Le XXIe siècle et la conquête de l'hyper-mobilité
20 septembre 2009
La mobilité des hommes est un des facteurs structurants majeurs de la société. C’est le champ du déplacement qui a organisé l’ordre social en délimitant l’espace. Mais aussi, depuis toujours, les plus téméraires des hommes ont cherché à découvrir ce qu’il y avait au-delà des bornes, de l’autre côté de la ligne d’horizon. La mobilité est à la fois une contrainte et une liberté, un facteur de structuration et d’ordre comme un facteur de dépassement et de transgression.
La révolution des transports des XIXe et XXe siècle a progressivement mis les déplacements des personnes et des biens au cœur de la relation économique et sociale et inventé un secteur puissant d’industries et de services. Le XXIe siècle s’appuie sur cet acquis mais le reconsidère à travers le prisme de la révolution de l’information. Il apparaît plus facile, économique et écologique de transporter de l’information que des personnes. De physique et matérielle, la communication devient virtuelle et immatérielle. La combinaison de ces moyens conduit à imaginer une nouvelle forme de mobilité, l’hyper-mobilité, associant de façon continue et optimale la rencontre physique et l’échange à distance.
Cavaliers et piétons
Pendant des millénaires, l’exploration de l’espace s’est faite au rythme de la marche à pied, qui limitait l’horizon de la découverte à moins de vingt kilomètres par jour. Il a fallu attendre le cheval pour élargir ce cercle à plusieurs dizaines de kilomètres, et la maîtrise de la boussole et du gouvernail pour faire de l’aventure maritime un moyen suffisamment fiable pour s’éloigner des côtes et découvrir des terres lointaines et inconnues. Limité par les moyens techniques, la structuration de l’espace a également défini le champ de la circulation de l’information, qui se faisait à la vitesse du plus rapide des moyens de transport, le cheval.
Le rêve de la domestication de la force du feu réalisé par Stephenson, en 1830, a autorisé l’homme du XIXe siècle à établir pour la première fois des relations stables entre des points distants reliés par « le chemin de fer ». Le rail a bouleversé la géographie européenne dès le milieu du XIXe siècle et accompagné un développement économique sans précédent. Chaque progrès de ces techniques a permis de dépasser les limites antérieures en réduisant le risque, l’insécurité, l’inconfort associés au déplacement. Progressivement s’est construit un monde où le voyage a permis de relier facilement hommes et idées, de développer des échanges sources infinies de progrès. Mais peu de gens bénéficiaient de ces possibilités. Pour la grande majorité des hommes, à l’exception de ceux tentant l’aventure de l’immigration dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’horizon de la vie et des rencontres était encore borné par les limites du terroir natal comme l’a démontré, de cruelle manière, le brassage contraint réalisé par la première guerre mondiale.
Le temps de la vitesse
Le XXe siècle a à nouveau élargi cet horizon en s’attaquant à la principale contrainte restée incontournable, le temps. La vitesse est une invention du XXe siècle. L’apparition des automobiles et des aéroplanes, objets d’exception avant la première guerre mondiale, a façonné un nouvel espace/temps qui s’est rapidement transformé avec leur industrialisation, autorisant des performances sans cesse accrues et surtout une baisse des prix de revient qui a libéré une vaste démocratisation du transport. Les villes en ont bénéficié, concentrant les hommes, les emplois, le commerce et la puissance. Les campagnes des pays occidentaux se sont progressivement vidées. On a inventé le tourisme moderne, tourisme de masse opposé au tourisme élitiste des XVIIIe et XIXe siècles.
A nouveau les années soixante-dix ont vu la technique repousser les limites. Ce fut la démocratisation du transport aérien de masse avec le Boeing 747, lancé en 1970, les premiers trains à grande vitesse, le Shinkanzen au Japon dès 1964 et le TGV en France en 1981 qui ont remodelé les cartes isochrones, déformant les réalités géographiques et historiques en bouleversant l’espace temps. Éphémère et fragile, Concorde a mis New-York a trois heures de Paris, prouesse qui a également démontré les limites économiques et environnementales de cette quête absolue de vitesse.
Il fallait huit jours pour rallier Marseille de Paris en 1780, 3 heures aujourd’hui. La voiture individuelle, conquête sociale triomphante des trente glorieuses, a généré les autoroutes interurbaines, les ceintures périphériques des grandes villes et une addiction au pétrole qui a alimenté les tensions géopolitiques de la seconde moitié du XXe siècle. Mais la voiture individuelle a longtemps été synonyme de conquête d’indépendance et de statut social comme le démontrèrent la DS et les « belles américaines » et comme probablement en rêvent des millions de chinois et d'indiens.
Premières limites
Pour chacun, la mobilité était avant tout une activité physique. Plaisante car synonyme de liberté, la mobilité des uns s’arrête toutefois où commence celle des autres. La voiture « individuelle » cesse de l’être au moment où chacun occupe le même espace, aux mêmes heures, lors des mêmes migrations quotidiennes ou saisonnières. L’intensification du trafic a imposé des règles de plus en plus contraignantes quant à l’usage de la voiture individuelle, pour sécuriser le transport, réduire les tensions et mieux organiser la cohabitation des usagers de la même infrastructure routière. Le transport aérien est devenu synonyme d’attente, de contrôles tatillons, de fouilles déplaisantes.
Alors que la mondialisation propageait le modèle de transport occidental, dont le système américain était devenu le symbole extrême entre voitures individuelles et avions, la prise de conscience de la rareté du pétrole et de l’impact durable des émissions de gaz à effet de serre commençait à préoccuper une minorité d’activistes rapidement jugés anti-progrès. Néanmoins, dans une forme subtile d’injonction paradoxale, les gouvernements continuaient à encourager la croissance des moyens de transport, source d’emploi et de recettes fiscales, tout en resserrant l’étreinte de la réglementation sur la pollution, les émissions de gaz à effet de serre, l’encombrement urbain, les limitations de vitesse.
Mais alors que ce modèle de la mobilité physique commençait à faire prendre conscience des limites de l’espace et des ressources, sans en tirer toutefois de conséquences collectives, apparaissaient progressivement d’autres moyens de communiquer et d’échanger. L’émergence de la téléphonie mobile depuis les années quatre-vingt allait immédiatement conquérir des millions d’utilisateurs. En facilitant le contact avec l’autre par des outils faciles et économiques, le téléphone portable allait générer un changement majeur dans la pratique de l’échange, instantané, convivial, contextuel. Plébiscité par quatre milliards d’utilisateurs, le téléphone mobile rapproche les personnes, sécurise les liens sociaux et est devenu l’auxiliaire indispensable du commerce…
Le web rapproche
Plus encore, une nouvelle transformation encore plus radicale allait émerger dans les universités américaines. A la recherche d’un protocole d’échange entre ordinateurs, ils allaient inventer, sans préméditation, une des plus belles constructions de l’histoire de l’humanité, le web. En moins de vingt ans, internet et le web allaient donner une nouvelle perspective à la notion de mobilité. Pouvoir se voir, se parler, échanger des images fixes et animées, à la vitesse de la lumière et pour un coût minime représente un rêve que nul visionnaire n’aurait osé envisager.
Sur cette infrastructure universelle se sont édifiés des services qui englobent dans un mouvement unique toutes les avancées techniques de la communication : le livre, la presse, la radio, la télévision, le téléphone, le cinéma… La force de l’architecture de l’internet est de permettre non seulement d’installer des services qui n’avaient pas été imaginés à l’origine mais aussi de mélanger ces services dans une combinatoire quasi infinie.
Le web a un pouvoir d’attraction considérable sur la nouvelle génération, dite NetGen ou Y generation. Elle y retrouve une capacité d’échange très riche, multi-facettes dont la rencontre physique n’est qu’un moment non spécifique. Se voir n’est plus un événement, c’est une forme comme les autres d’échange. De ce fait la demande de mobilité physique change de nature. Elle est plus contrainte par les nécessités physiques que par la recherche d’un plaisir de la communication qui est devenu un état continu.
Par contagion, ces formes d’échanges se développent dans les autres générations et dans le monde du travail. Le voyage d’affaires, coûteux, risqué, générateur de stress et de rupture spatio-temporelle a perdu son attractivité. John Chambers, président de Cisco, et chantre de la téléprésence sur le web, a quasi-condamné les voyages au sein de son groupe, expliquant qu’au gré des fuseaux horaires, il peut communiquer avec le monde entier sans quitter son bureau californien. « Se rendre au travail » pour exercer une activité intellectuelle n’est plus critique dès lors qu’avec les moyens actuels nous sommes tous doués de « mobiquité ». Il est évident que la grippe H1N1 ne pourra que renforcer le processus de développement du télé-travail déjà engagé largement dans les pays anglo-saxons et les grandes entreprises multinationales, un peu plus timidement en France.
Nouvelles complémentarités
Ainsi se dessine un monde qui a su domestiquer la vitesse des transports physiques aussi bien que la vitesse des échanges via les réseaux de communication. Aucune technique ne tuant définitivement la précédente, même la traction hippomobile qui revient en grâce, nous sommes entrés dans une ère de choix considérables de moyens pour « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui » comme disait Montaigne, grand voyageur. Il faut dire que nous en avons le temps. D’après Jean Viard, sociologue, spécialiste des temps sociaux et de l’espace, la durée moyenne de vie est passée en France au cours du XXe siècle de 500000 à 700000 heures. On ne consacre au travail formel - durée légale du travail et âge de la retraite - que 67000 heures soit moins de 10% du temps disponible. Tout ceci confirme la vérité de ce proverbe irlandais cité par Heinrich Böll « Quand Dieu créa le temps il en créa suffisamment ». Tout est affaire de choix. Et ce choix nous nous sommes donnés, pour une fraction de plus en plus large de la population mondiale, la capacité de l’exercer.
Cette réallocation du temps, de l’espace et de l’information ouvre le champ d’une hyper-mobilité. Ce sera la caractéristique du XXIe siècle. Elle bouleverse notre vision traditionnelle du temps et de l’espace, modifie la cadre du travail, la logique de consommation - les sites de e-commerce ne ferment ni la nuit ni le dimanche -, change la vie de famille et les relations citoyennes. Avec Skype on se voit plus souvent à 6000 km que d’un bout à l’autre de la ville… Dans une société massivement tertiaire où les « manipulateurs de symboles » peuvent exercer leurs travaux n’importe où, la notion de travail est définitivement sortie des murs de l’entreprise. Il suffit de regarder ce qu’il se passe dans un TGV où chacun s’active sur son ordinateur.
Cette ère multimodale change aussi la relation avec les moyens de transport. On peut utiliser un service de vélo en libre service pour aller à la gare prendre son TGV et partir à 600 km sans perdre le lien avec son bureau grâce à l’internet mobile. Posséder une voiture ne retire pas la nécessité d’en louer une, de prendre un taxi, d’emprunter les transports publics.
L’hyper-mobilité implique des choix pour exploiter au mieux l’offre disponible. Il faut avant tout définir précisément l’objectif et opérer des arbitrages à l’intérieur d’un budget-temps pour trouver le chemin d’efficience maximale, la pertinence. Elle implique une connaissance des conditions d’emploi et des usages de chacune des techniques, domaine où excelle la génération Y. La concomitance prend compte de la complémentarité instantanée de ces outils. La téléprésence peut utilement remplacer une réunion, pas toutes les réunions distantes. Le dosage entre ces moyens doit s’affranchir des routines et des rituels – comme celui de la réunion ou du séminaire - mais aussi des contraintes juridiques et sociales. Par exemple disposer d’une voiture comme avantage en nature est une habitude sociale qui n'exclut de prendre en compte des abonnements de train ou de transports urbains.
Cette hyper-mobilité peut prendre des formes nouvelles qui transcendent totalement le monde physique, comme dans Second Life ou dans World of Warcraft.
Les conséquences pour les acteurs du transport
Bien compartimenté en secteurs concurrents, apparemment protégés par leur modèle socio-technique - l'automobile, le ferroviaire, le transport aérien -, le monde du transport n'a pas anticipé sur la transformation apportée par internet. Les comportements ont brutalement changé, et la jeune génération consacrera plus de temps et de passion à son iPhone qu'à une voiture reléguée au rang d'objet utilitaire. Les arbitrages se font sans tabou dans les budgets des consommateurs de mobilité. Le modèle low cost fait prospérer Logan, comme Easy jet ou Velib, quelque soit le niveau socio-culturel.
Aussi va-t-on voir plusieurs marchés cohabiter, tous mêlant de façon continue la mobilité physique et la mobilité virtuelle. C'est l'aube d'un monde nouveau où les ruptures technologiques, comme celle du véhicule électrique, vont bénéficier des avancées liées au web, géolocalisation et Google Maps. Il reste à inventer l'intégration de ces nouveaux services. Les acteurs anciens peuvent le faire. De nouveaux acteurs, inconnus hier, y prétendent avec audace et talent, comme Better Place. Il y en aura d'autres. L'époque est fertile en innovations techniques et comportementales. Il faudra saisir les opportunités et séduire un public convoité et lucide.
« Eloge de la mobilité Essai sur le capital temps libre et la valeur travail », Jean Viard, L’aube, 2008
Références :
http://www.betterplace.com/
http://www.duperrin.com/english/2009/01/09/enterprise-20-the-cisco-case/
Bonjour Monsieur,
Je m'appelle Frédéric SIMONET, je partage complètement votre opinion.
Je travaille en partenariat avec l'ADBS, le CNAM et le pôle Léonard de VINCI sur la promotion du SaaS et du web 2.0 (XaaS 2.0).
Je vous invite à visiter mon site (http://www.yourwebsite.fr) et à me donner votre avis sur son contenu.
Cordialement
Rédigé par : Frédéric Simonet | 28 septembre 2009 à 12:59
« Ainsi se dessine un monde qui a su domestiquer la vitesse des transports physiques aussi bien que la vitesse des échanges via les réseaux de communication. »
Cette phrase est la plus saillante de cette note, encore une fois riche, percutante et questionnante.
1) Est-on sûr d’avoir domestiqué la vitesse des transports physiques ? ou ne bute-t-on pas sur d’autres contraintes ? le tgv paris marseille pourrait aller beaucoup plus vite, mais il faudrait faire des choix autrement plus difficiles que des questions techniques qui sont parfaitement rationnelles : double-t-on les voies, ou supprime-ton tous les arrêts entre le départ et l’arrivée
2) A.Finkielkraut présente ainsi son excellente émission « Répliques » : « Comme l'atteste la multiplication spectaculaire des programmes interactifs ou le recours systématique aux micros-trottoirs, l'idée dominante aujourd'hui dans les grands médias est que chacun sait immédiatement ce qu'il pense, et veut, sans délai, pouvoir le dire. Avec les débats de Répliques, l'hypothèse [est] inverse : pour saisir les enjeux, pour savoir quoi penser, pour se faire une opinion personnelle, on a besoin d'être éclairé par d'autres et d'écouter silencieusement des conversations qui prennent leur temps et qui problématisent le monde. »
Il allait même plus loin dan « Internet l’inquiétante extase » paru en 2001 aux éditions des 1001 nuits : « Désormais acteur et lecteur, producteur et consommateur, l’utilisateur des nouvelles technologies jouit d’une fatale liberté : une liberté à laquelle on n’échappe pas. »
Comme les MP3 bas de gamme, notre société semble fonctionner selon une mémoire flash. Le temps où un fait était rapporté après avoir été vérifié, analysé, et sur lequel un citoyen (ou un honnête homme) pouvait se faire une idée, ce que l’on pourrait appeler une courbe d’excellence, ce temps a disparu. Un ragot se propage sur la toile, commenté par un citoyen qui prend le pouvoir et qui explique aux autres ce qu’il faut en penser. Cette immédiateté de réaction, cet impératif de connaissance, couplés à l’interactivité, aussi bienfaitrice que destructrice, produit une absurdité intellectuelle : n’importe qui intervient sur n’importe quoi n’importe où n’importe quand. Désormais, ceux qui savent n’ont plus droit au chapitre, puisque chacun a le droit d’avoir une opinion, et de faire valoir son opinion. Voilà l’une des pires conséquences de l’affaissement de la démocratie et des valeurs. Puisque tout se vaut, rien n’a de valeur supérieure.
Autre exemple du vertige de la vitesse. Derrière les dérives de marchés financiers il y a beaucoup de technologie. Mais cette technologie couplée à la vitesse sont au service de quel but maintenant ? Des super robots calculent au millième de secondes pour générer automatiquement des mouvements d’achats et de vente sur des produits dérivés et la course se fait sur ses quelques infimes instants ; où est l’action de l’homme ? Où est la valeur ajoutée ? Où est la création de valeur ? a-t-on fait tout ça pour ça ? Dans une précédente note (06 sept 2009, La toile …) , Jean-Pierre appelait à une “inventivité démocratique” nouvelle pour construire des règles efficaces, équitables et opératoires, indispensable à l'édification d'une "République de l'internet" . C’est effectivement indispensable, mais pas suffisante : il faut également des penseurs pour nous éclairer sur nos choix collectifs et répondre à ce vide que Paul Soriano décrivait dans même opus que cité plus haut : on est entré dans « le monde zéro : zéro délai, zéro stock, zéro mémoire, zéro culture, zéro identité, zéro institution, zéro politique, zéro réel. »
Rédigé par : Stéphane, Paris | 29 septembre 2009 à 11:33
Jean-Pierre,
je voudrais te rappeler que le temps moyen que passe un citadin dans les transports est constant depuis le moyen-âge : 1h30.
Pour moi, nous n'avons pas gagné en hypermobilité. Nous avons gagné en distance, mais pas en temps.
Aussi, n'oublie pas que si, au moyen-âge, la moyenne d'âge était plus faible, c'est que la distribution était bimodale. Soit tu mourrais jeune, soit tu ne mourrais pas jeune, et alors tu vivais aussi vieux que maintenant. Il me semble que c'est la mortalité infantile qui a régressé, pas tant que ça l'âge moyen qui a progressé. Mais tu t'y connais mieux que moi sur ces beaux sujets !
En revanche, ce qui a changé, c'est la quantité d'interactions par minutes. Internet ne réduit pas le temps, un peu les distances, mais il augmente les interactions !
Rédigé par : Serguei | 05 octobre 2009 à 22:42
Le XXIe siècle et la conquête de l'hyper-mobilité - Technologie(s) et société de la connaissance
Rédigé par : Longchamp Pliage pas cher | 29 août 2013 à 23:06