(Attention, texte susceptible de modifications)
Les rencontres d’Opio rassemblent depuis 18 ans la communauté informatique française entre montagne et mer, Alpes et Méditerranée. Ainsi DSI d’une part, et dirigeants des SSII, éditeurs, constructeurs, cabinets de conseil, opérateurs de services télécommunications, d’autre part, réfléchissent ensemble en oubliant pour un temps leurs préoccupations de court terme et font studieusement converger leurs points de vue pour dégager des tendances et pratiques touchant aux missions et responsabilités de leurs métiers. Dans ce qui ne pouvait paraître au début qu’une réflexion plutôt fermée, voire corporatiste, sur les contingences propres au milieu de l’informatique, le monde en général est venu brillamment s’inviter grâce à des conférences extérieures, choisies généralement avec beaucoup d’à-propos. De grands témoins ouvrent ainsi des perspectives que les questions récurrentes sur l’avenir du DSI, l’insuffisance des compétences, qualitative comme quantitative, pour l’année n+1, l’ingratitude des dirigeants et des utilisateurs pourraient tendre à sous-estimer. Car, au-delà des grandeurs et vicissitudes d’un métier qui rassemble en France plus de 400000 personnes, population qui, en 2012, dépassera celle des agriculteurs, l’information ne concerne plus les seuls informaticiens et se trouve de fait au cœur de l’histoire.
Replacer l’information dans une perspective de long terme, avant et après l’informatique telle qu’on l’identifie aujourd’hui, ne peut qu’insuffler à cette communauté hauteur de vue, vision et enthousiasme.
Ainsi, cette année, Michel Serres est venu dans une conférence dont la simplicité du propos et le naturel de son auteur auraient presque pu faire oublier l’intelligente profondeur. Michel Serres entreprit en une heure d’éclairer la place de l’information dans l’histoire du monde, en en replaçant les étapes clefs dans ce qu’il appelle « le grand récit » qui couvre en grandes étapes claires, du Big Bang jusqu’à nos jours, les axes majeurs de notre destinée.
Précisant que la grande découverte de la science contemporaine est que tout être vivant produit, émet, reçoit, stocke de l’information, Michel Serres rappelle que la première forme sophistiquée de traitement de l’information est la parole. Sortant de la forêt en se dressant sur ses membres inférieurs pour explorer l’espace ouvert de la savane, Homo Sapiens libère ses membres supérieurs de leur fonction de support et de traction, et sa bouche de sa fonction de préhension des aliments pour se donner les moyens de conférer à ces outils dépossédés de leur finalité initiale de nouvelles fonctions supérieures : la main va devenir un instrument de précision exceptionnel et la bouche va servir à produire et véhiculer le langage qui est le principal facteur de différenciation de l’espèce humaine. Homo sapiens n’a pas eu pendant des millénaires d’autre outil de traitement de l’information que la communication orale.
La seconde étape clef du développement de la société de l’information a été la révolution de l’apparition de l’écriture en Mésopotamie, à Sumer, au 7e siècle avant JC . L’écriture, d’abord figurative (hiéroglyphe) puis abstraite ( alphabet grec) permet de stocker l’information sur un support plus pérenne que l’humain qui en était le seul détenteur: pierre, bronze, papyrus… Tout change alors. Les conséquences sont immenses. Les villes sont de plus en plus importantes avec un état, une politique et un droit qui peuvent s’écrire et se transmettre de façon stable comme dans le Code d’Hammurabi.
Trois transformations majeures déclinent l’apport de l’écriture : l’utilisation de la pièce de monnaie, qui remplace le troc, l’apparition de la science à travers la géométrie et le monothéisme des religions du livre.
Nous avons changé de support de l’information. Et nous avons inventé la pédagogie pour apprendre à transmettre. L’écriture marque ainsi la charnière entre l’histoire et la préhistoire.
La seconde révolution est l’invention de l’imprimerie au XIVe siècle : le livre imprimé remplace (et met au chômage) les trente-mille moines copistes. Une nouvelle phase d’essor économique et urbain en ressort. La science moderne nait avec l’imprimerie. L’ironie de l’histoire est que l’impression de la bible contribue à la coupure entre l’Europe du Nord et l’Europe du Sud. Pour les hommes du Nord, tout homme est pape avec une Bible à la main, et peut donc se passer de la férule romaine.
Avec le livre imprimé naissent de nouvelles universités et un nouveau savoir. L’homme s’affranchit de ses tutelles, de ses croyances, de ses peurs, il apprend à exprimer autre chose que les dogmes et invente la liberté de conscience. La lecture permet de fabriquer un nouveau imaginaire et d’explorer de nouveaux territoires de savoir.
Nous nous sommes aujourd’hui face à une révolution de même nature, mais encore plus ample et plus rapide compte tenu des moyens techniques considérables dont nous disposons grâce l’informatique et aux télécommunications. Tout change : la ville, la politique, la science, et donc la pédagogie. Bientôt la moitié de la population de la planète vivra dans les villes.
Une des conséquences inattendue de l’internet est le bouleversement de la relation à l’espace. La maîtrise des territoires avait conduit à ce que chaque individu soit doté d’une adresse qui s’inscrit dans un espace physique, métrique, cartésien, défini par des coordonnées, découpé en pays, département, ville, rue. Le monde de l’adresse est aussi celui des concentrations physiques : bibliothèques, musées… Avec une adresse, on peut retrouver tous les délinquants, le droit comme le pouvoir s’expriment dans un territoire physique.
Or l’adresse dans la société de l’information renvoie aujourd’hui à un espace immatériel : adresse électronique + téléphone portable. L’adresse électronique ne se réfère plus à aucun espace. C’est un code dans un espace non repérable métriquement, topologique sans distance.
L’humanité n’habite plus le même espace : quel type de droit va-t-on adopter ?? Comment va-t-on faire ? La toile est devenue un espace de non-droit
La révolution de l’information bouleverse également les processus cognitifs. Au moment de la tradition orale, on stockait l’information dans la mémoire, et il n’y avait pas le choix. Ceux qui récitaient les textes avaient de la mémoire, Au moment du passage à l’écriture, on perd la mémoire qu’on transmet au livre. La fonction mnémonique est passé dans l’écrit et a libéré de la place en mémoire pour de nouveaux usages. La tête bien faire remplace la tête bien pleine.
Avec l’informatique et internet, la transformation touche tous les éléments de la connaissance. On est condamné à devenir intelligent : le savoir classique n’est plus important car tout est accessible instantanément . Le livre est de l’information morte, alors qu’Internet donne une réponse immédiate de la mémoire des autres et de la sienne. Avec Wikipedia au bout des doigts, on change de type de connaissance.
Le passage de l’arithmétique à la géométrie était une nécessité pour déverrouiller le système cognitif. Le calcul était tombé en désuétude… L’histoire des mathématiques est une concurrence sans fin entre le calcul et la démonstration. Or le XX e siècle consacre la victoire du calcul. C’est une revanche du calcul contre la modernité de la géométrie.
On pensait que les facultés cognitives étaient à l’intérieur du sujet pensant : j’ai de la mémoire, je sais traiter l’information, ce sont mes facultés intellectuelles.
Or ces facultés qui étaient celles du sujet sont sorties de la personne et se retrouvent dans des machines.
Nous externalisons sans arrêt nos fonctions corporelles : le sein avec le biberon, la main avec le masse, puis le marteau, les jambes avec la roue… Les outils appareillaient du corps. Nous n’avons jamais externalisé que des fonctions dures pour décupler nos forces physiques.
Nous externalisons maintenant des fonctions douces , on passe du subjectif à l’objectif.
L’univers des outils est une externalisation de notre corps. C’est de l’exo-darwinisme.
L’histoire démontre que quand l’homme décide de confier une de ses fonctions à une structure spécialisée, il libère de l’énergie pour s’attaquer à la résolution de problèmes plus complexes et plus fondamentaux. Ce qui est d’abord vécu comme une perte se révèle en fait une libération.
On voit bien tout le parti que l’ou peut tirer de cette réflexion en l’appliquant aux métiers de l’informatique. L’externalisation de l’informatique d’entreprise, confiée à des professionnels, libère de l’espace pour se consacrer à des missions plus centrales, plus créatrices de valeur.
L’information a façonné notre histoire. Il est clair que ce n’est qu’un début, et que les outils « technologiques » ( ceux qui parlent de la technique) à notre disposition ne peuvent que nous entrainer dans des nouveaux chemins encore inimaginables tant la combinatoires des sciences et des innovations, elles-mêmes en croissance exponentielle, ouvre des espaces infinis.
La sagesse de Michel Serres, en nous ramenant à ca qui caractérise aussi l’homme, la conscience, est de conclure sur un message humaniste en forme de pied-de-nez à la science habituelle : on a mal traduit « philosophie » ! Cela ne veut pas dire « amour de la sagesse », mais plutôt « sagesse de l’amour »…
Michel Serres est un de nos hommes de science français parmi les plus éclectiques. Il entre à l'École navale en 1949, puis à l'École normale supérieure en 1952, où il obtient l'agrégation de philosophie en 1955. En 1968, il obtient un doctorat de lettres. Il est professeur d'histoire des sciences à l'Université Stanford depuis 1984. Il a été élu à l’Académie française le 29 mars 1990.