive mondiale est affligeante alors que l’Union
européenne avait fait de la concurrence libre et non faussée son credo absolu.
L’échec de l’agenda de Lisbonne, dix ans plus tard, démontre l’inefficacité de
ce modèle sans accompagnement approprié. L’incapacité de faire de l’Europe une zone de développement
homogène autour de l’économie de la connaissance mine la crédibilité de l’euro.
La crise a fait éclater les faiblesses structurelles de ce modèle, mais aussi
en a démontré le caractère manipulatoire. Les objectifs « tendus » des
entreprises n’ont pas été atteints, car les arbres ne montent pas jusqu’au
ciel. La « création de valeur pour l’actionnaire » – c'est-à-dire le
seul et unique cours de bourse - s’est révélée un indicateur bien falot de tout
ce qui compose la valeur durable : la qualité des produits et services, la
compétence des collaborateurs, la créativité et de l’innovation, le respect des
contraintes de long terme. Puisque le cours de bourse, encensé comme unique
juge de paix, s’est effondré, c’est la totalité du discours qui été emporté par
la tourmente. Les emplois industriels délocalisés ne sont pas remplacés par des
« emplois verts » mythiques ou des emplois de conception. Le modèle
d’un partage du monde entre une usine
chinoise et un laboratoire euro-américain se révèle totalement erroné, tant la
Chine et l’Inde démontrent leurs aptitudes à innover avec une classe d’ingénieurs
et de techniciens compétents. Qui croire, alors, quand les efforts incessants
de baisse des coûts et d’amélioration de la productivité n’ont en rien protégé
contre la perte d’emploi ? Le système
a menti sur les véritables motivations, et donc cassé le modèle fondé sur la
mise en tension systématique des personnes, entre elles, contre elles. Il est
d’ailleurs vraisemblable que même sans la complicité active d’une Europe
complaisante qui a elle-même miné ses champions industriels, nos concurrents asiatiques
auraient pris le même chemin de la croissance, peut-être un peu plus lentement.
Les voies d’un renouveau
Les défis de l’époque sont
considérables pour les vieux pays européens, et sans doute aussi pour les
Etats-Unis considérablement fragilisés. Le vieillissement de la population, les
aléas climatiques, l’obsolescence des infrastructures conçues au cours des
trente glorieuses, désormais lointaines, la crise des modèles d’intervention
publique, sont autant de douloureux rappels des efforts à consentir pour tenter
de conserver pour tous le système social européen et le niveau de vie qui y est associé.
Pour avoir oublié que le seul but
de l’économie est de servir l’homme, on a négligé le rapport subtil que la
logique du développement oblige de construire entre les quatre composants indissociables
de l’économie moderne : l’efficacité de la sphère productive, la dynamique de la consommation,
la démocratie citoyenne et l’équilibre structurel des finances publiques.
Indiscutablement, la
reconstruction de la confiance est un élément clef de la redynamisation des
entreprises et du corps social. Recréer un sentiment d’appartenance semble aujourd’hui un objectif bien difficile, mais
indispensable. Ce qui compte est le contact direct, le respect des individus en
phase avec le discours stratégique, le courage de la vérité, sans complaisance
ni condescendance. C’est parce que certaines entreprises dépassent
l’individualisme pour recréer le sens de la communauté qu’elles fécondent la
communauté du sens. L’esprit d’initiative collective, le souci des collègues,
l’entraide, comme l’accueil des jeunes en apprentissage sont autant de vecteurs
de performance qui stimulent la qualité du travail fourni par l’équipe mais
aussi l’engagement dans la communauté plus large de la région, du pays. Les exemples sont multiples. Ce sont les salariés de Lippi, une PME spécialisée dans les clotûres métalliques, qui ont redéfini avec leurs dirigeants un nouveau cadre de fonctionnement de l'entreprise qui fait massivement appel à tous les outils de l'économie numérique. Ce sont les salariés d'Avis qui ont trouvé le moyen de réduire à 3 minutes la durée d'attente d'un véhicule.
C’est
cette économie de la coopération en entreprise qu’analyse Norbert Alter, qui
démontre que les relations d’entraide inter-individuelles profitent à
l’entreprise sans nécessairement qu’elle les comprenne ni les organise. On appartient à une
communauté dont l’essor contribue à la réussite de cercles concentriques de
plus en plus larges. Mintzberg cite dans son article des sociétés aussi
différentes que Pixar ou Mondragon, fédération basque de coopératives, qui
possède notamment la marque Fagor, regroupant 92000 personnes.
Entre l’obésité organisationnelle,
qui dilue les responsabilités comme les talents, et le culte de l’anonymat dans
des entreprises où les personnes se dissolvent dans le réseau numérique, il
faut retrouver le sens du contact immédiat. Beaucoup de dirigeants n’ont pas
compris que le passage de la société de main-d’œuvre à la société de
cerveau-d’œuvre instituait un changement total dans le modèle historique de
commandement. Les salariés d’aujourd’hui ne peuvent pas s’approprier les solutions
si ils ne sont appropriés les problèmes. L’adhésion ne s’obtient ni par la
contrainte ni par la peur ni par le culte du dirigeant, à grand renfort de
communication, mais par la métabolisation
de tous les paramètres contextuels par les collaborateurs eux-mêmes. C’est
en tissant les réseaux de confiance que l’on peut atteindre des résultats
exceptionnels. Bien sûr ceci ne fera pas
disparaître les risques inhérents à la transformation économique majeure en
cours. Mais en les expliquant pour préparer constamment les collaborateurs au
changement, en développant et reconnaissant l’esprit critique, seul terreau de
l’initiative, on peut reconstruire, par la base, un tissu à la fois résistant
et flexible.
Lorsque les incertitudes
s’accumulent, reconstruire la confiance
n’est pas mince affaire. Ceci implique de retrouver un discours raisonnable,
des pratiques éthiques et une humilité
qui avait déserté beaucoup de comités de direction.
Références :
http://www.lippi.fr/
« Rebuilding Companies as Communities »,
Henry Mintzberg, Harvard Business Review, July-August 2009
“Donner et prendre. La
coopération en entreprise”, Norbert Alter, Editions La Découverte, 2009