Internet réhabilite l’écrit
14 mars 2006
La profusion des blogs dans notre pays est un exemple frappant de l’émergence d’un phénomène nouveau, le retour en grâce de l’écrit par le canal des technologies de l’information. Plus de 7 millions de français ont consulté un blog au dernier trimestre 2005, soit plus d’un internaute sur 3, mais 8 blogueurs sur 10 ont moins de vingt-cinq ans*.
Internet est directement la cause de cette revanche de l’écrit. Tous les actes nécessaires à la navigation dans internet imposent l’utilisation de la lecture et de l’écriture, courriels, messagerie instantanée, consultations de références, commerce. Téléphoner a permis à la génération de l’après guerre de négliger la maîtrise de la langue écrite et de l’orthographe, contraintes devenues contournables dans un monde de la parole volatile. Alors qu’il suffit de se promener dans les allées d’un hypermarché pour faire ses courses, accéder aux sites marchands même les plus visuels et ergonomiques suppose la maîtrise de la gestion, dans un espace virtuel, d’informations multiples qui passent par le décryptage et la mémorisation de signes. C’est une faculté qui n’est pas si largement répandue ! Beaucoup de gens, surtout les moins jeunes, avouent avoir de la difficulté à lire un texte sur un écran et, donc, préférer le support papier. La qualité actuelle des écrans LCD n’est certainement pas en cause. Ce rejet de l’écrit « numérique » traduit une difficulté réelle à manier les signes et à les comprendre, car fondamentalement, lire, c’est comprendre. Or comme il est impossible d’imprimer les millions de pages de l’internet, et exclu de dialoguer avec les systèmes interactifs autrement que par l’écrit, des catégories entières de personnes, appartenant à toutes les couches de la société, se coupent de l’usage courant de l’internet ce qui dégrade leur capacité à interagir dans le monde de la communication, et, à terme, leurs compétences. En entreprise, c’est une menace pour la cohérence des équipes car toute l’information n’est plus désormais disponible que sur les sites intranet et les espaces coopératifs. Ceux qui ne fréquentent pas ces espaces ne sont plus irrigués par l’information vivante de l’entreprise.
Une étude récente (mars 2006) de l’OCDE, construite à partir de l’enquête internationale ALL ( Adult Literacy and Life skill survey), met en évidence qu’une large part de la population, entre le tiers et les deux tiers, n’atteint pas le niveau de compétences requis pour tirer pleinement profit de l’internet. L’OCDE définit la "littératie", néologisme issu de l’anglais "literacy", comme "l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités". On peut décrypter : savoir lire, écrire et compter tout en comprenant ce qu’on fait et en pouvant l’utiliser dans la vie quotidienne. Certes ceci ne définit aucune compétence nouvelle. Mais dans un monde de signes surabondants, où la capture et le traitement des signaux est une nécessité quotidienne, les carences dans ces compétences fondamentales ont des conséquences de plus en plus sévères.
Cette étude a été menée aux Etats-Unis, au Canada, en Norvège, au Mexique, en Suisse et en Italie. En Norvége, 66 % d el apopulation dispose des aptitudes permettant de comprendre un texte, taux baissant à 60 % au Canada, 50 %en Suisse et aux Etats-Unis, 20% en … Italie. Elle confirme les enquêtes précédentes publiées depuis 2000. Il en ressort que la jeunesse et le niveau d’éducation sont des atouts essentiels pour tirer profit de l’usage de l’ordinateur, qui, à son tour, renforce le niveau de compétences. La fracture numérique trouve d’abord son origine dans la maîtrise des compétences cognitives de base. La technologie ne corrige donc pas, spontanément, comme on a pu le penser, mais accroît les différences culturelles par un processus cumulatif.
Une autre étude de l’OCDE, “Are students ready for a technology-rich world?” présente les premières données comparables au plan international dans ce domaine, qui corroborent des analyses antérieures de l’OCDE sur l’importance des ordinateurs dans les établissements scolaires. Les données sont tirées de l’étude PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves) 2003 de l’OCDE sur les performances scolaires des adolescents de 15 ans. Près de trois élèves sur quatre utilisent chez eux un ordinateur plusieurs fois par semaine, et neuf sur dix en Islande, au Canada et en Suède. Le taux d’usage d’un ordinateur à l’école est plus faible : 44%. L’utilisation des logiciels d’apprentissage (moins de 20 % des usages) contre 55% pour internet ,53% pour les jeux, et 48% pour le traitement de texte traduit une appropriation multifonctionnelle de l’ordinateur. Même si l’usage ludique – musique, communication, blogs- de l’ordinateur par les étudiants est majeur, l’enquête établit une corrélation claire entre les résultats scolaires et la durée de l’utilisation personnelle d’un ordinateur.
Il est évident que la projection de ces comportements sur la vie future de ces jeunes parfaitement adaptés à l’usage multiple de l’ordinateur dans la vie va avoir des conséquences majeures sur leur comportement en entreprise et dans la vie citoyenne…
• enquête Mediamétrie, mars 2006
• http://www.pisa.oecd.org
Le thème est récurrent : chaque technique nouvelle, la radio, la télévision, aujourd'hui Internet est simultanément présentée comme une menace et comme une chance pour l'écrit. En réalité, plusieurs fois en un demi-siècle le progrès considérable des techniques a sérieusement menacé le journal et l'écrit. Et il a fallu la résistance des élites culturelles et surtout les innovations dans la presse et l'édition pour empêcher des dérives cruelles dont le résultat n'aurait évidemment pas été la disparition du livre mais sa dévalorisation bien réelle.
La concurrence du son, de l'image, et aussi du multimédia oblige les professionnels de l'écrit, à innover constamment. Le miracle par exemple du livre de poche est le résultat de la contre-offensive face à l'invasion cumulée de la radio et de la télévision depuis les années 60. Si les coups de boutoir des techniques audiovisuelles n'ont finalement pas déstabilisé l'écrit, ce n'est pas faute de menaces, mais du fait de la capacité d'innovation technique et culturelle. La concurrence est pour l'instant trop inégale entre les plaisirs de l'oreille et de l’œil et la difficulté de l'écrit. En réalité Internet renforce l'emprise d'une culture très différente de la tradition de l'écrit et, en dépit des discours de ses promoteurs, il faut bien opposer tradition de l'écrit et modernité d'Internet, et n'avoir pas peur de défendre la première contre la seconde. Contester l'idée simple, mais fausse, selon laquelle, Internet contribue à sauver l'écrit, sous prétexte que l'on utilise le clavier. Comme si, pour utiliser une comparaison, on disait qu'apprendre à se servir d'une calculette était une invitation à faire des mathématiques : non, il vaut mieux parler de discontinuité entre les deux univers plutôt que de vouloir croire à une continuité simple.
Pourquoi? parce qu'il ne s'agit pas de la même écriture. Tout écrivain, de littérature et de sciences, ne confond pas les textes de l'ordinateur et le livre. Le livre imprimé est toujours autre chose qu'une somme de feuilles de papier. La différence entre les livres et Internet, n'est pas technique, mais symbolique et culturelle. C'est cette distinction qu'il faut préserver. Si l'écran peut permettre à certains de pouvoir s'initier à l'écriture ou à la lecture, pourquoi pas ? Tant mieux, même, car tous les moyens sont bons pour aider chacun à sauter le pas de l'écriture ou de la lecture. Mais à condition de ne pas mélanger les deux, ou de croire que l'un est en continuité avec l'autre.
Le livre porte une tradition vieille de plus de deux mille ans, l'écran une modernité vieille de trente ans. Pourquoi vouloir les rapprocher? Plutôt que de savoir ce que fait Internet au livre en positif on en négatif, il serait préférable de réfléchir au rôle original que peut jouer Internet par rapport à cette question millénaire, celle de savoir comment l'on peut, par diffèrents moyens et supports, transmettre du savoir et des connaissances. Seule l'idéologie technique dominante d'aujourd'hui peut espérer gommer cette distance et supposer qu'une innovation technique est capable, si vite, par sa performance de supplanter, ou de compléter l'écriture. L'idée n'est pas de s'opposer à Internet ou de craindre sa domination; elle est de rappeler que, dans la brève mais fulgurante histoire des techniques de communications, c'est au moins la troisième ou quatrième fois que l'on suppose trouver dans une technologie le moyen de résoudre le problème fort complexe du rapport au livre. Mieux vaut réfléchir aux usages spécifiques d'Internet plutôt que de vouloir l'inscrire dans l'histoire du livre. C'est déjà intéressant que cette technique modifie les conditions de l'expression, du graphisme, du style et de l'écriture, sans qu'il soit nécessaire de vouloir lui faire jouer un rôle par rapport au livre. Quant au livre il faut de toute façon le défendre activement face à une "culture "multimédia", actuellement omniprésente.
Si Internet bouscule quelque de l'ordre de la culture, cela se verra, mais pourquoi cet empressement à vouloir lui donner un sens par rapport au livre?
L'écriture, avant Internet, a vu beaucoup d'autres réalisations techniques qui devaient déjà tout changer. Les ruptures techniques ont été en réalité beaucoup moins importantes que les ruptures culturelles et sociales. Garder cette distance, modeste , entre technique et culturel c'est tout simplement éviter de confondre des niveaux de réalité, de confondre technique et symbole.
Autrement dit, oui à toutes les explorations culturelles, scripturales, esthétiques dont Internet peut être le support . Mais non à l'idée, finalement follement technique selon laquelle cette technique, la dernière en en attendant d'autres, suffirait à changer cette antique, mais aussi finalement si moderne, question de l'écriture.
Rédigé par : domi | 15 mars 2006 à 19:06
Il y a à peine 5 ou 6 ans, l'avenir d'internet en général et du web en particulier semblaient tout tracés : des débits de plus en plus rapides allaient permettre de sortir du carcan de l'html, on allait voir exploser les sites multimédias interactifs, les web-TV, les voice-mails, le web par la voix et quantité de choses promises par les start-up de l'époque et les utopies d'alors sur les "autoroutes de l'information".
Plus politiquement, le web et internet semblaient voués à n'être qu'un instrument marchand, un espace uniquement capitaliste (et parfois pédo-nazi terroriste). Le Réseau des réseau serait bientôt entièrement aux mains de quelques groupes financiers et finalement, son développement ressemblerait à celui des TV-networks états-uniens.
Et pourtant...
Qu'a-t-on aujourd'hui ? On a une explosion de l'écrit : blogs et wiki, les nouveaux outils à la mode, sont des odes à l'écrit, personnel ou collaboratif. Partout dans le monde (connecté, ça va de soi), la prédominance de l'écrit continue par rapport à la vidéo et au son, qui ne sont que des compléments. Rien n'est aussi souple que l'écrit : on peut le copier, le tronquer, le modifier, l'augmenter... tout ceci est impossible avec la vidéo et le son sans des connaissances et des outils adéquats.
Un blog s'ouvre toutes les 7 secondes dans le monde (sans présager de sa qualité, bien entendu), l'encyclopédie collaborative et libre Wikipedia contient plus d'un million d'articles en plus de 25 langues (dont 85 000 en français). Le courriel avait réhabilité la correspondance, le blog réinvente le carnet de voyage, le journal de bord, le carnet de notes.
Conformément aux prévisions, les débits ont augmenté. Mais ils ne servent pas tant pour le web que pour l'échange de fichiers via des plateformes de P2P qui échappent complètement à la logique marchande. Les tentatives pitoyables des lobbies musicaux et cinématographiques, avec Pascal Nègre en fer de lance, pour préserver un modèle économique moribond, sont vouées à l'échec à long terme.
Des sites qu'on pourrait qualifier de "citoyens" ont éclos un peu partout, montrant que le web n'était pas qu'une immense vitrine mais pouvait et allait devenir une nouvelle agora. Même les plus réticents des groupes politiques ont fini par investir le web pour trouver de nouvelles formes de communication et de militantisme envers l'électorat potentiel.
Alors certes, le réseau physique, sans lequel je ne pourrais même pas imaginer envoyer un courriel ou publier sur un blog, appartient à des entreprises privées comme Cisco, quasi monopolistique. Certes, 95 % des systèmes d'exploitation dans le monde sont la propriété d'un seul et unique éditeur.
Mais quelle différence avec ce qu'on nous avait promis en 1998 ! Les trois quarts des serveurs sont libres grâce à Apache, le navigateur Firefox gagne très rapidement des parts de marché, Linux devient de plus en plus simple d'utilisation et la bataille des brevets logiciels est en passe d'être gagnée en Europe.
L'utopie d'un espace avec toute la connaissance humaine à disposition est en passe d'être réalisée. Je ne me fais aucune illusion sur les intérêts commerciaux de Google à mettre en ligne 15 millions de titres libres de droit, ni sur le fait qu'avoir accès à la connaissance n'implique pas forcément pouvoir s'en servir, ni d'en avoir les capacités et l'éducation nécessaire.
Je me dis juste que, peut-être, nous allons réussir à désacraliser internet, nous le réapproprier ainsi que le reste de l'informatique.
Rédigé par : françois | 15 mars 2006 à 19:34
Je suis ravi de la qualité des réactions sur ce thème clef qui sont les rapports entre l'écrit et l'internet. Cela donne envie d'y revenir, d'approfondir... C'est Aldous Huxley, qui avait imaginé un jour une immense bibliothéque mondiale accessible pour tous. Nous y sommes. L'accès à la connaissance écrite, au patrimoine mondial de la pensée est désormais possible pour tous et dans toutes les langues. Je suis également un passionné de Wikipedia, magnifique projet collectif d'une grande puissance cognitive
Enfin, il serait vain d'opposer l'écrit et les autres supports. Nous sommes dans le monde du "ET" et plus celui du "OU". La force de l'immatériel est que, désormais, je peux vraiment partager à l'infini les savoirs sans les dégrader.
Rédigé par : JP Corniou | 15 mars 2006 à 21:50
Vous avez tous bien raison et le constat est simple : les médias, qu’il s’agisse de presse et surtout de télévision semblent vouloir ignorer le net. A de rares exceptions près, la plupart récentes et dues en particulier à l’émergence du phénomène des blogs, les journaux et magazines, écrits ou télévisés, ne parlent que rarement de ce qui se passe sur l’internet. Même les sites de presse quotidienne en ligne, à l’exception notable de Libération, ne proposent que rarement des liens vers d’autres sites web. Pire, la télévision semble avoir presque totalement occulté l’existence de l’internet. En France, il y a près de 10 ans, au moins trois émissions régulières, quotidiennes et hebdomadaires, étaient consacrées au multimédia et au cyberspace. Il n’en existe plus aucune aujourd’hui à l’antenne des grandes chaînes nationales. Et lorsqu’on aborde l’internet sur ces dernières, c’est en général via de courts reportages forcément superficiels et pour en souligner les risques ou le côté inquiétant, à coups de réseaux pédophiles démantelés ou d’apparition de nouveaux virus dévastateurs. Il aura fallu attendre juin 2005 pour voir l’une des principales émissions de reportage de la télévision française consacrer un sujet aux blogs en prime time, au moins deux ans après que d’autres aient constaté l’existence d’un tel phénomène au plan mondial.
Cet état de fait est surprenant, d’abord compte tenu de l’ampleur prise par le net dans les usages et les modes de consommation de l’information d’aujourd’hui. Faut-il rappeler que la France compte plus de 25 millions d’internautes ? Faut-il relever l’affluence enregistrée par le site de la Nasa, un milliard de connexions le 4 juillet dernier, jour de la collision programmée entre Deep Impact et la comète Tempel-1 ?
En tout état de cause, les exemples ne manquent pas et démontrent de façon quasi quotidienne qu’un très grand nombre de gens se tournent vers l’internet pour suivre en détail et en direct les événements majeurs de l’actualité mondiale. Sans parler des geeks, l’internet fait partie intégrante du quotidien, dans la plupart des pays industrialisés. Un extraterrestre qui jugerait de l’importance relative des médias humains à l’aune de ce qu’il voit à la télévision aurait pourtant du mal à l’admettre.
Autre source d’étonnement, les médias traditionnels ont depuis toujours l’habitude de se citer mutuellement, et même de se mêler. N’entend-on pas depuis toujours, à la radio, des "revues de presse" quotidiennes résumant ce qui est publié dans les journaux et magazines ? Ne voit-on pas régulièrement des journalistes de presse écrite ou radio intervenir, en tant qu’intervieweurs ou au titre d’experts, dans des émissions télévisées et autres débats politiques ? N’est-il pas fréquent, lors du journal télévisé, de signaler la parution d’un nouveau magazine imprimé ? Ne lit-on pas souvent, notamment dans la presse quotidienne, des chroniques commentant les programmes télévisés de la veille ? Et faut-il évoquer, de surcroît, la multiplication des émissions télévisées consacrées... à la télévision ?
De tout cela, le net est étrangement absent. A l’inverse, les médias traditionnels demeurent la principale source, jamais tarie, qui nourrit les blogs, les forums, voire les sites institutionnels. Mais rien en retour, ou presque.
A part quelques brèves chroniques sur certains talk-shows ou quelques initiatives limitées à de petites chaînes, tout se passe comme si le net demeurait une chose marginale. Un repère de fans d’informatique parlant un langage abscons. Un lieu étrange et virtuel dans lequel on pénètre peu, et dont on considère par principe qu’il n’intéresse pas le "grand public", à commencer par la ménagère de moins de 50 ans. En somme, une boîte de Pandore que l’on évite d’ouvrir et, surtout, qui n’a pas encore véritablement gagné ses galons de "vrai média".
En retour, en vertu d’une réaction quasi physiologique, les internautes les plus fervents - ou les plus jeunes - délaissent les médias traditionnels, à commencer par la télévision. A l’inverse de ce qui se passe avec les autres médias (on achète un journal imprimé pour connaître les programmes télévisés, par exemple), le net est endogame. La principale source d’informations sur ce qui se passe sur le net est le net lui-même. Et plus on s’informe via le réseau, plus on ressent un fort décalage en revenant à l’information proposée par ailleurs.
Ce décalage accentue le rejet des médias traditionnels par une partie des citoyens, qui ne se retrouvent plus dans l’information qu’on leur diffuse. Il n’est pas exagéré de parler d’une fracture. L’information que l’on consomme en ligne n’est pas la même que celle des autres médias, ni dans la forme (avec l’avènement du "sur-mesure" rendu possible, plus que jamais, par RSS) ni sur le fond. Les internautes établissent en permanence leur propre hiérarchisation de l’actualité, souvent très éloignée des Unes des quotidiens et encore bien davantage de l’ordre des sujets diffusés par les journaux télévisés. Du reste, depuis longtemps, les dépêches d’agence, jadis un privilège de journaliste, sont accessibles librement sur la plupart des portails. Chacun va y piocher, avec une immédiateté inédite, l’information qui l’intéresse et qui ne sera souvent reprise que bien plus tard par la presse ou la télévision.
De ce processus naît un décalage qui, par bien des aspects, est inquiétant.
On assiste à une sorte de séparation, en partie générationnelle, entre ceux pour qui le journal télévisé et un quotidien régional sont les principales sources d’information, et ceux qui ne consomment plus, presque exclusivement, que ce qui est en ligne. Comme le souligne Pierre Bellanger, PDG de Skyrock, les 2,5 millions d’adolescents qui animent la communauté Skyblog se sont emparés de ce nouveau média, au point de transformer en profondeur la radio qui en a été l’origine, pour en faire un média nouveau, hybride, dont le web et les téléphones mobiles sont les vecteurs les plus dynamiques.
On peut se demander ce qu’il adviendra de tout cela dans quelques années, quand ces millions d’adolescents, qui publient chaque jour quelques 500 000 billets sur leurs blogs, deviendront adultes. Mais il y a fort à parier qu’ils jetteront un regard sévère sur les "vieux médias" qui les auront tant ignorés.
Rédigé par : anastase1012 | 18 mars 2006 à 10:29
Je pense que ce sujet nécessite, par hypothèse, de prendre un point de vue décalé: regarder le réseau et l'écrit d'écran, non comme des objets isolés, non comme des phénomènes de communication qui feraient basculer une économie des pratiques culturelles, mais comme des médias parmi d'autres, faisant l'objet d'échanges et de réécriture au sein d'autres médias. Je proposerai quelques justifications essentielles de ce choix (soumises à débat):
* si on parle tant d'Internet, s'il n'est plus simplement un réseau local de chercheurs, c'est parce que son existence a été relayée et exhibée par un ensemble de médias socialement plus visibles que lui ;
* s'il porte un nom propre, au singulier et américain, plutôt, disons, qu'un nom commun italien au pluriel, c'est en fonction du phénomène d'uniformisation discursive-médiatique en question;
* l'idée qu'il constitue une mutation civilisationnelle, un basculement vers l'au-delà du régime des médias de masse, a été diffusée par les médias de masse ;
* Internet est pour beaucoup de Français (et aussi pour la majorité des Américains encore aujourd'hui) un objet raconté, réécrit, écrit par anticipation et non écrit ou lu directement ;
* Plus généralement, cet effet, particulièrement sensible pour la majorité de nos contemporains, pour les cyberexclus, est vrai de tout le monde, à des degrés divers, les cyberavertis, les cybermilitants, les cyberexperts. Car le réseau de réseaux, et plus simplement tout écrit d'écran, est invisible en lui-même, il demande pour être manipulé qu'on le donne à voir.
Or je trouve qu'on examine beaucoup trop souvent l'état actuel de l'écriture comme si on avait affaire à un objet disjoint d'un régime médiatique plus général, comme si il s'agissait d'un social autre ou d'un autre du social.
Si je pose la question de cette façon -- qui n'exclut pas l'analyse propre du réseau référé à lui-même mais défend seulement l'idée qu'une telle analyse n'est pas la seule possible -- c'est parce que je partage la conviction formulée par Paul Mathias (La Cité Internet, p. 126): «Les acteurs de l'Internet n'ont jamais que la puissance des répliques suscitées par leur activité tectonique», activité explicitée ensuite dans ces termes: «l'aptitude à s'approprier les ressources des réseaux et à les développer, qu'elles soient intellectuelles et esthétiques, ou bien commerciales, peut seule garantir une manière de présence dans le 'cyberespace'». Mais je suggère que pour analyser le pouvoir d'appropriation, de réplication et d'anticipation des lectures il est nécessaire de ne pas abstraire le réseau des multiples écritures inter-médiatiques auxquelles il donne lieu.
C'est ce regard inter-médiatique, non en tant que méthode de référence, mais en tant que contribution possible à l'analyse, ce décalage du regard, que je voudrais expérimenter ici, en essayant successivement d'explorer les conditions mêmes d'une intermédiatique, de décrire quelques exemples de configurations intermédiatiques et leurs enjeux, d'identifier une formation discursive cohérente de la dénégation savante du média dans le média et enfin d'évoquer, plus rapidement, les effets de la culture triviale sur les conditions mêmes de la recherche sur ces sujets.
Pour laisser un temps suffisant de discussion, je présenterai des propositions de façon aussi directe que possible, sans nuance: ces propositions sont destinés à être critiquées dans la discussion. Je n'évoquerai que les productions écrites des médias de masse (je conserve pour simplifier cette notion qu'on pourrait critiquer): non par principe, mais par nécessité, car je n'ai pas travaillé de façon significative sur l'audiovisuel. Je me demande aussi -- hypothèse à vérifier -- si Internet n'est pas plus particulièrement un objet de réécriture, s'il ne fait pas couler plus d'encre qu'il n'agite de tubes cathodiques. Mais je n'ai pas les moyens de confirmer cette simple impression.
1 Objet exhibé, objet caché
Pour bien définir ce que je cherche à analyser, je distingue deux objets: l'un, que je nomme Internet (à la française, sans article), l'objet construit par la réécriture et le commentaire des médias de masse; l'autre, que je nomme l'Entre-réseaux (cherchant un équivalent très approximatif de ce qu'un Américain peut entendre avec The InterNet), le réseau en tant que lieu d'une pratique effective d'écriture-lecture de certains acteurs.
On peut dire que les dispositifs de l'entre-réseau apparaissent, pour les médias de masse, comme un objet à la fois inouï et non vu. Ces dispositifs sont inouïs, dans la mesure où il est possible de les présenter au public comme quelque chose de littéralement autre que toute pratique culturelle déjà connue (on trouverait d'ailleurs un discours analogue de l'inouï dans l'Année scientifique ou La Nature à propos du télégraphe sans fil à la fin du siècle dernier, car l'inouï se déplace mais se reproduit sans cesse); mais ils ne sont réellement inouïs que dans la mesure où ils sont «non vus», où ils ne font l'objet, ni de pratiques, ni de lecture directe.
Ceci offre les conditions d'un contrat de communication tout à fait particulier: la plupart des lecteurs n'ayant pas de pratique de cet objet, il est possible de l'exhiber, mais de l'exhiber comme secret. Structure initiale dont une série de postures possibles pourront ensuite dériver.
Le commentaire d'une couverture d'Actuel (octobre 1994) sur laquelle on peut voir un message très particulier (soutenu par un arsenal iconique très traditionnel du «moderne») illustre un tel contrat: on lit «apprenez la nouvelle civilisation». C'est un type de message tout à fait nouveau, l'idée qu'on puisse apprendre, et donc enseigner, une civilisation. Non pas enseigner un outil, ou enseigner des contenus de culture, ou enseigner la connaissance d'une civilisation (comme c'était peut-être le projet des humanités) mais enseigner la civilisation elle-même, l'être en civilisation, la possibilité, en somme, de continuer à appartenir au vrai monde intellectuel de l'humanité, de ne pas être à l'extérieur.
Il y a donc là une globalisation, une assomption de la technique à la qualité de représentant et condition d'un ensemble civilisationnel, en même temps que l'ignorance de la culture se voit conférer un statut particulier, non pas celui d'une simple non-maîtrise ponctuelle d'un outil, mais quelque chose comme une ignorance définitive, désocialisante. D'un côté, il y a le profane confus, de l'autre, il y a le dieu caché de la technique, et le média occupe la position intermédiaire de monstrum, donnant partiellement à voir le second au premier.
Cette structure médiatique se traduit très souvent par une formation rhétorique, l'injonction technologique (terme emprunté à Dominique Lecourt) dont une autre couverture, celle de Science et vie micro (avril 1997) donne un exemple significatif: «Internet, il va falloir s'y mettre». On est dans une relation de l'angoisse, voire de la culpabilité, de celui qui ne voit pas par rapport à ce qui devrait être vu, ou par rapport à ceux qui voient. J'observe en même temps que ce discours d'exhibition et d'injonction ne donne pas davantage à voir l'Entre-réseaux: il fabrique une représentation visuelle de l'Internet. Or (ceci demanderait à être confirmé par une enquête plus complète) l'étude que j'ai faite d'un corpus de magazines montre que ce discours sur le radicalement nouveau s'exprime très souvent par un ensemble de stéréotypes visuels particulièrement rétrogrades (en l'occurrence, dans le numéro cité, la représentation du Français par la baguette et le béret, celle de l'Allemand par le choucroute et celle de l'Américain par le hamburger): comme si le discours de la disparition des frontières et de la matérialité servait de support à une réactivation des images les plus réactionnaires. Un autre trait souvent observé est la dissociation de l'iconique et du discursif: souvent, les textes d'articles sont nuancés, problématiques, tandis que l'illustration et les gros titres énoncent sans retenue l'injonction technologique.
La structure intermédiatique ici esquissée place sans doute les médias «traditionnels» dans une situation très particulière. La couverture d'un numéro spécial de Télérama sur le multimédia présente un caractère paradoxal très marqué. Son titre pose une relation de distance par rapport à l'univers décrit («Le délire multimédia»), tandis que son sous-titre présuppose une relation de contact («Tout pour s'y retrouver»), selon les catégories créées par Denis Bertrand pour différencier les contrats de communication de presse télévisuelle: le caractère attracteur et absent de l'objet semble imposer un non-choix entre la fascination, la nécessité d'entrer et l'ironie, la prise de distance vis-à-vis d'un fantasme.
2 Quelques configurations
(Cette partie consiste en une série de commentaires de documents mettant en évidence quelques formes inter-rhétoriques liées aux façons de réécrire le réseau dans les médias de masse: graphiques didactiques, documents métatextuels de type «morceaux choisis», inscription de signatures visuelles empruntées au «Web» dans les maquettes de documents de presse. Ces formes peuvent être analysées techniquement, comme témoignant des médiations sémiotiques et rhétoriques liées à une représentation schématique ou à une métatextualisation de l'Entre-réseau, et idéologiquement, comme signes de diverses inscriptions imaginaires sur un objet privilégié, les deux dimensions s'alimentant mutuellement).
3 Un discours de bonne nouvelle
Au sein de l'ensemble large de ces productions médiatiques, inscrites à mon avis dans la structure inter-médiatique décrite précédemment mais prenant des formes et soulevant des enjeux très divers, on peut identifier quelques configurations discursives assez stables et très systématiquement réitérées sur des supports divers: la presse grand public, les manifestations politiques et culturelles, les documents technocratiques. Ces discours donnent un contenu à la proposition première identifiée précédemment, celle que l'arrivée de certains objets entraînerait une mutation civilisationnelle, un basculement d'un ordre de la culture à un autre.
Ce discours est reconstruit dans sa cohérence, à partir de deux corpus d'extraits, le premier rassemblant diverses réécritures de l'histoire des systèmes d'information, le second décrivant les diverses composantes d'une représentation dé-médiatisante des médias.
Le discours sur Internet et le multimédia ont suscité un topos extrêmement fourni de développements destinés à réécrire l'histoire des médias. Or cette réécriture est marquée par une contradiction étonnante; d'un côté, tous les textes disent la même chose: ils valident le caractère culturellement décisif d'une mutation actuelle, due à l'innovation technique, par la référence légitimante à un événement passé, présenté lui-même comme un basculement; de l'autre, ces textes, qui structurellement disent la même chose du média (qu'il ouvre un ordre nouveau de la culture) se réfèrent à n'importe quel moment de l'histoire des systèmes d'information, et même de l'humanité: changements de forme du livre, passage du manuscrit à l'imprimé, du volumen au codex, création de la bibliothèque d'Alexandrie, changement de système de l'écriture, invention de l'écriture elle-même, découverte du feu. Cette réécriture produit donc, chez les auteurs à la mode, une sorte d'anamorphose de l'histoire des systèmes d'information: comme si la mutation actuelle pouvait représenter à la fois l'idée de toutes les autres, étant le changement absolu; aussi ces annonces ne conduisent-elles pas à une relecture des historiens de l'écriture, du livre, de la bibliothèque, dont les travaux montreraient le plus souvent le contraire de ce que l'annonce de mutation met en avant (je ne reprends pas cette analyse que j'ai proposée dans le numéro 85 de la revue Strumenti critici) et dont la relecture attentive serait indispensable pour caractériser le réellement nouveau.
En effet, ce discours, loin d'inscrire les enjeux actuels dans une réflexion réelle sur l'histoire des médias (dispositifs techniques), des signes, des pratiques de diffusion et de qualification des textes, est porteur d'une conception de la culture selon laquelle un média inouï serait désormais capable de supprimer la médiation, de permettre une communication transparente, immatérielle, horizontale, immédiate. L'univers interconnecté serait réfracté dans les réseaux, permettant une communication sans opacité, sans hiérarchie, bousculant la division auteur/lecteur, supprimant la distance entre le signe et le réel, permettant le partage généralisé d'un même contexte (ce qui suggère que le média contiendrait désormais le monde entier, mais doté de lisibilité et de socialité). On trouve ce discours, très cohérent, signé de philosophes renommés dans la presse (peut-être a-t-il été réécrit par les journalistes); on le trouve dans divers documents technocratiques. Or ce discours, inscrit, peut-être à dessein, peut-être inconsciemment, dans le projet séculaire de la télécommunication (assurer une communication des pensées) est porteur, paradoxalement, dans son annonce médiatique et à propos de son objet médiatique, d'une négation de la médiation: matérialité des signes, intermédiaire des institutions, production de l'interprétation, construction des contrats de communication.
4 Les chercheurs sont-ils concernés ?
Graduellement, l'analyse intermédiatique ici proposée se déplace, des formes les plus «populaires» (au sens du marché des médias) de communication vers un discours qu'on pourrait qualifier de mixte, celui de l'expert-philosophe et ses nombreuses retraductions plus ou moins gauchies par les idéologues, journalistes, politiques, commerciaux. Une question essentielle se pose à partir de là: ce qui est décrit jusqu'ici (la construction triviale de l'objet Internet) concerne-t-il une question plus ou moins annexe, méprisable, en tout cas extérieure au travail de recherche, ou bien y a-t-il un lien entre la compréhension et la critique de ces phénomènes et notre possibilité d'analyser réellement les changements en cours? La saga d'Internet a-t-elle quelque chose à voir avec notre possibilité de penser l'Entre-réseaux ?
Ma réponse est oui, réponse de conviction, pour le moment, plus que de démonstration. Je vous en soumets les raisons.
Les chercheurs qui s'emploient à analyser les pratiques de l'Entre-réseaux, ceux qui expérimentent de nouvelles écritures, ceux qui cherchent à caractériser une sémiotique de l'écrit d'écran, ceux qui construisent des dispositifs permettant telle ou telle forme d'écriture ou de lecture travaillent dans des problématiques qui ont une histoire et selon des programmes qui ont une histoire, ces histoires sont liées au développement des récits et images évoqués plus haut. En particulier, l'ensemble du vocabulaire par lequel sont caractérisés et saisis ces objets (largement commun à la presse et aux études spécialisées) est pris dans les rhétoriques et les imaginaires décrits précédemment. La raison principale en est que les textes dans lesquels se sont mises en place ces terminologies étaient souvent régis par des conditions de validation hybrides: il s'agissait à la fois de définir et de comprendre des phénomènes, de promouvoir des dispositifs et de justifier des projets et des financements. C'est pourquoi l'ensemble des terminologies qui sont censées décrire la spécificité de l'écrit d'écran et de réseau est chargé de cet imaginaire.
On pourrait ainsi commenter par exemple les termes suivants: immatériel, transparence, non-linéarité, intuitif, hyper-, multi-, navigation, interface (appliqué indifféremment au lien entre deux systèmes automatiques et à la structure visuelle des documents donnés à lire), etc. Tous ces termes, métaphorisateurs, effacent la dimension de médiation matérielle et symbolique de l'écrit, tendent à rendre encore plus invisible la nature des objets et ordres de l'écrit.
Un exemple particulièrement intéressant est fourni par le statut, en médias de masse, en discours techno-économique et en recherche d'un terme comme celui d'«interactivité». Celui-ci construit une ambiguïté rhétoriquement utile mais interpose entre le chercheur et son objet l'apparente évidence d'une métaphore. En effet, à partir d'une analyse rigoureuse (philosophique,sociologique,psychologique, technologique) il est impossible d'attribuer à un automate un concept d'action. Pourquoi, dès lors, continuer à employer le terme d'«interactivité» pour qualifier des questions relatives, soit à la conception logique des systèmes, soit à la nouvelle nature des initiatives d'écriture et de lecture, soit à l'organisation du texte et à la distribution de ses éléments visibles et invisibles? L'histoire des analyses produites en sciences de l'information et de la communication pour donner un sens réel au concept d'interactivité (soit en l'opposant à l'interaction, soit en distinguant diverses formes d'interactivité) ne manifeste peut-être que l'embarras des chercheurs, occupés par l'élaboration d'un tout autre projet, à faire avec une terminologie qui, au fond, nie leur propre travail. On peut suggérer qu'un travail un peu systématique pour analyser les phénomènes de réécriture et comprendre les statuts successifs des discours et terminologies nous aiderait à prendre une distance vis-à-vis d'une apparente évidence des termes, images et formes narratives et donc à mieux construire les moyens de voir, décrire et utiliser l'Entre-réseaux. Car décider de penser ailleurs que dans l'interactif demande que ce que dit l'interactivité, et où elle le dit, soit reconnu, comme il a fallu analyser la métaphore de la traduction en vulgarisation pour poser une réelle pensée critique de la réécriture triviale des savoirs.
Si l'on me suit jusque là, l'analyse des écritures inter-médiatiques et triviales d'Internet et de l'Hyper-Multimédia (réécritures et écritures par anticipation) ne se situe pas à côté d'une pensée et d'une pratique critiques de l'Entre-réseaux et de l'écrit d'écran: elle en constitue un moment structurant.
Rédigé par : fp | 18 mars 2006 à 11:02
internet mais c'est la biblothèque de Babel imaginée en 1941 par Jorge Luis Borgès :
"Tout : l'histoire de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres. "
Rédigé par : François | 18 mars 2006 à 14:00
Il y a à peine 5 ou 6 ans, l'avenir d'internet en général et du web en particulier semblaient tout tracés : des débits de plus en plus rapides allaient permettre de sortir du carcan de l'html, on allait voir exploser les sites multimédias interactifs, les web-TV, les voice-mails, le web par la voix et quantité de choses promises par les start-up de l'époque et les utopies d'alors sur les "autoroutes de l'information".
Plus politiquement, le web et internet semblaient voués à n'être qu'un instrument marchand, un espace uniquement capitaliste (et parfois pédo-nazi terroriste). Le Réseau des réseau serait bientôt entièrement aux mains de quelques groupes financiers et finalement, son développement ressemblerait à celui des TV-networks états-uniens.
Et pourtant...
Qu'a-t-on aujourd'hui ? On a une explosion de l'écrit : blogs et wiki, les nouveaux outils à la mode, sont des odes à l'écrit, personnel ou collaboratif. Partout dans le monde (connecté, ça va de soi), la prédominance de l'écrit continue par rapport à la vidéo et au son, qui ne sont que des compléments. Rien n'est aussi souple que l'écrit : on peut le copier, le tronquer, le modifier, l'augmenter... tout ceci est impossible avec la vidéo et le son sans des connaissances et des outils adéquats.
Un blog s'ouvre toutes les 7 secondes dans le monde (sans présager de sa qualité, bien entendu), l'encyclopédie collaborative et libre Wikipedia contient plus d'un million d'articles en plus de 25 langues (dont 85 000 en français). Le courriel avait réhabilité la correspondance, le blog réinvente le carnet de voyage, le journal de bord, le carnet de notes.
Conformément aux prévisions, les débits ont augmenté. Mais ils ne servent pas tant pour le web que pour l'échange de fichiers via des plateformes de P2P qui échappent complètement à la logique marchande. Les tentatives pitoyables des lobbies musicaux et cinématographiques, avec Pascal Nègre en fer de lance, pour préserver un modèle économique moribond, sont vouées à l'échec à long terme.
Des sites qu'on pourrait qualifier de "citoyens" ont éclos un peu partout, montrant que le web n'était pas qu'une immense vitrine mais pouvait et allait devenir une nouvelle agora. Même les plus réticents des groupes politiques ont fini par investir le web pour trouver de nouvelles formes de communication et de militantisme envers l'électorat potentiel.
Alors certes, le réseau physique, sans lequel je ne pourrais même pas imaginer envoyer un courriel ou publier sur un blog, appartient à des entreprises privées comme Cisco, quasi monopolistique. Certes, 95 % des systèmes d'exploitation dans le monde sont la propriété d'un seul et unique éditeur.
Mais quelle différence avec ce qu'on nous avait promis en 1998 ! Les trois quarts des serveurs sont libres grâce à Apache, le navigateur Firefox gagne très rapidement des parts de marché, Linux devient de plus en plus simple d'utilisation et la bataille des brevets logiciels est en passe d'être gagnée en Europe.
L'utopie d'un espace avec toute la connaissance humaine à disposition est en passe d'être réalisée. Je ne me fais aucune illusion sur les intérêts commerciaux de Google à mettre en ligne 15 millions de titres libres de droit, ni sur le fait qu'avoir accès à la connaissance n'implique pas forcément pouvoir s'en servir, ni d'en avoir les capacités et l'éducation nécessaire.
Je me dis juste que, peut-être, nous allons réussir à désacraliser internet, nous le réapproprier ainsi que le reste de l'informatique.
Rédigé par : AL ABDUL SALAM | 18 mars 2006 à 15:09
souvenir
Au mois d’Octobre 1969, dans la salle 3420 de l’Université de Californie Los Angeles (UCLA), le professeur Leonard Kleinrock, venu du MIT (Massachusetts Institute of Technologie), et les universitaires Stephen Crocker, John Postel, Michael Winfrield et Vinton Cerf scrutent anxieusement un écran d’ordinateur. Cette journée constitue le test d’années de recherches. Ils viennent à l’instant de taper la première lettre du mot « log in » (signifiant entrer). Leur ordinateur est connecté, pour la première fois, à une autre machine au Stanford Research Institute (SRI), à Menlo Park, et ils sont simultanément en liaison téléphonique avec leurs collègues là-bas, ceux-ci devant confirmer l’apparition de la même lettre à l’écran. Depuis l’UCLA, l’étudiant Charles Klin demande à un chercheur de l’équipe de Doug Engelbart : « Avez-vous eu le L ? ». Quelques fractions de secondes après l’envoi, à 600 kilomètres du lieu d’émission, les universitaires de Stanford acquiescent, la lettre « l » vient de s’afficher. L’expérience est unique. C’est au tour de la lettre « o », la réponse est également positive. L’équipe tape alors la lettre « g », mais le système tombe en panne. Il s'agissait pourtant d’une victoire, et leur sentiment devait être à cet instant celui de tout pionnier, même s’ils ne pressentaient pas encore l’ampleur mondiale que prendrait leur découverte.
Rédigé par : leonid | 18 mars 2006 à 23:52
L'Internet constitue un moyen pour envisager une question lancinante: que se passe-t-il en ce moment entre les Hommes, au moins dans les sociétés du monde appelé occidental, de si neuf et particulier que tout leur semble avoir changé et continuer de changer? Le propos exprimé dans les pages qui suivent n'a pas pour but d'y répondre, mais pour programme de montrer des pistes de réflexion et de recherches.
Les changements qu'a vus le XXe siècle sont innombrables et variés, touchant la vie privée comme publique, les modes de vie et les apprentissages, la constitution des sujets individuels comme les échanges. Ce sont ces derniers qui nous retiendront.
À la veille de la Première Guerre Mondiale, comment les Hommes échangeaient-ils? D'abord par la parole orale. La parole en situation de co-présence constitue, par définition, le lieu où se forge l'identité sociale de tout sujet humain: l'enfant y apprend son nom, les noms et les titres de ses proches, sa place parmi eux, il apprend non seulement à dire "je" mais encore que tout le monde qui parle dit le même "je"; il enregistre la langue dans laquelle, peut-être, il en viendra à transmettre les mêmes données à ses descendants - mais peu importe que ce soit la même langue, car il s'agira du même processus. L'enfant accueille encore les façons de parler: le supérieur coupe la parole de l'inférieur, hommes et femmes sont différents dans la parole, les enfants ne doivent pas tout dire et auront plus de droits quand ils seront grands, etc.
La parole vive, tout au long de la vie d'un sujet, demeure omniprésente: dans la sphère privée et surtout dans la vie politique, car tout groupe en tant que groupe dispose d'un lieu où se prennent les décisions qui le concernent - prise de décision qui se fait toujours dans la parole, il y a dix mille ans comme de nos jours. Si l'apprentissage de la parole et de la langue se construit dans une relation de dépendance, de soumission de l'enfant aux règles grammaticales et sociales, et donc dans une verticalité incontournable, l'usage de la parole politique peut répondre à une autre organisation: élaborer et discuter de projets et d'actions, dans un régime républicain ou démocratique, dans des groupes informels ou des partis, se fait sur un plan horizontal. Parle qui a quelque chose à dire, ayant obtenu par sa présence au sein d'un groupe la possibilité de le faire. La parole politique ne s'inscrit pas par définition dans l'axe vertical de l'acquisition linguistique, elle constitue une construction sociale volontaire qui le négocie, le contrecarrant ou le déployant. Si certains régimes politiques s'appuient sur l'axe vertical et le renforcent, ainsi l'autorité d'un roi sacral entretient des relations avec une parole, une élection et une révélation divines, républiques et démocraties se fondent sur le caractère universel de la parole et valorisent l'horizontalité de son usage politique.
Quelles que soient les solutions, les façons de parler ont a priori toutes les chances de rester stables, semblables à elles-mêmes sur de longues périodes de l'histoire.
Au XXe siècle, ce ne fut pas le cas.
La parole orale a changé parce que la démocratie a fait oeuvre de nivellement, parce que les classes sociales ne sont plus les mêmes, parce que tous les enfants sont allés à l'école, certes. Mais elle a surtout changé parce qu'elle ne s'inscrit plus dans le même système des échanges. Jusqu'à l'invention du télégraphe et du téléphone, ce système des échanges linguistiques se limitait à l'équilibre entre parole orale et texte écrit; on confiait depuis des siècles à l'écriture les fondements du social (religion, constitutions politiques, titres), leurs prolongements et le savoir qui permet de les comprendre (journaux, livres), des actes de la vie économique et sociale (documents notariaux, lettres d'affaires et d'amour).
À l'opposition oral-écrit s'ajouta un troisième terme: la parole téléphonique. Orale, elle n'en est pas moins fondée sur une technique dont les inventeurs, promoteurs et installateurs savent lire et écrire. Il exista dès lors au moins deux oralités: la première, liée au corps et à la co-présence, et la seconde, déliée de la présence, dépendant de techniques savantes dont l'utilisateur peut tout ignorer. Le téléphone, bien implanté aux États-Unis dès la fin du XIXe siècle, changea les usages de parole: on alla droit au fait, parla plus vite et plus clair pour économiser temps et argent, on évita les formules élégantes, souvent ambiguës, car la compréhension effective de ces expressions nécessite le contexte de leur énonciation, signes du visage et du corps et audition parfaite que le téléphone ne donne pas. La parole téléphonique permit et développa les échanges factuels de données (santé, départs, décès, du côté de la vie privée; prix, découvertes, mise en ventes, etc. du côté de la vie économique; alliances, défections, manoeuvres du côté de la vie politique): elle fut d'emblée beaucoup plus proche de la monnaie, médium des échanges économiques, que de la littérature. Le concept d'information qui régit toutes nos analyses de l'Internet et des échanges, n'eût jamais pu naître sans l'existence du téléphone, qui compte le temps où l'on parle, matérialisant les impulsions. Pour une part, la parole allait désormais appartenir à la technique.
Le téléphone ouvrit une brèche dans laquelle se sont engouffrées la radio, la télévision, puis l'Internet. Le téléphone permet à deux personnes de s'entretenir, qui, même si elles ne se connaissent pas, ont un objet de parole en commun, celui qui a justifié l'appel téléphonique. Le plus petit contexte possible de la parole téléphonique consiste en la parole elle-même. Si l'on compose un numéro au hasard, si quelqu'un décroche, une conversation peut s'engager et la séquence dialogique: "J'ai fait votre numéro par hasard", "Ah bon" constitue une amorce de relation d'où le hasard a déjà disparu. Le fait de se parler, d'être dans l'échange de parole vive signifie la construction d'un contexte.
La radio, je ne prendrai ici en compte que la transmission en direct, diffusée sur le mode one to many, s'adresse à des auditeurs indéfinis. Y a-t-il un contexte à la parole radiophonique? L'auditeur entend la voix de personnes a priori inconnues, hommes politiques, comédiens, chanteurs, journalistes, célébrités diverses. La radio donna donc dès les années 30 l'impression qu'une chose parlait à la place d'un corps doué d'une âme humaine, rappelant soudain une vieille question des Hommes: d'où vient le nom des choses, est-ce que les choses portent un nom propre que nous appelons nom commun, est-ce qu'elles "parlent", est-ce que certaines personnes savent entendre "parler" les choses? Il y a un aspect extrêmement irrationnel à la transmission radiophonique de la parole.
Par rapport au téléphone, le speaker radiophonique et l'auditeur ne partagent pas la parole, puisqu'un seul des deux s'exprime. Auditeur et speaker se situent dans ce que la parole suppose de verticalité. L'enfant apprend à parler par l'ou?e, que l'on corrige et limite, entend l'autorité, l'expression des liens sociaux et du savoir. Il me semble que la machine qui parle se trouva prise dans le caractère vertical de l'accès à la parole, où s'affirment des énoncés d'autorité.
Mais il y a plus. L'absence de tout contexte immédiat à la parole radiophonique, l'existence d'une parole dépourvue d'intention apparente, au contraire de celle qui emploie le canal du téléphone, a le résultat suivant: le lien social se trouva condensé et concentré en la langue. Un regard sur les programmes radiophoniques au moins français des années 30 à 60 montre la grande quantité d'émissions théâtrales et littéraires, d'émissions à base de sketchs distrayants ou critiques, ce qui ne s'explique pas seulement par la volonté de distribuer la culture et de divertir. Il s'agit aussi d'une politique de la langue.
Enfin, les voix qui sortent d'une boîte disent des choses que les pauvres humains limités à leur contexte immédiat de vie sociale et matérielle, à l'étroitesse de leurs expériences, ne peuvent ni voir ni savoir: ces voix venues d'ailleurs semblent entretenir un rapport avec l'inconnu, avoir des accointances parmi l'invisible.
Dans les années précédant et pendant la Seconde Guerre mondiale, la radio représenta une parole aux fondements neufs et impensés, ce qui explique en partie qu'elle constitua le support privilégié de toutes sortes de propagandes.
À première vue, la télévision, qui investit la vie sociale à partir des années 50, semble moins irrationnelle pour ce qui concerne l'environnement de la parole: que la transmission soit en direct ou en différé, les personnes que l'on voit sur l'écran et dont on entend les voix semblent situées dans un environnement reconnaissable: la rue ou un lieu public (il y eut davantage d'émissions prises sur le vif de la vie sociale, non artificielles, aux débuts de la télévision que de nos jours, du moins en France), un bureau, un studio, un plateau, etc.
Mais, comme le dit George W.S. Trow: "La télévision travaille à établir (...) un contexte sans contexte et à en tenir la chronique." Trow décrivait en 1980 la télévision des États-Unis d'Amérique et pensait qu'elle se situait entre le lieu intime de chaque vie subjective et la masse des deux cent millions de citoyens, dont tout membre de la société étatsunienne a conscience. Il ajouta en 1997: "les deux échelles de la vie américaine, celle de l'intimité d'un individu isolé et celle des deux cent millions s'étaient tellement écartées l'une de l'autre que quelque chose devait nécessairement apparaître entre les deux". Pour mes affaires de parole (acte de parler dans une langue selon les habitudes sociales d'une culture donnée) et de langue (système fait de signes et de règles), l'intuition de Trow est fort opportune. Après que la langue, grâce à la parole radiophonique, a représenté le noyau du lien social, la télévision statue de son origine. Le contexte télévisuel est flou, inconsistant, reconnaissable mais sans substance, tandis que le message revient à un mythe sur le fondement linguistique du lien social: la langue est oeuvre commune des locuteurs natifs, elle prend naissance dans un monde toujours présent et comme parallèle au monde réel, à l'intersection d'une subjectivité individuelle et d'une collectivité insaisissable; les Hommes font leur langue, elle se fait parmi eux, les relie et la télévision les montre en train de la tricoter.
Toutes les sociétés humaines, bandes, groupes, cultures et civilisations, donnent à la langue et à la parole (cet ensemble que j'appelle ici le langage) une origine, une raison d'être là - et expriment cette origine et cette raison par des mythes. L'image télévisuelle montre les Hommes (se) parlant, fondant l'humanité du langage, de façon d'autant plus efficace que le contexte n'a nul besoin d'être précis et véritable. Il me semble que la télévision a rabattu l'une sur l'autre verticalité et horizontalité de la langue et de la parole et que la transmission de la langue et des usages se fit, dès les années 70, autant au sein de la famille que devant le petit écran. On peut tout à fait envisager le désir de tant et tant de citoyens du monde occidental d'apparaître à la télévision, dans une émission quelconque, comme l'expression de la volonté de participer à cette fondation. On me rétorquera que la télévision s'est déployée dans des sociétés démocratiques et que le désir populaire d'y apparaître revient aussi à une volonté de participer à la notoriété démocratique; je répondrai qu'il s'agit du même phénomène, envisagé sous deux de ses nombreux aspects.
Certains auteurs reprochent aux médias de ne pas donner une version des faits, mais d'inventer un réel nouveau, et dénoncent l'irréalité de la vie moderne, arguant qu'une personne qui prend son parapluie le matin ne le fait plus après avoir observé la couleur grise du ciel, mais après avoir pris connaissance de la météo. Pour les modernes, il apparaît que le ciel de la météo n'a plus rien à voir avec le ciel de la nature.[4] Cette critique aux médias modernes constitue tout aussi bien une critique du langage: "ciel" en français, "sky" en anglais, ne sont pas le ciel de la nature, l'espace dans lequel se meuvent les astres et les planètes, dont la terre, espace infini que les humains conçoivent comme au-dessus d'eux, le percevant comme limité par leur horizon, ce qui n'est pas vrai. Les médias modernes amplifient la puissance contrefactuelle propre aux langues naturelles. Je veux dire que les mots des langues sont arbitraires et que l'arbitraire du signe linguistique constitue une machine à fabriquer des mondes qui ne sont pas le réel, mais le réel pour les Hommes.
La technique s'est emparée de la parole, le plus vieux moyen d'échange, le plus fondamental aussi, celui dans lequel les Hommes peuvent se reconnaître comme tels. Le téléphone s'imposa dans les affaires, faisant sentir comme un acte monétaire dans l'échange linguistique. L'autorité de la nomination et du savoir, loin de ses ancrages antérieurs, parole et écriture, investit des machines. Dans l'image télévisuelle, le langage parut comme sortir des Hommes en train de (se) parler. Il convient de prendre très au sérieux ces transformations: elles sont en première ligne dans les difficultés qu'ont rencontrées et que rencontrent les familles, depuis le début des années 60, à exprimer l'autorité parentale, les professeurs à enseigner aux jeunes, les hommes et les femmes à faire valoir leur point de vue d'hommes et de femmes dans l'égalité des statuts.
L'Internet transforme encore ce paysage complexe et déroutant. Il signifie un retour en force de l'écriture.
Celle-ci subit, comme la parole avec le téléphone des décennies auparavant, l'usure des rhétoriques: on écrit sur le réseau comme on parle, s'adressant à l'autre ou aux autres sans formule de politesse et de salutation différente d'un simple "Bonjour", grammaire et orthographe y évoluent sous nos yeux - dans la graphie du français les accents disparaissent, les oppositions singulier-pluriel et masculin-féminin tendent à être délaissées, tout comme le système complexe des temps verbaux exprimant le passé, la ponctuation se limite au point, etc. Je ne mets dans ces remarques aucune amertume, car il est clair que l'orthographe délirante du français devait être simplifiée. Elle va changer, par force, sous la pression de l'écriture réticulaire, mais hors contrôle et irrationnellement.
L'on écrit vite, comme on clique - et cliquer tient davantage du réflexe que de la réflexion. Écrire sur le réseau (courriel, chat) se trouve à mi chemin entre parler dans la situation de co-présence et composer un texte, au sens littéraire et au sens de l'art de l'imprimerie. Comme souvent dans la parole, l'urgence du temps concentré de l'échange l'emporte sur la réflexion, l'émotion règne dans la réaction aux messages qui nous parviennent et des erreurs se glissent qui tiennent au clic et sont autant de lapsus; par ailleurs, écrire sur le réseau nécessite l'application d'un grand nombre de codes, comme il en existe dans la composition littéraire, imprimée et postale d'un texte, mais c'est la machine qui les gère, car les langages, logiciels et protocoles nécessaires à l'écriture réticulaire consistent en ces codes.
L'Internet, qui naît quand l'horizontalité de la parole parmi les hommes est un fait acquis - un fait de civilisation télévisuelle, la réalise, la donne à voir et la substantifie par l'écriture. La structure horizontale et non centralisée des réseaux, leur indépendance par rapport aux États, mettent en oeuvre visible, technique, commune que le langage, les langues, la parole et leur visibilité graphique n'ont pas une origine divine ou mystérieuse, mais que l'Homme se les donna à lui-même et continue de se les donner. La "démocratie de l'Internet", grandement célébrée, l'est souvent à tort, car elle n'est pas politique au sens propre. L'Internet montre la condition, dans le langage, d'une démocratie politique réelle historique: il ne peut exister de démocratie que si la possibilité de parole appartient aux acteurs politiques sans distinction, de race ou de sexe, sans distinction venant de la nature.
Mais cette horizontalité même prend sens de façon nouvelle et se trouve quasi symbolisée dans l'imaginaire de chacun. Les réseaux semblent vibrer d'une parole sans voix, sous-jacente et contenue car écrite, mais omniprésente et infiniment disponible, tant et si bien qu'ils paraissent matérialiser une invitation permanente à l'échange, substantifier l'intention de parole qui en chacun ne demande qu'à s'actualiser. Sur le réseau, chacun, quand il le désire, peut extérioriser son intention de parole grâce à son ordinateur, lequel est à l'occasion senti comme une extension de son cerveau gauche. L'échange met en jeu des absents-présents, des sujets éloignés dans l'espace, appartenant à des cultures différentes mais partageant cette forme appauvrie d'anglais qui est la lingua franca des réseaux.
Les transformations que nous vivons ne tiennent pas seulement à celles qui ont affecté la parole depuis le début du siècle dernier. Il convient de prendre aussi en considération les changements que l'on observe dans la monnaie.
À la veille de la Première Guerre mondiale, l'or constituait le fondement des monnaies européennes et américaine: l'étalon or régnait, des pièces d'or circulaient et les billets étaient immédiatement convertibles en or, sur simple présentation à la banque. La Guerre fit disparaître cette convertibilité-or des monnaies d'Europe, ce qui eut diverses conséquences; pour ce qui nous concerne ici, retenons que seul le dollar des États-Unis resta convertible et que les monnaies européennes se rattachèrent à lui, qui devint leur étalon. Mais à l'ombre du dollar étasunien, l'or continuait de constituer le référent matériel des échanges économiques.
Parallèlement, le XXe siècle vit la démocratisation des comptes bancaires et de la pratique du chèque. Attardons-nous un instant sur ce que peuvent signifier les billets et les chèques.
Le billet n'a pas de valeur en soi: ce n'est que du papier - un papier rare, difficilement imitable, mais du papier quand-même. Il n'a comme valeur que celle que lui attribue l'ensemble social où il fonctionne comme moyen des échanges, où l'on considère qu'il n'est pas un simple bout de papier. Le billet matérialise cet ensemble social et donne à voir ses fondements par les images qu'il porte: portraits des pères fondateurs aux États-Unis, figure du Roi ou de la Reine au Royaume-Uni, symbole féminin de la République française, symbole de l'Empire en Allemagne, etc. Par les textes qu'il donne à lire, il établit l'autorité étatique dans la langue de l'État, source de valeur et garantie du papier monnaie.
Le billet de banque constitue une unité de compte, il est inscrit de chiffres et matérialise des nombres. Ces nombres sont des nombres entiers de la monnaie de base et non pas des fractions: il y eut, de façon générale, des billets pour les dollars, les livres, les francs et non pour les cents, les pence et les centimes. De plus, ces nombres entiers représentent l'unité monétaire et ses puissances de 10 (sauf pour le système monétaire anglais jusqu'en 1976).
Le papier monnaie est en quelque sorte doublement abstrait; ce n'est qu'un signe sans valeur intrinsèque et le nombre qu'il représente joue encore, à son niveau, le rôle d'une référence: il ne s'agit pas d'un nombre quelconque (par exemple: 247, 31605), mais de l'unité ou d'une puissance de 10. Il est clair que le prix d'un bien, calculé sur le coût de production et de diffusion du bien en question, à quoi s'ajoutent les bénéfices, n'a a priori aucune raison de constituer un nombre rond multiple de 10. Le billet substantifie un nombre qui appartient à la structure arithmétique du système décimal.
On se souvient que le système décimal fut adopté par les divers États au cours du XIXe siècle, après qu'il a été imposé en France lors de la Révolution. Alors que l'Ancien Régime tirait de multiples profits des nombreux modes de mesures qui foisonnaient en Europe et qui faisaient régner de l'arbitraire dans les échanges et les estimations, le système décimal rend manifeste l'égalité des Hommes devant la loi arithmétique. Or, qu'il s'agisse des États-Unis ou des États européens après 1917, c'est l'État qui frappe monnaie, imprime les billets, autorise les banques et établit la relation entre la monnaie et l'or. Responsable de la convertibilité-or de ses émissions, des figures représentées sur le papier, enfin de la structure arithmétique d'engendrement des nombres, les États ont établi une relation directe entre le système décimal, les figures emblématiques de la communauté nationale et l'or, métal brillant, rare, précieux et inaltérable et traditionnellement associé à des puissances supérieures à l'Homme (le soleil, les dieux, l'amour, l'éternité).
Le chèque s'inscrit dans cet ensemble et y ouvre un autre espace: le client d'une banque, sur un papier spécifique à en-tête de cette banque, écrit lui-même la somme qu'il doit; le nombre correspondant à cette somme appartient a priori à l'ensemble infini formé des nombres entiers et des nombres fractionnaires ayant 100 comme dénominateur (dans le cas où la monnaie divisionnaire est calculée sur la centième partie de l'unité). Il écrit des nombres en quelque sorte contingents ou accidentels (comme 247, 31605) et pas seulement des nombres structurels ou formels (comme par exemple 1, 10, 200, 3000, 40000, etc.).
Le chèque ne représente pas seulement de la monnaie pour un échange précis, mais encore de la monnaie quasiment émise par chaque acteur économique. Tel client d'une banque qui dispose d'un carnet de chèques émet en quelque sorte "sa monnaie", sachant bien que le carnet lui est donné dans la mesure où il a des fonds, que les banques sont reconnues par les États, que les monnaies sont nationales. Mais la signature du client garantit que c'est bien lui qui émet et non pas un autre.
Mais les Hommes du XXe siècle n'ont pas seulement échangé avec des pièces, des billets et des chèques, des nombres et des chiffres écrits: ils ont pensé leur monde avec des chiffres.
La science physique prit la place de la théologie dans l'explication de la création: elle raisonne depuis Newton sur la mathématisation du monde. Mais si Newton voyait encore la main de Dieu dans l'équilibre des corps célestes et l'attraction universelle, elle a disparu pour la physique contemporaine. La sociologie, par exemple Le Suicide de Durkheim, qui repose sur les enquêtes et statistiques, a inscrit le nombre comme paradigme pour penser l'Homme - les citoyens se voient eux-mêmes dans les pourcentages. Les individus sont représentés par des chiffres: leur date de naissance, leur adresse, leurs numéros de téléphone, de comptes bancaires, de police, d'assurance, etc.
Les billets répandirent l'usage d'une monnaie fiduciaire et abstraite, les chèques celui d'une monnaie écrite par les utilisateurs, ce qui eut un immense impact social et mental et mit les nombres et leur structure arithmétique au centre non seulement des rapports humains, mais des définitions des sujets.
Tant que dura la convertibilité-or des monnaies, puis seulement celle du dollar, les nombres et leur structure furent comme rapportés à l'or: ils portaient en eux quelque chose de cette matière stupéfiante, dont l'inaltérabilité évoque la vérité pure, hors de toute contingence. Critiquant la croyance en la vérité chiffrée des sociologues et des démographes, M. Cicurel,[6] lui-même démographe, parle du "vertige exquis des chiffres inéluctables".
Le 15 août 1971, abruptement, Richard Nixon défit la convertibilité-or du dollar: les monnaies allaient trouver leur référence entre elles, se fonder sur les rapports économiques que développeraient les citoyens à l'intérieur des différentes nations et les nations les unes avec les autres. Dès lors, les monnaies, au moins les monnaies européennes et le dollar,[7] "flottèrent". En même temps, l'or devint une matière comme les autres, vendable et mesurable, dépourvue de son ancienne qualité d'étalon de la valeur, de substance matérielle et pourtant transcendantale.
C'est donc aussi ce qui arriva aux nombres: finie la relation monétaire et arithmétique à l'or, les nombres parurent au fil des années humains et imparfaits, utiles mais à chaque fois discutables, comme les mots. Si le citoyen des trois premiers quarts du XXe siècle avait cru que la mathématique et sa raison, c'est à dire les nombres et leurs relations, constituaient la clé du réel, les choses en allèrent peu à peu autrement aux yeux du citoyen de la fin du siècle. Pour autant que la documentation française me le fasse connaître, c'est dans les années 80 et 90 que parut la critique de l'évaluation numérique des problèmes sociaux et de l'information. M. Cicurel insista sur le fait qu'un nombre, obtenu par calcul, devait être interprété,[8] c'est à dire qu'il convenait, pour en tirer une information, de comprendre les étapes qui avaient mené à sa constitution.
Il advint donc un changement dans la représentation du discours chiffré: on pouvait penser le monde avec des nombres, l'écrire avec des chiffres et si le texte produit pouvait avoir de la vérité, il n'en avait pas du fait de la nature des nombres mais de leur construction; pour finir, il n'en avait pas davantage qu'un texte pensé dans une langue, écrit dans l'alphabet ou tout autre système graphique et convenablement argumenté.
L'écriture des nombres devint pure commodité dépourvue de symbolisme et de tout enracinement dans une croyance (par exemple la vérité des mathématiques). Tel est pour finir le contexte conceptuel, sémiologique et social de la carte bancaire: son propriétaire est identifiable par une série de nombres, enregistrés sur bande magnétique ou sur une puce, il émet une "monnaie" purement graphique, sans support palpable, où seule sa signature (dans le cas d'une carte magnétique) évoque autre chose que des chiffres. Lorsqu'il désire disposer de billets, monnaie matérielle, il n'a de rapports qu'avec des machines et non plus avec des humains qui lui feraient face au guichet d'une banque.
Qu'est-ce qui permet d'associer l'Internet avec les aventures de l'or, de la monnaie et des nombres au XXe siècle? D'abord l'homogénéité des dates, fait qui peut avoir un sens historique et conceptuel ou ne signifier qu'une co?ncidence. Les réseaux de commutation de paquets prirent leur essor dans le dernier tiers du XXe siècle, les protocoles d'Internet furent exprimés par V. Cerf et R. Kahn au début des années 70: les monnaies perdaient alors leur référence à l'or, les nombres leur symbolisme. Dans les années 70, quelque chose se défit: l'attachement des monnaies et des nombres à l'or, et parallèlement quelque chose était en train de naître: une nouvelle écriture, fondée sur l'utilitarisme numérique, un nouveau moyen d'échanger, l'Internet.
Que ces phénomènes entretiennent un lien représente une assez longue démonstration. Qu'il me soit permis de ne point la faire ici, mais de raconter les étapes d'histoire des signes telles que le lecteur puisse non seulement voir le lien entre l'Internet et la monnaie, mais aussi voir comment le réseau des réseaux, pour neuf qu'il est, nous rapproche malgré tout des Hommes de l'Antiquité et nous inscrit dans la longue histoire des inventions sémiologiques.
Il convient de commencer assez haut dans l'histoire, lors de l'invention de l'écriture à Sumer en Iraq et à Suse en Iran, vers -3200. Là, les Hommes matérialisèrent leurs échanges en fabriquant des documents comptables d'une forme très inattendue: une boule d'argile creuse, appelée bulle-enveloppe, dans laquelle on enfermait des calculi, petits objets d'argile de formes diverses (cônes, bâtonnets, disques, billes, vases) et sur la surface de quoi était imprimé un sceau, signalant la présence d'une autorité, religieuse, politique, administrative - les faits sociaux réels nous restent inconnus, à date si haute. Ce document attestait probablement de l'expédition, la livraison ou la réception de denrées et de la quantité concrète de ces denrées, car les calculi matérialisaient des nombres et des quantités spécifiques. S'il y avait contestation entre les parties, il était possible de casser la bulle-enveloppe et de comparer les quantités de denrées reçues à celles qui étaient promises.
Il vint à l'idée des utilisateurs de ces documents de représenter les calculi, leur forme et leur nombre, sur la surface de la bulle-enveloppe, à côté de l'empreinte du sceau. Ce furent là les premiers signes que l'on peut dire écrits: des chiffres pour des quantités. Désormais, casser la bulle et donc détruire le document n'avait plus de sens. Et l'on passa à la troisième étape: produire des tablettes en argile, pleines et offrant leurs surfaces aux signes, comme la Mésopotamie antique allait en produire par milliers, y écrire les chiffres pour les quantités et, avec d'autres signes, représenter la nature des denrées et les noms propres des acteurs de la transaction. L'écriture mésopotamienne sortit de ces usages économiques et comptables, en commençant par la matérialisation de nombres.
Si l'on observe l'histoire de l'écriture de la région antique qui va du Moyen-Orient à la Grèce, en passant par la Méditerranée, on constate que les écritures qui s'y déployèrent forment deux groupes: le plus ancien, où beaucoup de signes représentent des mots (hiéroglyphes d'Égypte, cunéiformes sumérien, akkadien, élamite, hittite, etc.) et celui où les écritures s'attachent à noter plus ou moins des phonèmes; ce second groupe, plus récent, est constitué par les alphabets et ceux-ci se distinguent en ce que les uns ne notent que les consonnes (alphabet sina?tique créé vers -1600?, alphabets phénicien, araméen, hébra?que, nabatéen, sud-arabique, arabe, etc.) et les autres tous les phonèmes, consonnes et voyelles (alphabet grec créé vers -750? et tous ceux qui le suivent: alphabet étrusque, latin, cyrillique, etc.).
Dans cette région du monde, l'histoire de l'écriture des langues montre grosso modo deux univers distincts: les écritures qui écrivent le mot par lequel on nomme les choses qui sont plus ou moins évoquées dans le signe et les écritures qui, notant les phonèmes, rentrent dans la notation de la parole. Ces deux univers graphiques se ressemblent néanmoins sur un point essentiel: les nombres étaient écrits avec des signes qui ressemblaient aux signes pour les unités linguistiques. Cette ressemblance est plus forte encore dans les alphabets antiques, car les nombres étaient écrits avec des lettres (la première lettre servait de signe pour 1, la seconde pour 2, la troisième pour 3, jusqu'à la dernière qui valait pour 4 ou 8 centaines, selon le nombre de lettres de l'alphabet). Les alphabets, consonantique et complet, conquirent au cours des siècles la Méditerranée, le Moyen-Orient et l'Europe, et peu de changements intervinrent dans leur constitution, dont les programmes respectifs revenaient à rendre la parole.
Or il se trouva que dans la seconde moitié du VIIe siècle avant notre ère, en Grèce d'Asie, fut inventée la monnaie frappée: les cités ioniennes et lydiennes émirent des pièces de métal précieux pesant un poids régulier et frappées des symboles de la cité. Jusqu'alors, le métal servant de monnaie, essentiellement l'argent, était pesé sur place par les acteurs de la transaction. Les pièces nouvelles rendaient inutile cette manipulation délicate, en même temps que le pouvoir émetteur garantissait la qualité de sa monnaie et l'on établit au VIe siècle avant notre ère un rapport strict entre l'or et l'argent (de 10 à 1).
La monnaie frappée ne constitua pas seulement une transformation économique, mais aussi un renouvellement de l'invention de l'écriture des nombres. On sait que les anciens mathématiciens ioniens, Pythagore de Samos et son école d'Italie du sud, représentèrent les nombres avec des points, des segments de droite et des volumes, ce qui rendit possible l'établissement du théorème dit de Pythagore. Or on peut voir sur le revers de certaines pièces des VIe et Ve siècles avant notre ère des figures géométriques: un carré inclus dans le cercle de la pièce (problème de la quadrature du cercle), un carré divisé par ses médianes, ses médiatrices, par les deux, par six segments de droite se croisant au centre, etc. (problèmes d'angles égaux ou d'angles semblables), un cercle divisé par trois diamètres (division du cercle), un carré construit sur la diagonale d'un autre (problème de Pythagore). Dans la mesure où les Grecs ne possédaient pas de signes spécifiques pour les nombres, on peut penser que ces figures qui sont autant de représentations des nombres comme entités numériques, et non pas comme entités linguistiques - et voir dans la monnaie frappée un renouvellement de l'invention de l'écriture, un peu comme si les nouvelles pièces jouaient le rôle des anciens calculi enfermés dans les bulles.
Il importe de comprendre que la monnaie frappée constitua le vecteur d'une écriture spécifique aux nombres, et j'entends par vecteur son support social et conceptuel. Que se passa-t-il par la suite? Il n'y eut guère d'innovation pendant le reste de l'Antiquité et le Moyen-Âge en Europe et au Proche-Orient. Mais en Inde, les savants inventèrent l'écriture de position des chiffres de la base 10 et le zéro, qui se propagea en Iran, dans le Monde musulman et gagna l'Europe via l'Italie au XIIIe siècle de notre ère. Les chiffres indo-arabes et le zéro, signes neufs, différents des lettres et qu'on lit dans le sens inverse, conquirent les usages des commerçants internationaux italiens puis européens, alors qu'ils étaient interdits par l'Église romaine; ils prirent la place des chiffres romains, mal adaptés au calcul. La nouvelle écriture des nombres, celle des chiffres indo-arabes, modifia la monnaie, car les commerçants l'employèrent dans leurs lettres de change. L'écriture des nombres était décidément organiquement liée à la monnaie.
L'existence du zéro se trouve à la base du calcul binaire, connu des Chinois depuis l'Antiquité et retrouvé par Leibnitz, et fournit des décennies plus tard le mode arithmétique nécessaire à l'informatique.
Mais l'étape suivante de l'écriture monétaire arithmétique est constituée par l'imposition du système décimal pour toutes les mesures; le système décimal, que G. Ifrah appelle "alphabet arithmétique",[9] dépend de la base 10, de sa graphie avec 10 symboles et quelques règles (la position, la virgule ou le point des fractions, les puissances, etc.). Cet alphabet arithmétique eut un immense effet sur les langues qu'il transforma: jusqu'alors existait un très grand nombre de mots pour les différentes mesures, le pouce, le pied, le doigt, la paume, la ligne, la coudée, la lieue, etc., - pour nous en tenir aux mesures de longueur; brutalement ces mots disparurent, avec leur sens physique, et furent remplacés par des mots purement arithmétiques comme mètre (1), décimètre (0,1), centimètre (0,01), millimètre (0,001), décamètre (10), hectomètre (100), kilomètre (1000), etc. Si la langue parlée perdit de sa verdeur concrète, la pensée des nombres et dans les nombres gagna en simplicité, en immédiateté pourrait-on dire. Les nombres avaient acquis une sorte d'indépendance par rapport aux langues et pouvaient créer et conquérir un espace conceptuel à leur image.
Les monnaies, décimalisées et traitées comme les autres mesures, restaient rattachées à l'or, étalon des valeurs. La fin de la convertibilité-or du dollar décidée par R. Nixon le 15 août 1971 revint à couper un fil vieux de deux millénaires et demi entre les monnaies frappées, inscrites de nombres et le métal jaune. La monnaie, qui avait constitué le vecteur de l'écriture arithmétique, cessa de jouer ce rôle.
L'Internet prend son essor, lentement, lorsque le fondement matériel inaltérable des monnaies disparaît, qui ne sont plus que des chiffres (billets, chèques, cartes bancaires), de simples signes d'écriture.
Mais il prend aussi son essor lorsque le téléphone, la radio et la télévision ont transformé les usages de parole et posé de façon nouvelle la question de la nature et de l'origine de la langue et de la parole. La parole constitue le vecteur de l'écriture alphabétique - et l'usage généralisé de l'alphabet complet n'a pas fait disparaître de la conscience humaine cette insatisfaction à l'endroit de la parole, qui s'évanouit dans son acte de naissance, puisque parler, c'est accepter que ses mots et leur sens disparaissent aussitôt. Vecteur d'écritures des langues, la parole continue de tracasser les parleurs, car elle est fondatrice de l'humaine condition.
Si l'écriture des nombres comme entités arithmétiques est en quelque sorte achevée, le problème de la valeur en elle-même demeure: car lorsque les Hommes échangent, ils rentrent dans des considérations sur la valeur.
L'Internet traite sur un même plan, par des bits, les signes d'écriture des langues, les chiffres, les images et encore les sons, les calculs, etc. L'Internet renoue avec l'invention d'une écriture, rassemblant les écritures des langues et celles des nombres.
Je propose donc de penser que l'écriture réticulaire constitue une héritière de l'écriture monétaire arithmétique et que l'Internet renoue avec la question de la valeur, forgeant les conditions d'une nouvelle façon de penser et de matérialiser la valeur, peut-être même d'un nouveau vecteur de la valeur, d'une nouvelle forme monétaire.
L'on peut donc dire que pour ce qui concerne le Moyen-Orient, la Méditerranée, l'Europe et le Nouveau Monde conquis par l'Europe, trois
inventions de l'écriture ont pris place sur les derniers cinq millénaires et demi: la première qui eut lieu en Iran, en Iraq et en Égypte à la fin du IVe millénaire avant notre ère rendit visibles les signes linguistiques, audibles par essence. La seconde qui prit son essor en Grèce d'Asie et d'Europe au VIIe siècle avant notre ère traita les nombres en ne considérant plus leur forme linguistique mais leur nature arithmétique et utilisa la monnaie comme vecteur.
L'Internet est la troisième. Il constitue une nouvelle transcription de tout ce qui se fait dans l'échange: questions de grandeurs, questions de valeur, engagement du sujet dans sa parole écrite, autorité, énoncé de vérité, plaisirs, peurs, masques et dévoilements, échange pour l'échange. Il reprend et condense les inventions, les acquis et les développements des écritures antérieures, les propulse ailleurs, donnant une solution technique aux contraintes qui sont celles de l'échange: la limitation de la parole et de la langue, de l'espace et du temps, l'inconstante variété du désir et sa fécondité.
Dans ce monde neuf qui est le nôtre, dans ce monde terriblement inquiet et qui semble dépourvu de sens, l'Internet nous rattache aux Anciens.
Il ne répond pas aux questions: "Que sommes-nous, Qui sommes-nous, Qui es-tu toi qui me parles me disant qui je suis, Pourquoi sommes-nous là, Comment en sommes-nous arrivés là?" mais montre qu'elles sont toujours parmi nous.
Rédigé par : piotr | 19 mars 2006 à 00:04
Alors que, suite à la montée en puissance du téléphone, l'idée même de message écrit disparaissait peu à peu de nos vies (privées, cela s'entend, je ne parle pas du cadre professionnel), je crois qu'Internet a, sans le vouloir, ressuscité un certain intérêt pour la chose écrite. Que ce soit par l'intermédiaire des courriels, des messageries instantanées ou des blogs. À l'heure où les hauts débits rendent le Podcast facile (que ce soit dans le sens descendant pour les billets ou montant pour les commentaires) et permettent des conversations audiovisuelles de bonne qualité, l'écrit va peut-être prendre du plomb dans l'aile. Mais il reste néanmoins l'une des clés de voûte de l'Internet d'aujourd'hui.
Et il n'est pas sans poser de problèmes, le message écrit. Je ne reviendrai évidemment pas sur l'éternel épouvantail qu'est le langage Sms des p'tits djeunz dans le move, vous vous doutez bien de quel côté de la barrière je me situe. Il n'y a d'ailleurs plus forcément grand-chose à rajouter à ce débat maintes fois rencontré dans la blogosphère ou sur les forums de discussion.
Ces derniers temps, j'ai fait face à deux principaux problèmes, à savoir la forme et le fond.
La forme, tout d'abord. Je crois (et je ne crois pas forcément me tromper) qu'un certain nombre de personnes n'ont pas encore intégré la notion même de message écrit sur Internet. Ne recevez-vous pas souvent des courriels où l'on ne vous dit même pas bonjour au début alors que vous ne connaissez son émetteur que très peu ? N'entendez-vous pas souvent des personnes vous dire "oh, ce n'est pas très bien écrit, mais bon, ce n'est pas grave, ce n'est qu'un courriel" ? N'avez-vous pas cette impression que certaines personnes oublient tout lorsqu'elles font face à un ordinateur ?
Personnellement, je crois que rien ne différencie le message "virtuel" du message "réel". Lorsque l'on envoie une lettre écrite au Conseil général de son département pour demander une aide, on y met (plus ou moins) les formes. Pourquoi ne serait-ce pas la même chose lorsqu'on le contacte par courriel ? Est-ce dû à un manque d'expérience qui fait croire qu'Internet est un univers "décomplexé" ? Est-ce une méconnaissance du langage écrit de manière générale ? Ou est-ce tout simplement de la fainéantise ? Je ne sais pas, et je crois que les raisons sont multiples.
[Anecdote qui n'a pas forcément grand chose à voir mais j'avais envie de la raconter]
Récemment, un étudiant indien qui suit en même temps que moi un cours, a envoyé un courriel sur une liste de distribution destinée aux élèves et enseignants de ce cours. C'est un étudiant très poli et qui, malgré son anglais relativement basique, s'exprime de manière plutôt correcte. Son courriel ressemblait à peu près à ceci:
Hi
Is it possible to have the lecture slides of the presentation u gave last week it would be very appreciated
C u
En faisant abstraction de l'usage un peu rude d'une langue qui n'est visiblement pas sa langue maternelle, je note tout de même que je n'oserais jamais écrire "C u" à un de mes enseignants, fût-il très proche de moi. Ce qui me fait vraiment dire que certaines personnes ont vraiment un problème avec le langage écrit sur Internet.
On voit même toutes sortes d'énarques écrire des monceaux de banalités par lesquelles ils espèrent se mettre se faire encore remarquer.
Deuxième point, le fond. J'ai mis beaucoup plus de temps à constater ce phénomène. Peut-être par ce qu'avant je n'utilisais pas le medium Internet pour débattre ou avancer des idées. Cela peut paraître étrange, mais j'ai parfois été très surpris par des personnes que j'adore "dans la vraie vie" et avec lesquelles, sur Internet, j'ai multiplié les incompréhensions. À travers des courriels auxquels il manquait certains mots pour lever toute ambiguïté. Je ne dirais pas que je me suis disputé, mais plusieurs fois j'ai senti en moi une sorte de tension qui me faisait craindre une grosse incompréhension.
On me dira qu'un smiley résout bien des choses. Mais tout de même. Pourquoi est-il systématique de recourir à ces symboles que l'on n'utilisait pas (et que je me refuse toujours à utiliser) lorsque l'on écrivait des lettres ou des cartes postales ? Pourquoi Internet échappe-t-il à la règle ?
Peut-être parce que, sur Internet, on a voulu substituer l'écrit à la parole. On a voulu appliquer les mêmes mécanismes que ceux que l'on applique à l'oral. On a voulu rendre l'émotion que l'on distille lorsque l'on parle avec son interlocuteur les yeux dans les yeux. Exercice difficile et qui, à mon avis, appauvri la force que pouvait avoir l'écrit sur l'oral.
Non, je n'écris pas sur Internet comme je parle tous les jours. Je ne considère pas ce que j'écrit comme un substitut à mon absence physique. Et c'est pour cela que nombre de personnes me disent que je ne suis pas forcément semblable à l'écrit et à l'oral. Une utilisation différente de l'oral et de l'écrit. Elle est peut-être là, la clé.
Autant de questions qui m'ont fait écrire ce billet particulièrement décousu, ennuyeux, et démesurément long .
Rien à voir mais en ce moment, j'écoute Nulla in mondo pax sincera, motet de Vivaldi, interprété par Emma Kirkby. C'est vraiment de toute beauté.
Rédigé par : un non-admirateur | 20 mars 2006 à 21:46
Que de commentaires intéressants, stimulants, érudits même... Il est clair que les intervenants ne ménagent pas leur peine pour rassembler idées et documentation. Quel autre support aurait permis cela ? La grande liberté, souvent accentuée par le masque de l'anonymat, que permet le blog est un acquis de l'internet.
Mais il n'y a pas de liberté sans responsabilité... Le blog doit garder sa cohérence et son sens, sous ma responsabilité. Je demande donc aux intervenants de tenter de limiter leurs interventions à l'objet de ce blog et de contenir leur facilité de plume pour garder la concision nécessaire.
Quelques remarques de fond :
1/ Le livre et l'écrit ne sont pas morts, mais dans une civilisation de l'image, de l'instantanéité, du temps réel, les lecteurs classiques, ceux qui prennent le temps de savourer un livre, sont de plus en plus rares. Il faut le constater et ne pas croire qu'il sera facile d'inverser la tendance lourde qui commence trés jeune : les vrais lecteurs se raréfient ( et ce sont d'ailleurs des lectrices...)
2/ Qui peut prétendre qu'Internet se substitue au contact physique ? Les jeunes qui sortent de leur lycée se précipitent sur leur ordinateur pour chater... et réciproquement. Le contact physique est incontournable, heureusement !
3// Il n'y a pas de solution au problème - existentiel- de la connaissance et à la recherche du sens. Tous les moyens se valent, ils se complétent !
A suivre, et merci pour votre contribution au débat !
Rédigé par : JP Corniou | 20 mars 2006 à 23:05
Les grands médias traditionnels n'ont pas dit leur dernier mot.
Les groupes de médias et de divertissement souffrent énormément et on commence à s'inquiéter de la permanence du phénomène.
Aux Etats-Unis, les parts des sociétés de médias traditionnels comme News Corporation, Comcast et d'autres géants de la télévision, du cinéma, de la radio et de l'édition ont chuté de 25 % dans l'indice Standard & Poor's 500 ces deux dernières années, malgré des résultats financiers héroïques.
Pendant ce temps, la valeur de Google, qui est coté en Bourse depuis 2004, est égale à celles combinées de Walt Disney, News Corporation et Viacom, trois monstres de la jungle des médias traditionnels.
Comme le faisait remarquer un gros investisseur, le marché pense que quelque chose fera péricliter les médias traditionnels, soit le piratage, soit les enregistreurs de vidéo, soit Google.
Ces craintes sont loin d'être infondées.
Les grands groupes ont vu leurs journaux et magazines perdre des lecteurs et de la publicité en faveur d'Internet. Leurs activités musicales souffrent du piratage et des chutes des ventes, et les jeux vidéo captivent les nouvelles générations de consommateurs.
Ils craignent pour leurs films et leurs chaînes de télévision, la base de leur métier.
Mais, dans son évolution, Internet se situe encore à un stade qui serait l'équivalent de l'ère du film muet.
Ce n'est que maintenant qu'il entre dans l'âge de la vidéo de haute qualité, avec l'accès haut débit.
De ce fait, Time Warner, News Corporation, Disney et les autres groupes de médias seront en mesure de gagner de l'argent avec leurs archives de films et d'émissions de télévision, note The Economist.
Pour illustrer les défis posés par Internet à la grande industrie des médias et du divertissement, la célèbre revue britannique affiche sur sa couverture l'un des symboles de la production cinématographique hollywoodienne, King Kong.
Les temps de crise impliquent des mesures de crise.
Les quotidiens britanniques fournissent avec frénésie des objets gratuits [CD, DVD et divers gadgets].
Et en Allemagne, en France, en Italie, en Pologne et à travers l'Amérique latine ; la presse papier fait également de plus en plus de suppléments et dossiers gratuits pour tenter d'attirer de nouveaux lecteurs.
Au Royaume-Uni, la diffusion des journaux nationaux a chuté de 3 % en 2005, après un déclin de 2 % en 2004. La même tendance de baisse de la diffusion se répète à travers l'Europe et les Etats-Unis.
Pour The Economist, le fait est que de nombreux journaux n'ont pas d'autres choix que d'offrir des produits gratuits, dans la mesure où tout le monde le fait.
La confirmation des négociations avancées entre Disney et les studios d'animation Pixar, ceux-là mêmes qui ont enregistré plusieurs grands succès au box-office, est significative.
Un accord avec Pixar aurait le double avantage pour Disney d'attirer le géant des médias plus près de Steve Jobs, le directeur exécutif de Pixar mais aussi le dirigeant d'Apple.
Cela est d'autant plus important au moment où la technologie digitale force des sociétés comme Disney à proposer leur contenu sur une variété de nouveaux instruments comme l'iPod d'Apple.
Je ne crois pas à la fin des grands groupes de médias traditionnels.
Certains s'inquiètent du fait qu'avec le temps les sociétés de médias nouveaux ne laissent aux médias traditionnels que le rôle de producteurs de contenus.
Les médias numériques vont sans doute créer de nouvelles stars et de nouvelles activités, mais produire du contenu vidéo de haute qualité restera toujours une tâche impressionnante et onéreuse.
La souffrance est passagère, mais le film est immuable.
Rédigé par : socrate | 21 mars 2006 à 18:15
Si je comprends bien votre propos et pour faire court: Internet réhabilite l'écrit et les blogs en sont un exemple.
Pour reprendre la thèse de Mc Luhan "The medium is the message", je pense que prendre le sujet sous cet angle masque le vrai fondement de la popularité du médium internet.
Les blogs réhabilitent avant tout le partage au sein de communautés de pensées/d'intérêts.
Alors que l'écrit est - particulièrement en France - le privilège des élites et à l'origine d'une certaine hiérarchisation des pouvoirs, les blogs contribuent à la retribalisation de notre société.
Savez vous que le premier blog francais (classement technorati.com) est www.jeun.org ! Effectivement nous pouvons y lire des tas de choses, y voir également des vidéos et autres supports multimédias... mais ce qui frappe vraiment c'est d'avoir affaire à un groupe homogène - comme le votre d'ailleurs - avec ses codes, ses règles, ses sujets de prédilection etc...
Je vous conseille également sur le sujet des blogs :
- une étude assez récente sur le marché US ( http://comscore.com/blogreport/comScoreBlogReport.pdf )
- une typologie de blog (http://adverlab.blogspot.com/2004/11/typology-of-blogs.html) du MIT
Rédigé par : Michael | 31 mars 2006 à 18:20
Merci aux contributeurs "fp" et "piotr" d'insérer des pointeurs sur leurs sources et de les citer au lieu de se les approprier en nous collant 20 pages de texte :
Conférence de Y.jeanneret à l'ENS en 1998 :
http://barthes.ens.fr/atelier/debats-et-CR/synt-20-3-98.html
Article de Clarisse Herrenschmidt du CNRS en 2001 :
http://www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels/MP1801ch.html
Par ailleurs je doute fort de la pertinence aujourd'hui d'une analyse basée sur l'Internet de 1998.
Rédigé par : André | 24 avril 2006 à 14:29
Je me permets d'ajouter que JP Corniou, en tant que "responsable de la publication" de ce blog, est légalement responsable de son contenu y compris des commentaires qui y apparaissent : l'article de Mme Herrenschmidt portant le signe (c)opyright, je ne suis pas sûr qu'elle verrait d'un bon oeil que sa prose soit ainsi intégralement reprise sans lui en donner crédit.
Rédigé par : André | 24 avril 2006 à 20:32
Merci pour ces liens très intéressants. Internet 2.0 réhabilite l´écriture des "masses" en opposition aux journalistes, certes. On assiste à une "micro-médiatisation" de la société qui va dans le sens d´une démocratie plus forte. Et c´est tant mieux.
Mais pour faire mon alarmiste de service, il y a un épiphénomène qui va à contre-courant du mouvement que décrit Jean-Pierre Corniou dans son article. Il s´agit des Instant Messengers type Yahoo, MSN, ICQ, Skype, etc. Les ados écrivent ainsi: "slt kck tu fai?"; enfin bon, je le reproduis assez mal, mais vous saisissez l´idée. Donc si l´écriture est effectivement réhabilitée, son essence, la langue, est elle mise en danger. Car les ados perdront leurs repères orthographiques avec le développement de cette fâcheuse tendance.
Rédigé par : Jeremy | 06 juillet 2006 à 15:01
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Rédigé par : boymedexam | 14 juillet 2007 à 07:57
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Rédigé par : gay medical fetish | 06 septembre 2007 à 22:20
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Rédigé par : yuynmojpwir | 21 juillet 2013 à 21:13
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Rédigé par : story | 09 octobre 2013 à 06:38