Paris capitale du libre
27 août 2006
Paris, ville capitale, qui aspire à devenir en 2007 la capitale la plus numérique du monde, a organisé le 26 juin 2006,sous l'égide de la mairie de Paris et de l'association des sociétés de services en logiciels libres (ASS2L) un événement consacré au développement du logiciel libre dans le temple historique du capitalisme, le palais Brongniart. Cette initiative est originale car elle associe une intention clairement politique, sous le thème "technologie citoyenne et compétition économique éthique" à la mise en perspective d'une solution technique qui elle si elle transforme progressivement mais sûrement le paysage applicatif ne constitue qu’un choix informatique parmi d’autres. Si le message est clairement libératoire, il ne se veut pas certainement pas néo-libéral tant le logiciel libre stimule passionnément les acteurs de l’informatique qui cherchent à échapper au carcan des solutions dominantes…Mais, au-delà de la rivalité entretenue entre le monde propriétaire et le monde « libre », on peut légitimement se poser la question : de quoi Paris serait-il libéré ?
Le monde du logiciel libre a été longtemps perçu par l’establishment informatique comme résolument underground, associé à l’image caricaturale de ces développeurs chevelus et insomniaques dopés au mélange pizzas/bière ou pizza/bières. Mais les solutions issues des communautés du monde du libre sont depuis bien longtemps sorties de la clandestinité pour trouver leur place dans le fonctionnement opérationnel des grands systèmes d’information, souvent même à l’insu de leurs responsables. Libre ou pas libre, le vrai problème ne réside-t-il pas dans le choix de solutions opérationnelles, robustes, fiables, et offrant le meilleur rapport coût/valeur ? Au fond, est-il pertinent d’« idéologiser » l’informatique en opposant les oligopoles satanisés et le monde du libre ? Le libre serait-il de « gauche » et les logiciels propriétaires de « droite », comme en son temps le macintosh était perçu par ses aficionados comme plus « libre » que l’IBM-PC. ?
Il y a toujours eu dans l’histoire de l’informatique ce type de débats, alimentant à l’infini la polémique et depuis le web, les forums. Il ne faut pas penser que l’informatique puisse s’affranchir des débats idéologiques et en sortir intacte. Elle appartient désormais solidement au monde économique réel, elle est enjeu de conquête de marché, donc d’argent et de compétition. Le libre est souvent présenté par ses défenseurs comme un monde plus pur, où l’argent n’a pas le même poids dans les décisions. Cette vision reste forte même si pour des raisons évidentes les flux économiques sont bien présents dans l’économie du libre. Si on ne paye pas de licences, on paye un service et les développeurs du libre sont « sponsorisés », officiellement ou non, par de vrais employeurs qui paient de vrais salaires. L'intérêt de grans éditeurs comme IBM pour le monde du libre et ses produits phares comme Linux ets un exemple troublant de la convergence des chapelles du développement.
Mais le libre est désormais un mouvement important, respectable, qui façonne le monde du développement logiciel et apporte des solutions innovantes et utiles. Ce n’est pas pour autant le grand soir de l’informatique ni une révolution pour les utilisateurs qui ne se préoccupent guère de la façon dont est fabriqué leur outil de travail ou de plaisir, mais cherchent surtout à ce qu’il fonctionne sans faille au moindre coût. Il mérite donc ni excès d’honneur ni indignité mais justifie toutefois une analyse de son fonctionnement pour comprendre quels en sont les mécanismes réels au-delà du mythe.
Le libre et le net sont.indissolublement liés. L’un est né de l’autre et ils s’alimentent mutuellement. C’est parce que la communication des idées s’est affranchie des contraintes de coût et de distance qu’il est désormais possible de co-créer des programmes informatiques à des milliers de kilomètres de distance. Le Web 2.0 est majoritairement alimenté par les développeurs issus du libre. Le libre n’est pas simplement un moyen de fabriquer du code informatique, c’est un phénomène contemporain qui déborde largement le cadre de l’informatique et peut s’appliquer à toute forme de conception.
En effet le modèle de production et de diffusion que propose le monde du libre constitue une nouvelle donne dans le monde de l’entreprise. Le libre se présente comme un système décentralisé, non hiérarchique, sans autorité centrale, sans pensée stratégique issue d’un dirigeant, sans management intermédiaire chargé de décliner cette vision, et pire, sans capital ni chiffre d’affaires… Normalement, conformément aux canons de la pensée organisationnelle du XXI e siècle, cela ne devrait pas marcher ! Et pourtant le succès de ce modèle commence à inspirer un renouvellement des théories du management. Il pourrait en effet s’appliquer à la gestion de l’innovation dans de grandes organisations décentralisées, pluri-centriques, où la coordination centrale ne mode projet révèle ses limites.
Quelles sont donc les caractéristiques majeures faisant la force de ce nouveau « système d’action » ?
- c’est un système où les individus existent par ce qu’ils produisent et non pas parce qu’ils sont ou semblent être. Fondé ur les échanges par courriel et les systèmes coopératifs, le libre sans être anonyme masque l’identité physique de ses acteurs. C’est donc un système purement méritocratique qui élimine les différences visibles entre individus comme facteurs de choix.
- la communauté du libre partage les mêmes valeurs culturelles. Issus des campus universitaires comme du milieu de la recherche, en majorité dans le monde anglo-saxon, les acteurs du libre ont construit autour de leur passion pour l’informatique un modèle alternatif à celui, incarné par Bill Gates, de la protection de la propriété intellectuelle. Le libre est soudé par quatre règles fondamentales, « constitutionnelles » : liberté d'exécuter le programme, pour tous les usages, liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de l'adapter, liberté de redistribuer des copies, liberté d'améliorer le programme et de publier des améliorations, cette unité n’exclut pas, comme dans toute communauté passionnée, les querelles entre courants parfois byzantines pour les profanes ni les excès idéologiques.
- un modèle de comportement et d’étiquette fondé sur l’accès de tous aux mêmes informations, la reconnaissance des contributions individuelles significatives, un respect de chacun, mais aussi l’ignorance des gens qui sortent du sentier balisé et une exclusion douce
- le contrôle de la qualité du code produit se fait par les développeurs eux-mêmes à travers des outils de traçage de bugs ( bugs tracking systems ou Bugzillas) . Ce contrôle collectif est assez robuste mais n’exclut évidemment pas des problèmes sur les bugs les moins apparents. Et comme dans le monde propriétaire, la correction de bug n’est pas l’exercice le plus fun pour les informaticiens passionnés même si c’est une contrainte incontournable !
- une gestion coopérative des objectifs et un système de co-design qui ne part pas d’un modèle initial pré-établi par un architecte central ( « la cathédrale ») mais procède par décisions successives à partir de propositions multiples choisies par un coordinateur (« le bazar »). Ce mode de construction vise à donner plus de pérennité et de stabilité aux logiciels tout en offrant la garantie d’un processus constant d’amélioration.
Un mouvement analogue se développe depuis 2001 dans le monde de la recherche scientifique pour inciter à la libre diffusion des résultats des recherches à travers un archivage et une distribution libres des articles. Plusieurs déclarations ont été ainsi signées, connues sous le nom du lieu de leur expression : Budapest 2002, Bethesda 2003, Berlin 2003… Le premier objectif est de permettre le libre accès de tous les chercheurs aux archives de toute nature afin de permettre une mise en commun du corpus de connaissance et donc développer sur cette base de nouvelles connaissances. Comme pour le logiciel, et à plus grande échelle encore, cette volonté de partage soulève de multiples questions économiques et juridiques.
Il est évident que malgré ses mérites le modèle du logiciel libre ne peut éluder durablement la question de la rémunération du travail intellectuel que représente la production industrielle de code informatique. N’oublions jamais le principe anglo-saxon : TANTSTAAFL *!
* "There Ain't No Such Thing As A Free Lunch" http://en.wikipedia.org/wiki/TANSTAAFL
Sources :
- « La construction des modèles du libre « Stéphane Couture, Université du Québec, 2006
- « Le projet Linux est-il un modèle possible d’entreprise innovante » Julien Tayon, 2002
Bien content de vous lire et de voir que vous êtes de retour de vacances. Le monde du libre a certes beaucoup évolué mais le monde propriétaire lui-même n'est pas resté immobile. La preuve, puisqu'on a parlé de Microsoft: l'invitation de Microsoft à Mozilla de s'installer dans ses labos pour la compatibilité de Firefox et Thunderbird à Windows Vista. Quel changement !
Rédigé par : alnoor | 27 août 2006 à 12:05
A propos de ce "principe", bien évidement Anglo-saxon.
Les repas gratuits ! la nature en est prodigue. les repas offerts ou partagés sont souvent les meilleurs ! Ce "principe" est une profession de foi, émise par des rapaces. En fait le "libre" que je préfére appeler "ouvert" ne fait que remettre en lumiére la nécessaire convivialité, collaboration, hospitalité, sans lesquelles on ne peut se prétendre civilisés. Plus prosaîquement, il n'est plus possible aujourdhui d'accepter qu'un système d'exploitation répandu soit la propriété exclusive d'une entreprise sans qu'aucun contrôle ne puisse être exercé par la communauté. La est l'enjeu du libre, l'informatique est aujourdhui un domaine public, cela nécessite un contrôle et des contre-pouvoirs. Nous mettons suffisament de temps et d'argent la dedans pour y avoir un droit de regard. Et c'est bien contre ce droit de regard que les lobbys industriels tentent d'imposer leur "propriété intellectuelle".
Que Paris et la france soient emblématiques de la liberté de penser (et de la libre circulation des idées) cela n'est pas nouveau, réjouissons nous si tel est toujours le cas.
Rédigé par : jack | 30 août 2006 à 13:28
Jack, vous êtes animé par une conviction idéaliste, ce qui n'est pas grave, mais ceci pose un redoutable problème technique. Sur quelle base - éthique, juridique, politique ? - pouvez-vous affirmer qu'un "système d'exploitation répandu" doive tomber sous le contrôle de la communauté. Quelle communauté organisée pourrait assumer une telle responsabilité ? Avec quelle légitimité ? Et qui contrôlerait les contrôleurs ? Ce n'est pas un problème nouveau et il n'existe, à ce jour, que deux solutions testées à grande échelle : la socialisation (avec des degrés divers) ou le marché. On connaît les limites de l'une et de l'autre.
Rédigé par : jpcorniou | 31 août 2006 à 23:05