Il n’y aurait pas eu de développement de
l’informatique et des systèmes d’information sans fournisseurs compétitifs et
innovants, sans entrepreneurs ni prises de risque. L’industrie informatique a toujours été marquée depuis ses origines
par une grande vitalité, accompagnée d’un vif esprit de concurrence dont l’ego de ses dirigeants n’était
pas le moindre des moteurs. Les systèmes d’information des entreprises sont le
résultat de leurs ambitions et de leurs talents, conjugués à la capacité des
équipes internes des entreprises à créer des assemblages pertinents. Mais les systèmes d'information portent aussi les stigmates de l'évolution du marché, des couches d'innovation successives mal intégrées. Leur complexité visible et coûteuse est le fruit de cette histoire. Ce modèle historique n’est évidemment pas stabilisé et les changements de structure des marchés vont induire des transformations majeures dans la façon de concevoir et
d’opérer les systèmes d’information. La poussée irrésistible du web va faire plier les couches historiques des systèmes d'information. Quels entrepreneurs ont façonné
l’industrie informatique ? Quelle relève pour quel modèle ? A quoi va ressembler l'informatique de demain, omniprésente et standardisée, dépassionnée mais efficace ?
La fin des tycoons ?
L’industrie semble vivre depuis
quelques années une normalisation qui s’accélère et la rend plus conforme aux
standards mondiaux, où les « tycoons » semblent s’effacer devant des managers plus atones, où les innovateurs se font
plus discrets. rappelons la définition du Merriam-Webster : un tycoon est un homme d'affaires d'un pouvoir et d'une richesse exceptionnels. L’épopée de l’industrie informatique pourrait fournir sans peine
aux scénaristes d’Hollywood une matière abondante, faite d’ambitions, de coups
de théâtre, de petites trahisons entre amis, et d’argent, beaucoup d’argent… certes
ils n’ont rien à envier à leurs prédécesseurs, les Carnegie, Rockefeller, rois
de l’acier et du chemin de fer. Le numérique n’est que l’infrastructure du XXIe
siècle. Mais le scénario semble aujourd’hui s'assagir. Une génération, celle qui a créée l'informatique moderne du PC et du réseau, s’efface. On s’installe dans le conformisme d’oligopoles structurels, qui
ploient sans rompre sous une crise aussi profonde qu’inattendue dans un monde
où la croissance à deux chiffres est une religion ! C'est une évolution structurelle qui marque la maturation de ce marché qui clame son éternelle jeunesse pour faire pardonner ses insuffisances mais commence déjà à atteindre, dans sa phase récente "électronique", les charmes de la cinquantaine...
Plusieurs personnages clefs, de
la même génération, dont les inimitiés ont alimenté le monde de l’informatique
ont quitté la scène ou s’apprêtent à le faire. Le grand départ de Bill Gates en
2008 a marqué une première rupture dans l’histoire féconde de l’informatique. A
53 ans, richissime avec une fortune évaluée en 2009 par Forbes comme la première
mondiale , le fondateur de Microsoft a préféré s’occuper de sa fondation que de
veiller au combat de Microsoft pour réinventer les « blockbusters »
aussi rémunérateurs que Windows et Office, mission délicate qu’il a laissé à Steve
Balmer.
Un autre grand personnage, également né en 1955, peut-être le plus créatif
de tous, a pris, involontairement, du recul. Steve Jobs –178e fortune
mondiale- qui a relancé Apple au
point d’en faire la firme la plus rentable et une des plus riches, mettait en scène dans ses fameux keynotes les innovations brillantes de sa marque avec
un talent d’acteur exceptionnel, prompt à déchaîner les fans. Ces keynotes semblent devoir appartenir au passé, Apple ayant décidé de communiquer autrement par ces grandes messes médiatiques. L’IPod, l’iMac et
bien sûr les 17 millions d’iPhone sont autant de ruptures technologiques que de
succès commerciaux qui ont constitué les nouvelles références du marché
imposant aux compétiteurs de les imiter pour conserver une place significative…
et apporté 28 milliards $ en cash à Apple.
Scott McNeally, co-fondateur de
Sun en 1982, est sur le point de céder
sa place dans des conditions moins brillantes. Inventeur de serveurs
compétitifs, de Java, il s’est embourbé dans une stratégie floue, se voulant leader
du monde anti-microsoft et parangon du libre logiciel avec l’acquisition
coûteuse de MySQL tout en étant accroché à la vente de ses légendaires serveurs propriétaires haut de gamme
qui ont manqué le rendez-vous du web 2.0. IBM après le redressement brillant
opéré par Louis Gerstner, CEO de 1993 à 2002, se présente comme un acteur global, très engagé dans le
service et l’offshore, et moins comme le leader technologique que ses gigantesques
moyens scientifiques lui permettent néanmoins de demeurer. Et c'est IBM qui devrait normalement ingérer Sun...
Larry Ellison fait figure de
vétérans parmi les pionniers. Né en 1944, il est aujourd’hui à la tête de la
quatrième fortune mondiale et Oracle est une firme prospère qui a su sortir du
marché technique des bases de données, après avoir eu raison de ses concurrents
Sybase et Informix, pour devenir un fournisseur d’applications intégrées. Il
prépare les applications de la future génération en étant large actionnaire, à
titre personnel, des solutions applicatives prometteuses du « cloud
computing » comme Salesforce.com et NetSuite.
Dans le monde du matériel visible
pour l’utilisateur final, la situation s’est décantée depuis plusieurs années.
L’imprimante c’est HP, Xerox, ou un japonais, l’offensive de Dell ayant fait long feu. Les PC se banalisent
totalement au point de devenir des
utilités, dont on attend sans passion fiabilité, coût, autonomie et compacité, Le
marché est entre les mains de quelques grands acteurs internationaux – HP,
Dell, Lenovo…- et de quelques
fournisseurs de niche comme le taïwanais Acer qui a popularisé avec talent le
concept de netbook. Mais Michael Dell après avoir été tenté de prendre du recul
est revenu aux commandes en dépit
des 12 milliards $ qui le place au 25e rang des fortunes
mondiales. Apple cultive sa singularité esthétique et fonctionnelle en grappillant
chaque année quelques fractions de part de marché mondial pour tangenter les
10% de part de marché mondial fin 2008.
Il est peu probable de voir
apparaître des nouveaux venus sous le format classique des PC tels qu’on les
connaît depuis vingt-cinq ans. L’innovation sera dans les accès mobiles au Web,
les MID, « mobile internet devices » où Google espère faire une
percée majeure avec son système Androïd. Dans le monde des serveurs et du
stockage, il ne restera plus que HP, IBM ou Dell pour alimenter les grandes
fermes de l’informatique du nuage…
Les grands acteurs du logiciel
ont également connu leur vague de normalisation. Les frères ennemis SAP et
Oracle ont stabilisé leurs positions respectives dans le marché plus contraint des
grands ERP, et étendu le spectre fonctionnel par une campagne d’acquisitions
épuisantes en travaux d’intégration pour rendre toutes les couches compatibles
et inter-opérantes. Les francs-tireurs périphériques ont dû s’aligner sous la
bannière des empires. SAP a eu raison de Business Objects, alors qu’Oracle
rachetait PeopleSoft, Siebel, et IBM Cognos Le choix des grandes
entreprises pour leurs systèmes transactionnels "socles", mais aussi pour les outils décisionnels, de gestion
des ressources humaines ou d’aide commerciale, se résume aujourd’hui essentiellement à Oracle
ou SAP ! On gagne en principe en qualité de l’intégration des données…
mais on perd en liberté d’achat.
Quant à IBM, il a construit tant
par sa propre R&D que par croissance externe une palette de solutions
d’infrastructure techniques et applicatives qui constitue une offre aussi
discrète qu’incontournable.
Il faut noter la place
particulière de Cisco dont John Chambers est président depuis 1995, un record
de longévité pour une entreprise dont le manager n’est pas le propriétaire,
mais qui a fait croître l’entreprise de 1,2 milliards $ de revenus à plus de 40
milliards $... Les ambitions de Cisco sont intactes, et il est probable que cette firme qui a le talent de détecter les idées nouvelles auprès des starts-up et de les intégrer saura accompagner l'essor de l'internet et du web jusque dans nos salons...
Parmi les tycoons de la nouvelle
génération,moins nombreux et moins voyants, celle née dans le monde du web, Larry Page et Sergey Brin ont une
place emblématique, ayant franchi leur dizaine de milliards $ de fortune
personnelle à 30 ans et se trouvant à 35 ans 26e au classement
Forbes, devançant, mais c’est un
symbole, Steve Ballmer 29e.
Ils ont inventé un outil et un
nouveau modèle d’affaires totalement en rupture avec les systèmes antérieurs. Ce sont aujourd’hui les seuls identifiés pour
prendre la relève de ces créateurs brillants qui ont marqué l’histoire de
l’informatique. Mais avec d'autres armes et d'autres ambitions...
Alors peut-on craindre pour
l’innovation ?
C'est un cas classique en économie. Au foisonnement primal d'un marché émergent succède progressivement une réduction du nombre d'acteurs et une stabilisation des parts de marché. C'est la cas de l'automobile, de l'aéronautique, de l'énergie à des stades différents. Deux options majeures s’ouvrent
aux DSI soucieux de ne pas limiter leurs marges de manœuvre aux offres des quatre majors de l’IT,
IBM, SAP, Oracle ou Microsoft : faire plus soi-même en exploitant les
potentiels du logiciel libre, ou ne plus faire du tout en se remettant à
l’informatique du nuage. Mais la vraie question est : pourquoi faire ? Faut-il se battre pour être indépendant des fournisseurs et continuer à fabriquer des prototypes coûteux et sans lendemain? Quelle est la légitimité économique et technique de ce souci d'échapper aux solutions du marché ? En même temps, comment identifier auprès des start-up celles qui apportent vraiment des idées neuves susceptibles faire mieux, différemment, plus vite et moins cher ?
Dans tous les cas ils n’échapperont pas tout à fait
aux « Big Four », mais ils peuvent tenter d’explorer des pistes
alternatives. ll ne s’agit pas d’en faire un combat empreint d’une quelconque idéologie anti-oligopole, car si ces acteurs ont atteint cette position ce n'est pas le résultat d'un quelconque complot, mais c'est qu'ils ont fait leur métier en
sachant apporter des solutions séduisantes et compétitives. En imposant par l'usage une forme de standardisation ils ont mis fin aux cauchemars des solutions propriétaires non inter-opérables. Leur succès est
d’abord la reconnaissance de leurs clients qui peuvent se concentrer sur leur métier.
Mais la question aujourd’hui que doit résoudre le DSI est de
consolider les bases de l’infrastructure qui englobe de plus en plus de couches
techniques standardisées, fiables et les moins coûteuses possibles, pour se concentrer sur la différenciation par l’usage
et sur les logiciels métiers de niche indispensables à la compétitivité du cœur
de l’entreprise.
Il s’agit pour les DSI de
rester manœuvrant pour continuer à servir les intérêts de leur
entreprise ; fiabilité, réactivité, maîtrise des coûts et surtout innovation
dans les produits et services de l’entreprise. Naturellement il doit moins se dédier à la technique pour travailler sur l'usage, l'innovation et la gouvernance. Et il y a fort à faire !