La France toujours à la peine dans le numérique
19 avril 2008
Les classements se suivent et se ressemblent. Après avoir été jugée 21e par le World Economic Forum dans son « Global Information Technology Report », c’est au tour du classement IBM – The Economist de placer la France au 22e rang mondial pour sa capacité à tirer profit de l’économie numérique.
Si ces différents palmarès peuvent toujours être contestés sur quelques points de méthode, leur convergence met en relief à nouveau, sans doute aucun, un déficit persistant d’appétit de notre pays pour comprendre, détecter et surtout exploiter les potentiels de la numérisation de l’information et de la connaissance. L’économie numérique est en effet le cadre systémique dans lequel se joue désormais la compétitivité des pays. Les efforts des gouvernements, des entreprises, des citoyens doivent converger pour développer un cadre favorable tant à l’investissement qu'à l’usage des technologies numériques dans la vie quotidienne comme dans la vie des affaires. Le mérite de ces études est bien de mesurer le degré de convergence de ces nouvelles pratiques, car c’est bien la somme des progrès enregistrés dans chaque compartiment de la vie économique et sociale qui va engendrer la performance globale.
Le résultat de ces deux dernières études est sans appel. Non seulement la France occupe un rang médiocre parmi les pays les plus développés de la planète, mais la situation ne s’améliore pas au fil des années.
L’étude IBM-The Economist se base sur six critères :
- vision politique et gouvernementale, point sur lequel la France est placée au 21e rang
- connectivité, technologie et infrastructure (21e)
- business et environnement (21e)
- environnement culturel et social (18e)
- environnement politique et légal (15e)
- adoption de la technologie par les consommateurs et les entreprises (23e)
Les premiers de la classe demeurent, en tir groupé, les pays nordiques , Danemark et Suède, qui sont toutefois dépassés cette année par les Etats-Unis et Hong-Kong. Singapour, l’Australie, les Pays-Bas, la Royaume-Uni et la Suisse occupent également les places d’honneur. La France occupe un modeste 12e rang européen.
L’étude du World Economic Forum et de l’INSEAD met également en tête les pays scandinaves, Danemark, Suède, premier et second mais aussi Finlande (6), Islande (8) et Norvège (10), la Suisse (3), les Etats-Unis (4), Singapour (5), les Pays-Bas (7) et la Corée (9). Les concurrents directs de la France comme le Royaume-Uni et l'Allemagne la dépasse également...
La persistance de cette situation est préoccupante. L’économie numérique n’est pas simplement une version électronique de l’économie traditionnelle. Il ne suffit pas d’ajouter quelques ordinateurs et un logiciel de gestion intégré pour transformer une entreprise conventionnelle en entreprise numérique. A travers la numérisation des processus se joue une transformation puissante de l’ensemble des composants du fonctionnement d’une organisation complexe.
Le premier vecteur de transformation est le partage total de l’information entre toutes les parties prenantes du système que constitue l’entreprise. Les relations hiérarchiques s’en trouvent modifiées, le processus d’échange devient collaboratif, gagne en efficacité et en souplesse. Fluide dans ses relations internes, l’entreprise numérique fonctionne naturellement en entreprise étendue, avec ses fournisseurs mais surtout avec ses clients. L'intégration des clients dans l'entreprise numérique transforme les relations en les rééquilibrant L’avis du client ne compte pas seulement ex post, mais dès la conception. Le co-design est une conséquence naturelle de l’ouverture de l’entreprise à ses clients. Il recèle de puissants ferments d’innovation et de créativité, encore insuffisamment exploités;
L’entreprise numérique sait aussi réagir vite, en mode proactif plutôt que rétrospectif, pour s’adapter aux fluctuations de la demande comme aux événements exogènes qui perturbent les marchés. Il est absurde d’attendre la sacro-sainte clôture comptable pour réagir quand on sait traiter en quasi temps réel l’évolution du marché. Il faut agir au plus près du client sans perdre la cohérence d'ensemble. C'est précisément ce que doivent viser les systèmes d'information les plus modernes. Chacun des membres d'une organisation est détenteur d'une parcelle du savoir global, de l'ADN collectif de l'entreprise. Partager pour agir ensemble, s'approprier les problèmes pour mieux mettre en oeuvre les solutions, voilà ce que permet un système d'information efficace.
Le monde numérique n’est souvent traité au niveau politique qu’à travers des phénomènes spectaculaires, mais finalement secondaires, comme l’essor de la télévision sur mobile ou le problème de la propriété intellectuelle. On consacre beaucoup de temps à opposer intellectuellement les charmes du logiciel dit libre aux poisons supposés du logiciel dit propriétaire ou à vanter les mérites du très haut débit. Ces débats ne sont pas inintéressants. Ils sont tout simplement secondaires par rapport aux enjeux de l’usage réel des outils les plus performants. En vingt-cinq ans, l’informatique s’est imposée partout dans le monde. Aux mains de centaines de millions de citoyens de pays émergents, elle est devenue un outil de développement économique majeur. Internet permet la communication riche en tous points de la planète, remettant en cause de façon radicale les avantages concurrentiels des économies mûres. Cette économie là n’est pas l’enjeu de joutes théoriques dont nous restons friands : elle se borne à exister chaque jour pour faire mieux et plus vite les tâches classiques de gestion, mais surtout pour inventer de nouveaux produits et services, et faire des choses qu’il était simplement inconcevable d’imaginer auparavant.
L’enjeu pour notre pays est bien de rester dans la course à la compétitivité et pour cela il faut donner à chacun, dans les entreprises, les services publics, les associations les outils les plus performants. Du coiffeur ou du restaurant de quartier, du médecin généraliste aux corps de pompiers, du plombier ou de l’entrepreneur de BTP aux multinationales du bâtiment, de l'agent de guichet au PDG, chacun contribue à la performance globale et doit avoir les meilleurs outils pour s'intégrer de façon dynamique dans l'ensemble.
La numérisation ne peut se faire à structures et comportements constants. Il faut revoir les règles internes de fonctionnement, mais aussi créer de véritables partenariats avec les clients et les fournisseurs. Or ces changements ne doivent pas se limiter à des déclarations de façade, complaisantes ou condescendantes comme y excellent nos élites. C'est probablement en cela que l'exemple des démocraties nordiques est passionnant : on peut faire changer collectivement une communauté dans le double souci de l'efficacité et de de l'équité.
Cette nouvelle logique de "e-management" doit s'appliquer en interne mais aussi dans les relations inter-entreprises, comme entre l'Etat, les entreprises et les citoyens. Tous les acteurs doivent se parler, échanger, travailler ensemble, construire efficacement par la cohérence, la vitesse et la précision de leurs échanges, l’innovation et la qualité totale dont nous avons tous besoin et qu’il faut vendre sur le marché mondial ou développer pour servir les visiteurs de notre pays.
Sur le plan des techniques, même si l'infrastructure de base de notre pays est aujourd'hui globalement au niveau requis, le retard se situe dans l'utilisation des logiciels et des applications.Il faut maintenant dépasser le stade du traitement de texte et de la messagerie pour commencer sérieusement à utiliser les outils de conception, de gestion de processus, de relation client, de suivi de la chaîne d’approvisionnement, de gestion et de simulation économiques… et ceci dans chacun des métiers. C’est un vaste chantier global, qu’il faut stimuler sans relâche, sans souci de chapelle ou d’intérêt de court-terme, sans vision passéiste par respect pour le charme de la plume Sergent Major et de l’encrier, ou nostalgie de la Japy et des pelures…
Cet effort passe par un investissement raisonné et lucide, par la formation intense de tous les acteurs et par la transformation des méthodes de travail. La transformation impose également d’effacer rapidement les couches historiques de l’informatisation des entreprises qui tirent vers le bas les performances, absorbent inutilement une part croissante des budgets informatiques. Il ne viendrait à aucun dirigeant l’idèe de regretter de ne pouvoir équiper sa flotte de véhicules de R25 et de 604. Or l’informatique d’un grand nombre d’entreprises sent encore bon les années quatre-vingt dans ses couches historiques. Peu de gens s'en offusquent vraiment. Pourtant cette informatique ancienne, désarticulée, incohérente, qui fonctionne certes à coups d'interfaces et d'acrobaties techniques, ne peut constituer un socle robuste pour les ambitions d'aujourd'hui. Ce conservatoire des pratiques pré-Internet ne stimule ni la compétitivité, ni la motivation des collaborateurs. Il est temps de ne plus chercher à faire du neuf avec du vieux, mais vraiment de faire du neuf ! Non seulement c'est désormais possible avec des outils fiables, mais de plus cela coûte moins cher... C'est aux acteurs de l'écosystème, DSI comme industriels de l'IT de faire la démonstration que la transition peut se faire sans risques majeurs,et avec des délais et une qualité garantis.
Les études du WEF et de The Economist, qui sans aucun doute constituent le livre de chevet d’Eric Besson, devraient lui fournir une excellente matière pour réveiller la France endormie, à moins qu’elles n’alimentent ses cauchemars devant l’étendue de la tâche…Ce serait une erreur de considérer que notre pays qui a été un pionnier de l'informatique ne peut retrouver une forme de leadership dans cette nouvelle économie mondiale numérisée. Pour cela, il faut vouloir, savoir, pouvoir... Chiche !
lisant ce paragraphe : "Le premier vecteur de transformation est le partage total de l’information entre toutes les parties prenantes du système que constitue l’entreprise. Les relations hiérarchiques s’en trouvent modifiées, le processus d’échange devient collaboratif, gagne en efficacité et en souplesse. Fluide dans ses relations internes, l’entreprise numérique fonctionne naturellement en entreprise étendue, avec ses fournisseurs mais surtout avec ses clients. L'intégration des clients dans l'entreprise numérique transforme les relations en les rééquilibrant. L’avis du client ne compte pas seulement ex post, mais dès la conception. Le co-design est une conséquence naturelle de l’ouverture de l’entreprise à ses clients. Il recèle de puissants ferments d’innovation et de créativité, encore insuffisamment exploités;"
il y a ceci de fraapant : comment résister à la tentation de l'appliquer également à la politique publique française : à voir seulement l'exemple des assises numériques à venir, panel d'intervenants extrêmement réduit et partiel (voire partial), site qu'on dirait dater de 96, totalement à la masse, etc. etc., cf. les billets de D. Glazman ( http://www.glazman.org/weblog/dotclear/index.php?post/2008/04/24/Assises-du-Numerique 1/3), T. Nitot ( http://standblog.org/blog/post/2008/04/23/Pourquoi-le-site-tic-croissancecom-est-une-honte-pour-les-participants-et-partenaires-des-assises-du-numerique 1/2) et L. Dubost ( http://www.ludovic.org/xwiki/bin/view/Main/AssisesEconomieNumerique )...
sans parler de la politique numérique globale, cf. http://laquadrature.net ...
Rédigé par : bituur esztreym | 27 avril 2008 à 22:28
Je ne peux que partager la même impatience. Je dois d'ailleurs mettre un (gros) bémol à mon analyse de la situation des entreprises. Ce que je décris est ce qu'on devrait y trouver, et non pas ce qu'on y trouve encore massivement. Il y a des balbutiements, des tentations, des pionniers, mais rarement une situation stabilisée de déploiement de tous ces nouveaux comportements. L'informatique est assez conservatrice par nature, et peu ouverte à pousser les transformations. Aussi on préfère majoritairement épuiser jusqu'à la corde les anciennes recettes que de tester de nouveaux outils, de nouveaux partenaires. Ceci pénalise massivement les PME innovantes et conduit à conforter les acteurs en place. C'est pourquoi je pense qu'il faut maintenant passer à l'acte, centrer les analyses sur les retours d'expérience, montrer pour rassurer finalement les acteurs anxieux que les nouveaux comportements induits par le changement sont générateurs de création de richesse nouvelle.
Rédigé par : jp.corniou | 28 avril 2008 à 16:56