Le blues de la hi-tech
30 septembre 2005
Naguère synonyme de croissance continue et donc de carrières attractives pour le personnel, le secteur des hautes technologies – informatique, électronique, télécommunications- semble pris en cet automne 2005 d’une vague de convulsions qui casse une image restée jusqu’alors plutôt intacte et paraissant échapper aux contraintes industrielles et sociales familières aux autres secteurs. Si, égoïstement, ce sont les annonces qui concernent directement la France qui retiennent le plus l’attention, le phénomène est plus large et un vaste mouvement planétaire retaille la structure de ce secteur qui, s’il demeure globalement en croissance, connaît une profonde mutation.
La liste des annonces de restructuration est longue. Hewlett Packard annonce la suppression de 25% de ses effectifs français, soit 1240 emplois, dans le cadre d’un plan de réduction de 6000 emplois en Europe. STMicrolectronics a annoncé 1000 départs d’ici juin 2006, pour finalement réduire cette mesure à 321 personnes. Neuf-Cegetel, a peine né de la fusion entre 9 telecom et Cegetel envisage la suppression de plus de 600 emplois. Dans le secteur des services informatiques, où la concentration s’accélère, les annonces de rapprochement et de restructurations sont quotidiennes. SBS, filiale déficitaire de Siemens, prévoit de réduire ses effectifs en Allemagne de 2400 personnes. Sur le plan mondial, IBM, après avoir vendu sa division PC au chinois Lenovo, a décidé de réduire ses effectifs de 14500 aux Etats-Unis et en Europe , dont un millier en France, tout en annonçant un plan d’embauche de 14000 personnes pour développer ses activités opérationnelles en Inde. Sony , après avoir lancé en 2003 un premier plan de trois ans portant sur 20000 suppressions d’emplois, envisage à nouveau de réduire ses effectifs mondiaux de 10000 personnes, soit 6,6% des effectifs, et de fermer 11 de ses 65 usines, pour retrouver une rentabilité satisfaisante et sa place de leader innovant, contesté par les coréens Samsung et LG. Son concurrent japonais Sanyo non seulement a lancé en juillet 2005 un plan de réduction d'emplois portant sur 14000 personnes, dont 8000 au seul Japon, mais a décidé, compte tenu de ses pertes, de l'accélérer en supprimant 10000 empois en trois mois !
Comment analyser ces mouvements ?
Plus que d’autres, les industries du monde de l’électronique utilisent très largement les technologies de l’information pour construire un modèle à la fois global et souple de conception et de production qui s’appuie sur des ressources partagées mondiales. Grâce à cette agilité, la notion de localisation s’estompe au profit d’une vision de « sourcing mondial » qui permet à ces firmes d’exploiter mieux et plus vite le potentiel global de l’économie mondiale pour s’adapter sans délai aux fluctuations de la demande. Les conséquences de ces mouvements peuvent apparaître brutales car leur exécution répond à une stratégie mondiale dont la vitesse est le principal facteur d’efficacité. Elles semblent échapper aux contraintes locales et choquent une opinion qui assimile encore réduction d’emploi et pertes financières et tolère mal que des firmes prospères taillent dans leurs effectifs sans état d’âme.
Toutefois, ces adaptations sont nécessaires pour soutenir la croissance dynamique d’un secteur plus que jamais bousculé par le désir d’innovation des consommateurs et beaucoup moins stable et serein que son image de succès pourrait laisser penser. Tout délai dans l'adaptation peut se révéler fatal.
Ainsi, les firmes du monde de l’électronique doivent s’adapter très rapidement pour faire face aux vecteurs de transformation de l’offre :
- les mutations techniques et la poussée de l’innovation
- la baisse rapide des prix de vente et l’érosion des marges
- les nouvelles exigences qualitatives des clients
- l’accompagnement de la demande dans les nouvelles zones de consommation
La première remarque consiste à dissocier l’image globale du secteur de son contenu réel en emplois. Quelle que soit la dynamique d’innovation qui caractérise le secteur des nouvelles technologies, qui couvre un champ très large d’activités diverses, , coexistent au sein de ce monde des entreprises performantes et des entreprises plus conventionnelles, de même qu'au sein de chaque entreprise des secteurs vieillissants et de des zones dynamiques. Une société comme HP comprend sous une même marque de nombreuses divisions, certaines très largement profitables, comme les imprimantes, d’autres moins prospères comme les PC ou les serveurs. Le reclassement du portefeuille d’activités conduit à des suppressions d’emploi alors même que l’entreprise est globalement en croissance, généralement sous forme de cession des activités de production ou de regroupements entre concurrents d’activités fragilisées. Le monde de la téléphonie mobile en est un excellent exemple avec le regroupement Sony et Ericcson, ou Siemens et le taïwanais BenQ.
La transformation technique est le premier levier de cette transformation. Chaque nouvelle poussée technique élargit le champ du possible mais remet en cause le modèle antérieur à peine installé. Cette industrie est poussée par l’innovation qui en quelques années a fait du tube cathodique un objet aussi historique que la télévision noir et blanc. La course vers les écrans plats redistribue les cartes du secteur, et déjà s’annonce, grâce à une baisse des prix considérable qui pousse à la démocratisation de ce produit attractif, une crise de surcapacité du secteur. Le développement de la télévision haute définition va conduire à une révision totale de la chaîne de production et de diffusion. Certes le marché de renouvellement des téléviseurs et des équipements techniques et considérable mais la concurrence va très rapidement faire baisser les prix. Comme il y a vingt ans entre le Betamax et le VHS, , la guerre des standards est à nouveau engagée sur le marché des supports entre le Blu-Ray de Sony et le HD DVD de Toshiba. Les acteurs qui arriveront tardivement sur le marché, ou qui se tromperont de standard, ne pourront y amortir leurs dépenses de recherche/développement.
La puissance des réseaux de télécommunications, maintenant encore amplifiée par les multiples opportunités offertes par les supports de communication sans fil - GSM, 3G, Wi-FI, Wimax...- , pousse sans fin la dématérialisation des supports pour remettre en cause le modèle classique de vente d’objets techniques comme le compact disc ou le vidéodisque au profit de services en ligne et du stockage individuel sur disque ou mémoire flash miniaturisés… L’avance technologique est sans cesse contestée et ne confère qu’une avantage fragile de quelques mois. C'est pourquoi le mouvement de restructuration ne se limite plus à la produciton industrielle, mais aussi à la R&D dont on attend des résultats plus rapides et moins coûteux. Ainsi de nombreux centres de recherche se créeent en Inde et en Chine pour profiter de la vitalité du système de formation de ces pays.
Pour financer l’innovation et accompagner le brutal mouvement de baisse des prix engendré par cette compétition, les firmes électroniques cherchent en permanence à réduire leurs coûts de production et à accélérer la sortie de nouveaux produits. Ainsi est né, inventé par Cisco, un nouveau modèle d’entreprise sans usine (« fabless »). Ce nouveau modèle de production à un champion, Flextronics, qui assure pour tous les autres acteurs les services industriels.
Crée en 1990, la firme de Singapour, Flextronics, s’est spécialisée dans l’EMS : « electronics manufacturing services ». Présente dans trente pays, Flextronics réalise un chiffre d’affaires de 15,9 milliards $. Il ne s’agit pas seulement de produire à bas coût dans les pays à faible niveau salarial – Chine, Malaisie, Inde, Brésil- mais de couvrir l’ensemble des besoins des grands marques électroniques mondiales – Alcatel, Dell, Hewlett-Packard, Microsoft, Siemens, Ericcson…- en prenant en charge, en sous-traitance, l’ensemble de la chaîne de valeur, de la conception à la production en intégrant verticalement toutes les étapes de la supply chain.
De même dans ces entreprises mondiales, les emplois dits de support sont regroupés dans des zones qui offrent des solutions à la fois efficientes et moins coûteuses. Ce sont les centres d’appel, mais aussi la gestion de la relation clientèle et de la comptabilité qui ont été les premiers vecteurs de la pénétration du « business process outsourcing » en Inde. La recherche de baisse des coûts n’est pas le seul motif. La qualité de service et l’excellence opérationnelle, surtout dans le monde anglophone, ont été la source du développement de cette activité. L’informatisation en est un vecteur majeur. Les conséquences de ce mouvement sont à la fois la baisse continue des emplois de support, mais aussi la suppression des structures nationales au profit d’ensemble territoriaux plus vastes. C’est le cas d’IBM en Europe qui rationalise ses structures tertiaires internes.
Ces vagues de restructuration ne sont pas nouvelles. L’explosion de la bulle Internet s’est traduite en 2001 par des vagues considérables de réduction d’emploi aux Etats-Unis comme en Europe. Ainsi Cisco, accusant une chute de 86% de son bénéfice et après avoir embauché plus de 20 000 personnes en dix-huit mois, n’hésite pas licencier 8 500 personnes en début d'année 2001 et annonce un second plan social de 3 000 à 5 000 personnes en août. En un an, Nortel Networks a réduit ses effectifs de 52 % (soit 50000 postes supprimés) en taillant lourdement dans son portefeuille d’activités. Alcatel s’est engagé en juin 2000 dans une politique « d’entreprise sans usine » qui a pu choquer à l’époque dans le contexte français.
Dès l’origine née pour un marché mondial, l’industrie informatique a été rejointe , dans un puissant mouvement de convergence, par l’électronique grand public et celle des télécommunications. La globalisation de l’économie a trouvé dans ces secteurs un modèle avec ses champions, les grands firmes informatiques et électroniques dont le champ d’intervention est désormais totalement mondial à travers des marques globales. Elle met en lumière les limites et contradictions d’un modèle économique qui favorise la démocratisation de produits de plus en plus sophistiqués mais fragilise un personnel, pourtant généralement diplômé et éduqué qui ressent beaucoup d’amertume face à la brutalité des changements qui l’affecte et dont il se sentait mieux que d’autres protégé. Le consommateur qui se rue avec enthousiasme sur toutes les innovations numériques n’en a cure…