Crise du modèle économique de l'automobile
04 juin 2009
L'automobile a profondément marqué le XXe siècle. Elle en a façonné les paysages, pas toujours de façon positive, contribué à l'émancipation sociale concrétisée par la démocratisation du départ en week-end et en vacances, transformé les modes de consommation avec les hypermarchés et les centres commerciaux, favorisé une dilution de l'habitat synonyme de liberté... Avec son système de production de masse, elle a induit un modèle industriel, marketing et commercial qui a marqué totalement le développement économique. Et cette industrie a largement contribué à propulser le Etats-Unis comme leader économique du monde, avant que l'industrie informatique ne prenne le relais.
Le remplacement de General Motors, leader de l'industrie automobile mondiale pendant 75 ans, par Cisco dans l'indice Dow Jones est un cruel et éloquent symbole. Les entreprises sont mortelles, mais si GM, comme Chrysler et Ford - pour le moment épargnée- sont atteintes dans le coeur, ce n'est pas simplement à cause d'une accumulation d'erreurs amplifiées par l'arrogance et la myopie des dirigeants, c'est le système tout entier qui vacille. Tous n'en moururent pas, mais tous en furent frappés...
Siège de General Motors à Detroit (Michigan)
La Cadillac Escalade est le symbole de la fuite en avant de GM vers les gros modèles
Il ne faut pas avoir la naïveté de croire que la crise de l’industrie automobile est née de la crise financière et que tout reprendra un jour comme avant… L’automobile a simplement mal toléré le passage au deuxième siècle de son existence, et vit, sans surprise, depuis plus de quinze ans, une profonde mutation qui va remettre en cause son modèle économique, sa fonction sociale et ses icones. Cette transformation, avec son cortège de faillites, de drames sociaux et de friches industrielles est engagée et durera au moins une décennie. Dans cette incertitude anxiogène, il y aura des voies de sortie à explorer avec leur propres risques car la partie sera difficile. Mais d’autres secteurs comme la sidérurgie l’ont vécu, ou le vivront comme l’industrie informatique.
Crise de la demande, crise de l’offre, les symptômes étaient connus depuis longtemps et avaient reçu des thérapies de choc. Le crédit surabondant, le matraquage publicitaire et la prolifération des modèles dans des gammes aussi pléthoriques qu’illisibles ont été poussés à leur paroxysme aux Etats-Unis. Les autres constructeurs ont aussi exploité ces artifices, aux Etats-Unis comme ailleurs. Tout ceci a dégradé la marge des constructeurs au détriment de la recherche développement et de la mise en production de véhicules réellement innovants. Là encore les Big Three ont donné dans la démesure, le symbole en étant le Hummer, marque achetée avec clairvoyance par GM en 1999, la ruée vers les 4x4 et les trucks, rustiques et faciles à construire, générateurs de marge, mais terriblement inappropriés au cahier des charges implicite des consommateurs qui du jour au lendemain les ont abandonnés. Partout dans le monde les véhicules étaient plus lourds, plus gourmands, plus sophistiqués, plus chers. Le graphique ci-joint montre parfaitement qu'avant la crise actuelle, le déclin était engagé et visible, sans donner lieu à une stratégie offensive de redressement;
La grande illusion se lisait dans l’addition des plans de conquête de chaque constructeur, qui chacun prévoyait des volumes en croissance constante sur les marchés développés matures ou des explosions irréalistes de la demande dans des pays émergents, aux infrastructures défaillantes ou à la solvabilité aléatoire. Chaque constructeur pensait que « le plaisir de conduire » était immuable, que l’association du progrès à l’automobile allait motiver aussi bien les jeunes générations que les nouvelles classes moyennes des pays émergents, reproduisant à l’infini le rêve de la « belle américaine ». Marché de plaisir et d’inconstance, mais aussi industrie d’ingénieurs, la réponse au triple défi urbain, environnemental et générationnel ne pouvait venir que de l’abondance, de la fuite en avant technique, de cette stratégie du « plus de la même chose » qui est la riposte classique, mais désespérée, au caractère fantasque et cruel des marchés.
Quelques exceptions méritent d’être soulignées, elles illustrent deux voies de sortie de l’itinéraire glissant dans lequel tous les constructeurs se sont aveuglément engouffrés : le downsizing et la simplification avec Logan, la mise au point de modes de propulsion alternatifs avec Prius.
Faire simple, robuste et moins cher était dans le cahier des charges de la Logan. Renault y est parvenu grâce aux composants éprouvés de la Clio et à l’outil industriel de l’usine de Pitesti en Roumanie, base industrielle que Renault a renové pour parvenir à relever ce défi de la voiture à 5000 $. Depuis la millionième Logan a été produite, a essaimé dans plusieurs usines et plusieurs continents, et se décline en gamme à succès, que chacun tente d’imiter après avoir ironisé sur cette voiture au rabais.
Logan Sandero
Le pari de Toyota était au moins aussi complexe : trouver le moyen de relayer, à terme, l’inusable moteur à combustion interne, dont l’espérance de vie avait été prolongée à l’infini par les prouesses du moteur diesel à « injection à rampe commune ». Le parcours de la première voiture commerciale à propulsion hybride a été difficile, coûteux pour la firme de Nagoya obstinément à l’écart des modes, et aura attiré tous les sarcasmes des constructeurs qui condamnaient à l’avance cette aberration inefficace et coûteuse qui consistait à mettre deux moteurs au lieu d’un dans une voiture. La millionième Prius est sortie, la Prius 3 est diffusée à partir de juin 2009 avec plus de performances et un prix constant, Toyota, fort d’une expérience unique, a annoncé que toutes ses voitures seront hybrides, ou électriques, dans les prochaines années.
Toyota Prius 3
L’aventure automobile n’a pas fini de faire rêver tant cette industrie est au carrefour des fantasmes, de l’innovation… et du quotidien de centaines de millions d’utilisateurs. Sociologique, anthropologique, technologique, l’industrie automobile est le reflet de toutes les ambigüités de l’époque comme l’avait si bien vu Roland Barthes*. La mort programmée de GM est l’annonce expiatoire d’une reconfiguration de l’industrie automobile. Plus concentrée, plus « essentielle », encore plus technique avec le mariage de l’automobile et du système global de transport grâce à l’électronique, moins carbonée avec l’abandon à long terme de la « voiture au pétrole », l’automobile sera encore un des secteurs clefs du XXIe siècle. Mais ce ne sera plus la même, ce ne seront plus les mêmes acteurs…
* "Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique." Roland Barthes, Mythologies, 1957
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