La République de l'internet : introduction
05 mai 2008
Mes publications sur le blog sont largement concurrencées par mon travail d'écriture sur le projet de livre que j'achève pour Dunod, "La République de l'internet", dont la parution est fixée en octobre 2008, et qui avance chaque jour. Pour réconcilier les deux objectifs, j'ai décidé de publier quelques extraits et bonnes feuilles du livre, dans leur état actuel de projet. Les réactions sont bienvenues ! Je commence par l'introduction, dans une ultime version ...
Internet existe. Omniprésent. Et a tout changé dans notre vie en quelques années seulement. Mais ce bouleversement n’en est qu’à ses débuts. Et les coups de butoir de la transformation vont faire vaciller les bases de notre communauté. Le but de cet ouvrage est de comprendre ces changements, d’en identifier les causes et les risques, et de regarder lucidement si de ce chaos pourra émerger un fonctionnement global harmonieux, équilibré et responsable, une « République de l’internet ».
Pour mesurer la distance qui sépare notre époque de la fin du XXe siècle, il suffit de se souvenir de la façon dont nous vivions, travaillions, nous distrayons il y a encore quelques années. Quel adulte de plus de quarante ans n’a pas dû répondre à cette interpellation : « Mais comment pouviez vous faire, avant ? ». Avant ? Avant il y avait le téléphone, la télévision, le Quid, le Petit Larousse, le fax, les revues, le minitel, les queues à la bibliothèque, la photocopieuse. Encore avant, il y avait la machine à écrire, le télex, les stencils, le papier carbone, le Chaix[1], et les queues à la bibliothèque. Et, depuis les origines, il faut essayer d’imaginer que les informations ne circulaient qu’à la vitesse de déplacement des hommes.
Effaçant ces souvenirs, Internet s’est installé dans le paysage quotidien de centaines de millions de personnes, pour qui c’est un outil, simple et efficace, qui a absorbé tous les autres. Insensibles à la prouesse technique que constitue ce réseau mondial, les utilisateurs n’en retiennent que la dimension pratique. Envoyer des courriels avec les photos de vacances ou celles des petits enfants, collecter des informations nécessaires à l’exercice de son activité professionnelle, consulter des horaires, procéder à des achats courants, chacun de ces gestes de la vie quotidienne est maintenant à la portée de tous. Sans se déplacer, on peut désormais régler mille problèmes en entretenant avec sa famille et ses amis, ses clients et ses fournisseurs, et même l’administration, des relations constantes, efficaces et économiques en temps comme en ressources. Il n’est même plus nécessaire, désormais, de se doter d’équipements coûteux et de subir une formation complexe, un banal téléphone portable pouvant servir de fenêtre d’accès à ces multiples services. L’usage de l’outil est intuitif. Internet s’est imposé car c’est un moyen pratique, ludique, séduisant de s’ouvrir au monde…
Internet, l’infrastructure, et le web, les services, représentent l’aboutissement de la transformation que les technologies de l’information ont introduit dans notre vie depuis cinquante ans. Les ordinateurs centraux avaient permis de domestiquer le calcul. Le micro-ordinateur a rendu l’informatique accessible au plus grand nombre. Et c’est internet qui, reliant toutes ces machines entre elles, permet d’oublier l’informatique pour mettre en valeur les usages. Mais internet n’est pas une étape de plus, c’est une synthèse qui transporte définitivement le cœur de la réflexion de la technique vers l’usage et le moteur économique de l’industrie informatique vers l’utilisateur.
Fort de son succès planétaire, Internet est toutefois beaucoup plus qu’un outil aux charmes multiples. Internet ouvre la voie à un monde profondément différent de celui que nous avons connu jusqu’alors. Nous sommes en train de vivre, en temps réel, une mutation majeure, dont nous ne sommes qu’au tout début. Nous quittons le monde issu de la transformation économique et sociale engendrée par la révolution culturelle du siècle des lumières, il y a maintenant 250 ans, et nous découvrons un monde nouveau dont les caractéristiques sont en train de se dessiner graduellement. Les contours sont encore flous, mais l’image générale est bien là et les détails se précisent progressivement. Le futur est inscrit dans le présent. Loin d’être le résultat d’un exercice théorique, c’est un processus sans fin de construction quotidienne, qui façonne le monde de demain, absorbant et métabolisant innovations et transformations, effaçant les techniques, les modèles et les comportements antérieurs.
Appréhender l’ampleur de cette transformation systémique, c'est-à-dire globale et interactive, est encore difficile. Il est plus naturel et confortable pour chacun d’entre nous d’imaginer le futur comme la projection de ce que l’on sait déjà. L’avenir a toujours été présenté et perçu comme un monde plutôt angoissant. Pour conjurer ces tensions anxiogènes, la tentation, rassurante, est de s’accrocher aux formes existantes et familières qui nous ont accompagnées jusqu’alors. Il est plus facile de penser réforme et adaptation plutôt que rupture véritable.
Or la donne a profondément changé depuis la fin des années quatre-vingt. L’effondrement du communisme a libéré la voie d’une véritable globalisation[2] du système économique mondial. Les frontières se sont affaissées, les modèles classiques corrodés. Les échanges d’idées, la liberté de parole et d’expression ont permis l’émergence d’une pensée globale planétaire où coexistent et se mêlent une multitude de courants de pensée historiques ou géographiques. Les techniques de communication ont drastiquement réduit les distances, que ce soit internet et le téléphone, désormais, mobile pour l’information, et le transport par avion ou par conteneur pour les biens matériels.
Le monde n’est plus bipolaire mais chatoyant d’éclairages divers dans lesquels chacun peut puiser et recomposer son propre modèle de pensée. L’absence de modèle dominant est devenu un facteur d’incertitude, mais aussi une chance. Chacun a désormais conscience que l’avenir ne pourra être le résultat de l’application stricte d’une pensée programmatique. Les idéologies du passé nous avaient appris à croire qu’en suivant des méthodes et une discipline il était possible de passer d’un état d’insatisfaction actuel à un monde meilleur demain. Or l’audience des messies, gourous, et autres auteurs de petits livres rouges s’est singulièrement affadie, même si les adeptes de ces modèles n’ont jamais totalement disparus.
Nous explorons l’avenir sans guide en cheminant de façon pragmatique entre des hypothèses et des scénarios intuitifs et réactifs. Le modèle d’Internet n’est plus déterministe, mais souple. Paradoxalement, la logique floue inquiète plus que la logique dure, celle qui a conduit aux cataclysmes du XXe siècle. Certains craignent que le panier d’idées issues de ce supermarché de la pensée mondiale soit bien maigre, insipide et standardisé. Mais ce paradoxe n’effraie pas les nouvelles générations qui y trouvent un environnement propice à la créativité et à l’éclosion des talents en dehors des idéologies dominantes et des sentiers battus.
Il ne s’agit plus d’adaptation
mais de révolution.
Internet est le vecteur de cette révolution de la communication et de l’échange à l’échelle planétaire. Toutefois Internet n’est pas une simple avancée technologique de plus comme l’a pu l’être en son temps, en France, le minitel. Internet regroupe un ensemble d’outils techniques, élaborés depuis la fin des années soixante, dont la mise en œuvre convergente et non planifiée est en train de changer en profondeur les bases de notre société. Au-delà de l’impact immédiat et tangible sur les usages, ce sont le droit de propriété, le respect du pouvoir, le partage des connaissances qui sont transformés. Internet, comme toute innovation majeure, corrode l’ordre ancien pour en détruire des pans entiers, plus ou moins rapidement, et fait émerger de nouvelles formes de pouvoir, des nouveaux comportements, de nouvelles structures, de nouveaux produits. Internet est en soi un vecteur de déstabilisation créatrice. Plus encore, il agit comme amplificateur des transformations de chaque discipline technique et scientifique, de chaque industrie. Internet abat les frontières spatio-temporelles qui structuraient notre monde en découpant la complexité des systèmes en silos bien organisés au sein desquels s’organisaient l’exercice de la connaissance et du pouvoir.
Internet brouille les cartes. Le recul, moins de deux décennies, est certes limité, mais l’histoire d’internet a déjà suffisamment connu de crises, de doutes et de brillants succès. Il commence à être possible d’appréhender l’ampleur de cette transformation, qui invite à s’interroger sur la pérennité des concepts qui ont présidé depuis le XVIIIe siècle à l’organisation de la société moderne.
L’information est le moteur de la construction de notre monde. Tout être vivant produit, émet, reçoit, échange et stocke de l’information. C’est un monde de fluidité autorégulée que l’échange d’information entre tous les acteurs permet de façonner. Mais cette prise de conscience récente n’a pas encore été assimilée par les institutions et les règles sociales, inspirées par le principe d’autorité, animées par une pensée centrale. Internet permet, pour la première fois, de faire bouger cette situation. Citoyenneté, justice, opinion, presse sont remises en question par une révision des processus de production et de diffusion de l’information. Les mécanismes de prise de décision, qui se nourrissent de cette information, sont donc profondément modifiés. Issus d’un monde centralisé, fondé sur le partage du savoir entre les éléments d’une élite économique et politique, dont nous avions appris à comprendre et accepter les clefs, nous sommes en train de découvrir un monde décentralisé, bruissant d’information, recentré sur le consommateur et le citoyen, voire le consommateur-citoyen. Le producteur perd sa suprématie dans une économie de l’abondance, qu’il soit producteur de biens ou de services, ou encore producteur et diffuseur de savoirs.
Dès lors que les flux d’information et de pouvoir se reconfigurent sur de nouvelles bases culturelles, sociales, nationales, générationnelles, l’exercice de la décision devient plus complexe, plus aléatoire et doit être repensé. Il s’agit d’analyser les conséquences profondes sur la conscience collective de ce modèle sophistiqué de société marchande planétaire. Dans cette émergence de formes nouvelles, il y aura des abus, des retours en arrière, des excès. Les informations privées concernant les personnes seront soumises à de rudes attaques. Des discriminations d’un nouvel ordre apparaitront. Les fractures numériques ne seront pas moins douloureuses que les violences et exclusions des époques antérieures. La protection de la personne sera un enjeu majeur des prochaines années, mais est-ce un fait réellement nouveau ? L’accès plus libre à l’information est une condition nécessaire à une meilleure répartition des chances, elle n’est pas suffisante. Il y a aura aussi des tensions entre la résistance des modèles anciens et l’émergence de nouveaux modèles, de nouvelles structures et de nouveaux pouvoirs. Ces tensions tectoniques pourront conduire à des séismes. La belle idée messianique propagée par la première génération de l’internet à la fin des années quatre vingt-dix, celle d’un monde sans frontière et sans crise grâce à la connaissance librement diffusée par internet, est évidemment à ranger au magasin des utopies. Après le travail ingrat et obscur des pionniers vint la ruée vers l’or de la nouvelle économie, qui en refluant, a laissé une infrastructure et de nouveaux usages. Aujourd’hui serait venu le temps de l’institutionnalisation de l’internet devenu trop important pour être laissé entre les mains des chercheurs et des utopistes. On ne peut plus imaginer qu’un monde avec deux milliards d’être humains bientôt connectés en réseau sera tout à fait le même…
L’histoire n’adopte pas un rythme de marche tranquille, linéaire, mais emprunte un chemin tortueux et chaotique. Mais, cette fois, le spectacle est en temps réel, la scène est mondiale. Tout le monde sait ce qui se passe, peut juger mais aussi être jugé.
Une « République de l’internet » pourra-t-elle émerger de ce chaos ? L’ordre républicain est le résultat dynamique d’un système consensuel, fondé sur la libre adhésion à des règles communes. L’idée républicaine recouvre l’union de tout le peuple sur la base de trois principes indissociables: la liberté de conscience, fondée sur l’autonomie de jugement, l’égalité de tous sans distinction d’options spirituelles ou de particularismes et sans aucune discrimination, l’universalité de la loi affectée exclusivement à la promotion du bien commun. Les valeurs qui constituent la référence de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par les Nations Unies en 1948 sont de même nature. Dans la continuité des conquêtes du siècle des lumières, saurons-nous inventer à grande échelle un modèle qui concilie efficacité et équité dans le respect des identités ?
Le but de cette réflexion est de déchiffrer, à travers les leviers de l’Internet et du Web, les mécanismes du monde émergent pour en comprendre les propriétés, au sens chimique du terme. Forces comme faiblesses ne sont pas prédéterminées, mais résultent des choix opérés par les acteurs sociaux.
Comme à chaque tournant de l’histoire, les utopistes et les résignés s’affrontent dans une conversation qui n’est pas toujours aimable. Or la course a tendance à s’accélérer. Ne pas comprendre est prendre le risque que d’autres décident pour nous. Cette réflexion vise à éviter les écueils d’une fascination béate pour les prouesses technologiques, mais aussi les noirs desseins de la fatalité, pour prendre lucidement parti.