Former à ou avec l'informatique : comment faire ?
27 janvier 2008
Le rapide développement des technologies de l’information dans le grand public, en quelques années, a changé profondément la nature des relations que les acteurs de l’entreprise entretiennent avec les objets de l’informatique. C'est désormais un fait reconnu : il faut en tirer toutes les conséquences.
L’informatique est aujourd’hui considérée comme un acquis consumériste. Elle fait partie de la vie quotidienne en s’incarnant dans une multitude d’objets désormais familiers, du téléphone portable aux appareils de photos numérique, ordinateurs portables, consoles de jeux, lecteurs MP3, GPS… L’usage massif de l’internet, du chat, du SMS ont totalement démystifiés la complexité de l’accès aux réseaux, désormais complètement intégrés dans la vie sociale.
La plupart des utilisateurs ignorent le mode de fonctionnement technique de ces appareils et outils, dont ils attendent un service, ludique ou professionnel, ergonomique et fiable, et peu couteux. Le mode d'emploi leur suffit.
Les utilisateurs en entreprise n’ont plus comme dans un passé encore récent comme unique expérience de l’usage de l’informatique celle qui correspond à leur exposition à l’usage de l’informatique dans le seul milieu professionnel. Ils en ont une vue multiple, construite à partir d’expériences personnelles, comme celles de leurs enfants qui eux sont des « natifs numériques ». L’influence des apprentissages domestiques sur le mode de construction de l’approche de l’informatique a radicalement changé l’image de l’informatique auprès des utilisateurs. Leur demande est désormais de pouvoir disposer en entreprise d’outils de même nature que ceux qu’ils utilisent couramment dans leur environnement familier : ergonomie, souplesse, liberté, mobilité, continuité de la vie numérique entre le travail, le domicile, les différents lieux de vie.
Dès le plus jeune âge, l’exposition aux objets numériques change la nature de la relation entre l’enfant et l’apprentissage. La facilité qu’ont les enfants à comprendre et utiliser les objets numériques est déconcertante pour les générations antérieures ! Les étudiants qui fréquentent l’université ont depuis l’enfance découvert et utilisé ces techniques de façon naturelle et n’ont pas connu les systèmes et comportements antérieurs de l’ère pré-numérique. Cette « Y generation » est dépourvue de complexes dans l’utilisation de ces outils et a du mal à comprendre que l’on puisse « enseigner » l’informatique. Entrant en entreprise, elle ne comprend pas un mode d’approche institutionnel de l’informatique qui consiste à identifier l’informatique comme un sujet spécifique, confié à une direction dédiée, et gérant de façon conventionnelle, voire malthusienne, l’accès aux outils d’information.
Cette appropriation spontanée, qui développe familiarité et confiance, détourne les jeunes d’une approche académique de l’informatique qui assimile encore trop souvent les systèmes d’information à des objets et méthodes techniques.
Toutefois, contrairement à une image trop répandue, la généralisation de l’usage d’objets informatiques ne conduit pas les jeunes générations à mieux comprendre les systèmes d’information. Au contraire, la familiarité avec l’outil les conduit à se dispenser de l’effort de compréhension et de méthode qui permet de passer d’une approche instrumentale à une vision systémique. La construction théorique de modèles organisationnels exploitant les ressources des systèmes d’information n’est nullement facilitée par la familiarité avec les outils. Elle impose un effort particulier d’abstraction et de synthèse qui doit être engagé progressivement et qui commence dès l'école.
Les relations entre l’informatique et l’école ont fait l’objet dans notre pays de multiples tentatives de rationalisation, tant l’utilisation d’outils - à commencer naguère par la télévision - a pu soulever de controverses entre les tenants d’un enseignement pur sacralisé par la parole du maître et ceux d’un enseignement piloté par l’enseignant mais acceptant d’être « poly-supports ».
Une fois encore le rapport Attali, après beaucoup d’autres, remet l’accent sur le développement de l’apprentissage des TIC à l’école, proposant « notamment » de repenser « l’équipement des écoles du premier degré dans le cadre de plateaux technologiques cohérents et ouverts aux élèves et aux familles. »
Il insiste à nouveau sur la nécessité de « vérifier à l’occasion du passage en 5e que chaque enfant maîtrise l’informatique et Internet, par l’obtention d’un «Brevet informatique et Internet», proche du «Passeport de compétences informatiques européen». Certes ces propositions sont justes et cohérentes, mais hélas n’apportent rien de nouveau dans un paysage français où l’incompréhension de l’informatique par les décideurs ne fait que continuer à confondre l’équipement en machines, certes absolument indispensable, avec le développement des savoir-faire que l’utilisation d’applications informatiques peut renforcer dans les connaissances les plus variées. Bien sûr accéder à l'information sans matériel est un rêve absurde : il faut des machines en nombre suffisant (un ratio d'une machine pour deux élèves, jusqu'au bac, puis une par étudiant ne doit plus du tout être considéré comme utopique), un accès internet dans chaque salle de cours, des vidéo-projecteurs. De plus ces machines doivent être convenablement maintenues...
Mais la vraie transformation est dans les programmes. Pour la très grande majorité des élèves et étudiants, on n'apprend pas l'informatique, on apprend par l'informatique. C’est par l’intégration de l’outil informatique dans les programmes pédagogiques en permanence en classe et pas seulement quelques minutes par semaine que l’on peut faire évoluer les savoirs…. Il faut rappeler que le brevet informatique et internet ( B2i) de niveau 1 à l’école primaire (fin du CM2) et de niveau 2 en collège existe depuis 2000, et que le C2i, pour les étudiants et enseignants date de 2002. Enfin le PCIE, excellent outil qui existe depuis 1996, est boudé avec constance tant par les entreprises françaises que par l’Education nationale. Il a été passé par 30 millions de personnes dans le monde, dont seulement 510000 en France.
Le rapport d'Henri Isaac, maître de conférences à Paris-Dauphine, sur l'université numérique, remis en janvier 2008 à Valérie Pécresse met en évidence, une fois encore de façon claire et pragmatique, les retards des universités françaises par rapport à la compétition internationale, et propose, grâce à une université 100% numérique un nouveau modèle de complémentarité entre l'enseignement présentiel synchrone enrichi par les TICE et l'enseignement à distance asynchrone.
L’objectif de l’enseignement doit intégrer la nouvelle donne en matière de connaissance active des outils informatiques. Pour attirer les étudiants vers les sujets touchant les systèmes d’information, il faut, comme en entreprise, dissocier l’élaboration et le pilotage des choix stratégiques et la compréhension et la maîtrise des outils qui les supportent.
Il faut conduire les étudiants, futurs professionnels généralistes, à comprendre les bases de la gouvernance – en d’autres termes, les techniques de prises de décision - dans tous les métiers qui aujourd’hui exploitent le potentiel des technologies de l’information. C’est un socle fondamental qui traverse toutes les disciplines du management.
En effet, l’utilisation des outils de traitement de l’information et de la connaissance dans l’innovation implique une approche cohérente, volontaire et lucide de la part du management. L’informatique a été utilisée la plupart du temps pour gérer au mieux l’existant, alors qu’elle peut, et doit, être sollicitée pour créer des formes nouvelles, produits, process, compétences, et exploiter de nouveaux territoires. La compréhension de la complexité de l’innovation nécessite une sensibilisation particulière. Les innovations sont le fruit de l’interaction dynamique de trois vecteurs : les hommes qui les imaginent, les conçoivent, les réalisent, les structures qui les financent et les propagent, les utilisateurs qui s’en emparent et se les approprient pour les métaboliser. Elle s’inscrit dans une logique sociétale où s’arbitrent en permanence ce qui est techniquement possible et ce qui est socialement accepté. C’est à travers cette mécanique complexe d’acteurs que, dans le temps et dans l’espace, se joue le sort des innovations technologiques. La production d’innovation vient enrichir le stock de ce qui est utilisable, alors que les logiques économiques, l’acceptabilité sociale et la capacité d’apprentissage font un tri pour choisir ce qui est utilisé, et en définitive c’est l’usage qui finit par consacrer ce qui est vraiment utile.
Cette nouvelle situation conduit nécessairement à changer la nature des acquis attendus au sortir de l’enseignement supérieur autour de trois niveaux :
- les utilisateurs
Ils ont confrontés à des logiques d’usage opérationnel en milieu professionnel des systèmes. Ils doivent en comprendre les fondements, et pas seulement la manipulation*, car la productivité du travail tertiaire dépend aujourd’hui de façon directe de l’aptitude des acteurs à exploiter les outils qui leur sont confiés. Les managers doivent comprendre les logiques d’usage, développer une écoute active des réactions des utilisateurs mais ausis des positions des fournisseurs de solutions, proposer des modifications aux services informatiques, stimuler sans complaisance les initiatives de terrain, traquer la destruction de valeur par un usage inadapté. Un premier niveau d’exigence managérial peut être défini autour de cette action d’exploitation dynamique des systèmes et outils dans une organisation dynamique des compétences et des processus.
Enfin, pour homogénéiser les usages, et différencier l’usage ludique de l’usage professionnel, tous les étudiants devraient passer le PCIE - * Passeport de compétences informatique européen - (http://www.pcie.tm.fr/) qui est à l’informatique ce que le TOEFL est à l’anglais.
Ces compétences devraient être acquisespar chacun en sortie de licence.
- les managers
Ils sont utilisateurs, mais ils ont comme responsabilité propre l’optimisation des investissements et des budgets de fonctionnement de l’entreprise dans les technologies de l’information. Ils doivent bien entendu à ce titre comprendre les métriques de performance ( de type « balanced scorecard ») et être capables d’orienter les investissements de façon dynamique vers la création de valeur ; leur compétence centrale doit inclure cette capacité d’analyse des outils, de leurs contribution visible à la performance économique et au développement des compétences, mais aussi proposer des améliorations systémiques à l’ensemble organisation/processus/systèmes. Ils doivent être rompus aux mécanismes de la gouvernance des systèmes et comprendre les grands référentiels de type CoBit. Ils doivent être capables de veiller à la sécurité d’usage des systèmes, à la protection des droits des personnes et à la sauvegarde de la valeur du capital immatériel.
Ces compétences sont incluses dans les formations métiers au sein de modules spécialisés et obligatoires, quelque soit la discipline principale.
- les experts
Consultants, architectes, directeurs de programme, les experts ont vocation à organiser la fonction informatique et systèmes d’information. Ils en comprennent tous les métiers mais sont des organisateurs et des managers, et non pas des développeurs ni des ingénieurs systèmes. Familiers des outils, méthodes, langages informatiques, ils sont capables de prendre des décisions en environnement complexe et de les faire partager au comité exécutif et au conseil d’administration aussi bien qu’aux direction métiers. Ils peuvent faire des choix de solutions et d’acteurs, construire et piloter des montages technico-commerciaux complexes et piloter la combinatoire des moyens de l’entreprise dans les technologies de l’information. Ils sont ultimement responsables de la politique informatique et systèmes d’information et des grandes décisions en matière de maîtrise et de protection du capital cognitif et informationnel. Ils ont en charge la construction et la maintenance de l’auditabilité de la fonction à travers les outils d’analyse et d’audit.
Ces experts sont formés aux niveaux maîtrise et doctorat.
Un changement d'approche est indispensable pour donner envie aux jeunes générations de considérer les TIC comme un territoire de découverte et non pas comme une nouvelle matière imposée dans des horaires déjà lourds. C'est aussi le moyen d'en faire un sujet de recherche pour dépasser l'usage et comprendre en profondeur les interactions subtiles qu'induit la société numérique dans les savoirs, l'émergence de l'innovation et les changements de comportement. Au delà des rapports, bien faits et concrets, il faut désormais un vrai plan d'action pour porter en France les enseignements au niveau requis par la société numérique.
Rapport Isaac : http://media.education.gouv.fr/file/2008/08/3/universitenumerique_22083.pdf