Le CES 2024, avec ses 135 000 visiteurs, 4300 exposants, 250 conférences, n'a pas failli à sa réputation d'une manifestation mondiale géante et très bien orchestrée. C'est surtout l'occasion, en quelques journées bien remplies, de balayer à 360° le paysage mondial que présente la société digitale. Au terme des 54 km parcourus à pied dans les allées, l'effort se situe au retour. Trier les images, les déclarations, les échanges que le CES permet de collecter est le travail qui met en perspective ce que l'on voit au-delà des déclarations emphatiques et des stands aguicheurs.
Il en ressort le sentiment profond que la bascule du monde dans le numérique est un mouvement d'une ampleur considérable qui rejoint, dans l'histoire, ces grands vecteurs de transformation qu'apportèrent Sumer, les Phéniciens, Gutemberg, James Watt, Pasteur et von Neuman. Nous, les Terriens, nous nous dotons d'une prothèse cérébrale, à l'instar de cette prothèse musculaire que le XIXe siècle nous a permis d'acquérir avec les machines à vapeur et les moteurs à explosion. Cette prothèse cérébrale, qui dans ce CES 2024 a pris les traits du jumeau numérique et de l'intelligence artificielle générative, nous dote de la capacité de capter notre environnement, de le comprendre et d'agir sur lui pour corriger les conséquences de nos réalisations antérieures, notamment les émissions de gaz à effet de serre, et surtout pour construire un monde différent, moins avide d'énergie et de matières premières. Passer de la collection, souvent effrénée, d'innovations à la construction du progrès est aujourd'hui notre défi. Nous en avons les moyens, car nous sommes capables de modéliser et d'anticiper mieux que jamais. Pour y parvenir, nous avons besoin d'investir massivement dans les connaissances scientifiques et techniques. L'accusation trop facile de techno-solutionnisme fait fi des succès que la science nous a permis d'enregistrer. Personne n'a envie de retourner ne serait-ce qu'en 1900. Avec lucidité, réalisme, et une gouvernance appropriée, nous sommes en mesure d’extraire de l'information que nous collectons les connaissances qui nous permettront d'en exploiter la quintessence pour construire le bien commun.


MG, marque anglaise, cheval de Troie chinois

 

Article publié sur le site Atlantico 

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- Alors que les ventes de véhicules électriques augmentent en Europe, les consommateurs européens sont parfois réticents à l'idée d'acheter des véhicules chinois, souvent moins onéreux. Mais le leader des véhicules électriques en Europe est bien chinois … Il s’appelle MG, marque bien connue des amateurs de belles carrosseries. Que s’est-il passé ? Est-ce un cas isolé ? 

Les statistiques mensuelles n’apportent qu’une information partielle sur la capacité des marques à séduire le marché et à s’y implanter durablement, surtout sur le marché naissant du véhicule électrique où les clients manquent de référence. Une attitude prudente s’impose. Néanmoins, il faut reconnaître que, portée par l’intérêt des consommateurs pour les véhicules électrifiés, la performance de MG Motor est impressionnante avec 13 441 voitures vendues, soit 2,1% du marché, sur le marché français au 1er semestre 2023 pour une marque à la consonance familière mais totalement inconnue comme constructeur de voitures électriques il y a 24 mois. C’est en effet en mai 2020 seulement que le constructeur chinois a annoncé son intention de se développer en France.

L’histoire de la marque MG, initialement Morris Garage, créée en 1924 à Oxford, est symbolique de la descente aux enfers de l’industrie automobile britannique dont, en 2023, il ne reste rien, sinon que des symboles, tous désormais entre des mains étrangères. Cette histoire complexe, faite de rachat, de scissions, de rivalités et de drames est un roman en soi et démontre que les entreprises ne peuvent survivre que si elles ont un cap, des produits, des clients et des dirigeants sérieux. Tout montage bancal qui oublie ces vérités banales est condamné à l’échec.  Pays industriel à forte tradition mécanique, riche en entrepreneurs et inventeurs audacieux, la Grande-Bretagne a développé dès le début du XXe siècle, à partir des bassins industriels des Midlands et de Londres, une industrie puissante à vocation exportatrice. Grâce au Commonwealth elle devient en 1949 la deuxième industrie automobile mondiale derrière les Etats-Unis et dispose au milieu des années cinquante du deuxième parc de véhicules.

En 1959, les cinq premiers constructeurs britanniques, British Motor Corporation (BMC), Ford, Rootes, Standard, Vauxhall, représentent 90% de la production. Cette industrie, 5e du monde alors, est la première industrie exportatrice du Royaume-Uni. Mais le système industriel britannique se dégrade rapidement pour des raisons de qualité, de prix de revient, d’innovation et donc d’image. En 1972, l’industrie britannique exporte 32% de sa production, volume qui tombe à 23% en 1983. En 1972, 23% des voitures immatriculées sont britanniques, et ce chiffre dégringole à 57% en 1983. De réorganisation en réorganisation, BMC, le constructeur leader qui incarne cette restructuration puisqu’il a été formé en 1952 par le rapprochement des constructeurs Morris, Austin, Riley et Wolseley, achète Jaguar en 1966 et fusionne en 1968 avec British Leyland pour composer un nouvel ensemble, British Leyland Motor Corporation. Avec 40 usines, une production non rationalisée, des rivalités internes, l’absence d’une politique produits claire, et de nombreux conflits sociaux, BLMC perd sans cesse des parts de marché, la qualité y est médiocre et le groupe vacille pour disparaitre lui-même dans une faillite qui a marqué l’opinion britannique en 1975. Nationalisé, le groupe qui coopère avec Honda à partir de 1979, vend l’ensemble Austin Rover à British Aerospace en 1988 qui, à son tour, en 1994, vend la division Rover Group à BMW, dont la Mini. Mais face aux dettes, BMW jette l’éponge et vend en 2000 Rover Cars et la marque MG pour 10 £. Plus encore, les marques symboles de la Grande-Bretagne tombent entre les mains germaniques, Rolls-Royce étant racheté en 1998 par BMW, Bentley par le groupe Volkswagen. Jaguar et Rover sont venus à Ford en 2000, qui à son tour les cède en 2008 au groupe indien Tata Motors à Ford, Vauxhall, vieille marque britannique, fondée en 1857 et qui produit des voitures depuis 1903,  rejoint en 2017, après avoir appartenu à GM avec sa marque sœur Opel,  le groupe Stellantis.

Des marques disparaissent, sont rachetées, mises en sommeil et cette industrie britannique, naguère synonyme de luxe, de charme et de créativité avec la Mini sombre dans l’indifférence au terme de ce démembrement. En 2022, l’industrie britannique a produit 872 510 voitures pour les entreprises Toyota, Nissan, Stellantis ou Mercedes… Mais il n’y a plus de marque d’origine britannique.

C’est dans ce contexte d’échec que les constructeurs chinois s’intéressent à l’industrie britannique. Au début de leur essor en 2006, à un moment où personne ne peut vraiment craindre l’industrie automobile chinoise naissante, le groupe chinois Nanjing Automobile Corporation (NAC) rachète MG Rover, placé sous administration judiciaire. NAC  passe en 2007 sous le contrôle du groupe chinois SAIC qui, après une tentative d’assemblage local de véhicules produits en Chine ferme en 2016 l’usine historique de Longbridge, ouverte en 1905 et qui a joué un rôle essentiel dans l’effort d’armement des deux guerres mondiales,  pour transférer toute la production à Shanghai.

Il faut noter que la société qui fabrique les célèbres taxis noirs londoniens, London Taxis International, est propriété du groupe privé chinois Geely depuis 2013.

Toutefois l’implantation chinoise la plus importante en Europe, et la plus discrète, résulte du rachat par Geely à Ford de la division automobile de Volvo dès 2010. Geely était alors un petit constructeur, dont le chiffre d’affaires ne représentait que 16% de celui de Volvo. Volvo et Geely ont depuis créée en 2016 une marque commune dédiée aux seuls véhicules électrifiés, Lynck&Co, dont les véhicules commencent à être très présents en Europe.

 

- Racheter des marques comme MG est une stratégie délibérée des constructeurs automobiles chinois ? Faut-il y voir une manière de s’implanter sur le marché européen, sans éveiller les soupçons des consommateurs ? 

Il est très difficile pour un nouveau constructeur de s’implanter sur un marché dense et exigeant comme ceux des pays européens, pionniers de l’automobile. Les consommateurs jugent d’abord la qualité perçue, les performances dynamiques et le prix. Le goût de la « belle bagnole » est très prononcé sur chacun des cinq grands marchés européens. La nationalité des constructeurs est secondaire. Elle apporte d’ailleurs une information biaisée sur le lieu de production quand on souhaite acheter français. Le plus français des constructeurs de voitures moyennes et sans contexte le japonais Toyota qui produit depuis 1998 la Yaris dans son usine d’Onnaing et y a produit, en 2022, 256 000 voitures faisant d’Onnaing le première usine automobile de France. Les constructeurs chinois ont une vision à long terme et cherchent à s’implanter sur le marché européen, réputé exigeant et concurrentiel, soit par l’exportation soit par l’implantation d’usines.  La densité des concessionnaires est un vecteur important de présence commerciale. MG Motor a ainsi 163 points de distribution et devrait atteindre 180 sites fin 2023.

 

- Dans le détail, comment se partage le marché des véhicules électriques en Europe ?

Les ventes de véhicules électrifiés se divisent en trois catégories : les électriques à batteries (VEB), les électriques à piles à combustible et les hybrides rechargeables (PHEV). Sur les neuf premiers mois de 2023, les véhicules électrifiés représentent 25% du marché des voitures particulières neuves, 16 % pour les véhicules à batteries et 9% pour les hybrides rechargeables. Les ventes atteignent même 29% en septembre, dont 19% pour les véhicules à batteries ; le marché en progression constante n’est plus marginal et ceci 12 ans avant la fin programmée des moteurs thermiques en Europe. L’essence (37,4%) et le diesel (10,1%) sont tombés au-dessous des 50% de part de marché. L’hydrogène, faute de réseaux et de modèles de véhicules, ne compte pas encore sur le marché ; il ne s’est vendu en France que 228 voitures à hydrogène depuis janvier 2023. En France, Model Y est 8e des ventes des 9 premiers mois et devance le populaire Dacia Duster comme le Dacia Spring électrique d’entrée de gamme, classé 15e. Il s’est vendu en 9 mois 12 199 MG4, soit 0,9% du marché, autant que de Tesla 3 et près de trois fois plus que de Renault Zoé. La Renault Megane-E s’est vendue à 12 649 exemplaires sur la période dépassant la Megane IV.  MG4 et MG ZS totalisent en 9 mois 16 130 ventes pour un constructeur à peine sorti de l’anonymat. Il faut aussi noter que les véhicules électriques légers s’électrifient également ; ils représentent près du 8% du marché.

 

En Europe, le constructeur américain Tesla arrive en tête des ventes avec 185 328 voitures vendues au premier semestre 2023, dont 136 564 Model Y qui plait particulièrement aux consommateurs européens. Pour illustrer le bouleversement qu’apportent les véhicules électriques, Model Y bat Dacia  qui a vendu en S1 2023 123 408 Sandero. MG Motor avec 104 293 voitures vendues en Europe, soit 128% de croissance par rapport à 2022, récolte les résultats de son offensive produit, avec 5 véhicules, MG4, MG5, MG ZS,MG EHS et MG MarvelR, et de la densification rapide de son implantation commerciale. Il est certain que la marque MG avec son histoire sportive et sympathique, est un atout dont la maison mère, SAIC, qui a produit 5,2 millions de véhicules en 2022, a su habilement jouer. Forte de ses résultats, MG Motor envisage de construire une usine en Europe et la France est sur les rangs.

 

- Dans un discours au Parlement européen, Ursula von der Leyen, a dénoncé "des marchés mondiaux", aujourd'hui "inondés de voitures électriques chinoises bon marché, dont le prix est maintenu artificiellement bas par des subventions publiques massives". Sommes-nous à l'aube d'une guerre commerciale entre l'Union Européenne et la Chine ? 

 

La guerre commerciale dans l’industrie automobile a la particularité de ne jamais s’arrêter et ceci depuis l’origine de l’automobile ! Si la mondialisation de cette industrie à grande échelle a vraiment commencé dans les années soixante-dix, les flux d’échange ont commencé dès l’origine de l’industrie.  Les constructeurs sont toujours voulus être présents partout et cette industrie est devenue très vite mondiale à travers les exportations, dans un premier temps, puis avec les implantations industrielles.  Renault était le fournisseur de la cour impériale de Russie, a créé une filiale de ventes aux Etats-Unis en 1906, et s’est implanté en Asie après 1918 en créant neuf filiales. Ford s’est installé pour produire en Grande-Bretagne en 1911 et en 1926 en Allemagne. Les constructeurs japonais se sont implantés commercialement en Europe dès les années 70 et conquis rapidement des parts de marché qui ont conduit les pays européens à vouloir se protéger contre cette concurrence jugée alors déloyale. Ceci a donné lieu à des accords d’autolimitation des ventes (16% de part de marché entre 1993 et 1999) qui ont, largement, été contournés par des implantations industrielles en Europe.  Les constructeurs japonais sont passés de 3,7% de part de marché aux Etats-Unis en 1970 à 21,3% en 1980. Les enjeux en termes d’emplois, de taxes, d’innovation sont tels que les constructeurs se livrent à une compétition féroce, certes soutenus par leurs pays d’origine mais surtout par leur dynamique de conquête de marché. En automobile, in fine, c’est le client qui décide en choisissant le produit qui répond à son attente. Il est évident que, après son entrée à l’OMC en 2001, l’arrivée de la Chine sur le marché mondial de l’automobile depuis le début du XXIe siècle, comme producteur pour son marché national, puis désormais deuxième exportateur mondial depuis 2022, approfondit cette concurrence, comme le firent les constructeurs japonais puis coréens. Rien ne permet de penser que cette concurrence serait déloyale alors que tous les constructeurs mondiaux se sont précipités en Chine pour participer au développement du marché et contribué à la montée en compétence technique des constructeurs chinois. Il serait tentant d’expliquer le succès des voitures chinoises par des subventions du gouvernement chinois, plus que par leurs mérites propres. Mais que peut-on dire alors de Tesla qui bat régulièrement les constructeurs européens sur les marchés ?

 

La vérité est plus complexe. Ayant misé sur le moteur diesel pour réduire les consommations et donc les émissions de CO2, l’industrie européenne n’a pas cru au véhicule électrique et beaucoup ironisé sur les ambitions de Tesla avant de comprendre la menace que représentait les constructeurs chinois dans un domaine qui n’a pas été couvert par les joint-ventures. Le réseau des bornes de recharge a tardé à se mettre en place. Mais, dans l’ombre, Tesla aussi bien que les constructeurs chinois ont acquis plusieurs années d’avance dans la maîtrise technique de tous les composants de la voiture électrique, batteries, moteurs et qualité de l’électronique embarquée. La contre-offensive européenne a commencé sur la production de batteries, l’équipement en bornes et la diversification des produits. Il y a désormais plus de 107 000 bornes de recharges ouvertes au public en France, et il y aura quatre Gigafactories pour les batteries dont deux d’origine française, ACC et Verkor. Mais sous-estimer les concurrents pourrait coûter cher « aux vieilles légendes » que le président de BYD a décidé avec ses collègues industriels chinois de « démolir ». L’exemple britannique est bien celui à ne pas suivre.

 

 

 


Résilience

En ces temps d'instantanéité des réactions, et des colères, sur les réseaux sociaux, continuer à entretenir cette forme qui passe pour surannée qu'est le blog peut apparaitre comme un attachement suspect au passé et je sens les "Ok blogger" naitre avec une (affectueuse) ironie.

Et pourtant, écrire sur un support unique et stable permet de consigner des idées et de comprendre mieux l'évolution, je pense, que des capsules éphémères.

Commencé, sans plan, en septembre 2005, ce blog comprend aujourd'hui 367 notes et enregistre plus de 302 000 pages vues, soit au cours de ses 18 ans d'existence,  46,8 pages vues par jour !  La plupart de mes amis m'ont déconseillé à l'époque où j'étais DSI de Renault d'écrire publiquement ce que je pensais de l'évolution des technologies. Je ne le regrette pas. Avec une moyenne de 8 000 caractères par texte, ce sont donc 2,9 millions de caractères, soit une dizaine de livres ! Mais sur cette période, il y a eu également une dizaine de livres et de brochures Fondapol.

LIvres JPC

Merci aux lecteurs de soutenir l'intérêt de ce travail. Continuons !

 

 


Le Diesel Gate, un scandale qui ne s'éteint pasl

 

Cartels automobiles : ces scandales que l’industrie allemande ne parvient plus à étouffer

Volkswagen a reconnu en 2015 avoir équipé 11 millions de ses véhicules diesel de moteurs truqués afin de les rendre moins polluants lors de tests en laboratoire. Lors du procès, Rupert Stadler a plaidé coupable dans l'affaire du Dieselgate.

Atlantico : Le « diesel gate » a eu des effets dévastateurs sur l'image de qualité et de rigueur de l'industrie automobile allemande . Mais comment s'est soldée cette affaire révélée en 2015 alors que l'ancien patron d'Audi, Rupert Stadler, a plaidé coupable ce mardi devant le tribunal de Munich ? Quelles en sont les conséquences réelles ?

Jean-Pierre Corniou : L’industrie automobile allemande aimerait bien oublier ce sombre épisode de son histoire quand fut révélé aux Etats-Unis en 2014 l’utilisation massive d’un subterfuge pour dissimuler les émissions réelles de NOx de ses véhicules diesel. Lorsqu’en

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Avec Jean-Pierre Corniou

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2015 le Président du groupe Volkswagen dut reconnaitre que son groupe avait exploité un logiciel qui optimisait temporairement les émissions du moteur quand le véhicule était soumis à un essai, le Diesel gate éclatait et entrainant des conséquences majeures pour le groupe Volkswagen mais aussi pour toute l’industrie qui se relevait de la crise de 2008.

C’est aux Etats-Unis que cette fraude fut mise à jour par un organisme indépendant, l’ICCT, The International Council of Clean Transportation en mai 2014.

A la suite de la publication de cette étude mettant en cause des écarts significatifs de mesure d’émission entre les essais réels et les données livrées par Volkswagen pour son moteur diesel 2 litres, les agences gouvernementales de Californie et l’Agence fédérale de protection de l’environnement demandent au constructeur d’expliquer ces écarts. La stratégie de défense du groupe Volkswagen est confuse et peu convaincante et conduit l’EPA à menacer de ne pas homologuer les modèles du groupe Volkswagen, ce qui alerte bien entendu l’état-major du groupe. Jusqu’en juillet 2015, le groupe, conscient du caractère frauduleux de l’utilisation d’un logiciel truqueur sur les véhicules vendus aux Etats-Unis, persiste dans des réponses dilatoires et ce n’est que le 3 septembre 2015 que le responsable du développement moteur avoue l’existence de ce logiciel. Le scandale est dévoilé par les Etats-Unis lors du Salon de Francfort le 18 septembre 2015 et on apprend en novembre que les moteurs trois litres du groupe font l’objet de la même fraude. Martin Winterkorn, le puissant président du Groupe Volkswagen, est poussé à la démission par ce scandale fin septembre 2015.

A la suite de ces révélations, les gouvernements lancent des enquêtes judicaires qui vont conduire plusieurs dirigeants en prison et condamner le groupe à des lourdes amendes pour avoir livré onze millions de véhicules non conformes dans le monde. En marge du dossier des logiciels truqueurs, les constructeurs allemands ont également été poursuivis par l’Union Européenne pour s’être concertés pendant cinq ans sur la gestion en commun, et a minima, des dispositifs de dépollution des NOx. C’est 502 millions d’amendes que Volkswagen a dû payer en 2021, BMW devant payer 373 millions et Mercedes, bien qu’impliqué, étant exonéré pour avoir dénoncé cette entente illicite.

Après la COVID, qui a plongé l’industrie dans une nouvelle crise en 2020, on pensait cette affaire réglée, toute l’industrie étant désormais tournée vers l’électrification rapide de ses gammes de véhicules. Toutefois, la justice est venue réactiver le dossier avec l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 21 mars 2023 qui considère que tout acheteur d’un véhicule utilisant ce logiciel a droit à réparation de la part de son constructeur. Outre Volkswagen, plusieurs constructeurs ont également été mis en examen en 2021 comme Renault, Peugeot, Citroën et Fiat. Le groupe Volkswagen a déjà dû payer 30 milliards d’euros, essentiellement aux Etats-Unis. Mais les actions se multiplient 8 ans après le démarrage de l’affaire. Une action collective a été lancée en France en février 2023 pour les véhicules d’entreprises des marques Renault, Stellantis et Volkswagen. Elle pourrait concerner 3,6 millions de véhicules pour une indemnisation estimée à 3 000 € par véhicule

Or cet organisme à l’origine du scandale, l’ICCT, vient de publier le 22 mars 2023 les résultats d’études exhaustives démontrant que 8 ans après la découverte de cette fraude, la plupart des

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véhicules diesel Euro 5 circulant en Europe continuent d’émettre du Nox au-delà des normes. Cet organisme estime que 19 millions de véhicules dépassent les normes, dont 13 présentent des émissions dangereuses. Cette aventure du diesel européen, naguère présenté comme une solution, se poursuit en devenant un problème sérieux sans solution immédiate.

Les réticences de l'industrie allemande à renoncer au moteur thermique ont conduit à un intense lobbying qui a fait finalement céder la Commission, très partiellement néanmoins puisque les carburant liquides décarbonés ont été admis dans des conditions très strictes. Peut-on considérer que les affaires sont en quelque sorte liées ?

L’industrie automobile européenne a été la seule à miser à grande échelle sur la technologie diesel pour réduire les émissions de CO 2 . Elle a pensé que son investissement

considérable sur ces moteurs lui donnerait une avance suffisante qui lui permettrait de ne pas être contrainte de changer totalement de technologie pour faire face à une réglementation internationale de plus en plus contraignante sur les émissions de CO2 et de Nox. Ce pari industriel sur une seule technologie était osé mais pouvait se comprendre car les investissements mis en en œuvre sur le diesel ont été considérables. Le Diesel Gate a rapidement déconsidéré la technologie diesel, habilement présentée par les constructeurs comme vertueuse car le moteur diesel, consommant moins, émet effectivement environ 20% de moins de CO2. Mais l’usage du diesel produit des gaz toxiques qu’il est difficile et coûteux d’éliminer, les oxydes d’azote. Malgré les efforts des constructeurs, comme PSA, pour démontrer que les moteurs diesel de dernière génération étaient particulièrement efficaces pour éliminer les NOx, le public n’a pas suivi et très vite la part du diesel dans les ventes de véhicules neufs a décru. Les constructeurs eux-mêmes y ont renoncé pour des motifs de coût sur les plus petites cylindrées. Les voitures diesel sont ainsi tombées de 78% des ventes en 2007 à 48% en 2017, puis 21% des ventes en 2021 et 15,6 % en 2022 pour descendre encore à 11% sur les quatre premiers mois de 2023. C’est un changement radical du paysage automobile.

Selon les dernières données publiées par l’ACEA - Association des Constructeurs Automobiles Européens - la flotte de véhicules en circulation en Europe (UE + UK + Suisse, Norvège, Islande) en 2021 est de 294 millions de voitures particulières contre 276 millions en 2017, soit une hausse de 6,5% malgré l’impact de la crise COVID sur le marché automobile. Il faut aussi intégrer dans ce parc 35 millions de véhicules commerciaux et 7 millions de poids lourds. Ce parc européen est composé de 42% de véhicules diesel, les véhicules commerciaux étant, quant à eux, à 91% diesel. Compte tenu de l’espérance de vie de ces véhicules, l’électrification représente un chantier considérable qui va prendre plusieurs décennies.

Pour garder sa suprématie mondiale sur le haut de gamme tout en se pliant aux contraintes de la décarbonation, quelles sont les voies possibles pour l'industrie automobile allemande ?

Dès les années soixante-dix, l’industrie automobile allemande par sa stratégie de montée en gamme a fait oublier la culture de la Coccinelle de l’après-guerre au profit de berlines puissantes, statutaires et hautement rémunératrices dont elle est devenue la spécialiste,

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détrônant définitivement les voitures américaines et anglaises. Avec ses marques emblématiques telles que Mercedes, Porsche, BMW, puis Audi, elle s’est imposée par le luxe et la puissance de ses motorisations. Elle a également obtenu, par un intense lobby auprès du gouvernement allemand, que l’Allemagne soit le seul pays au monde refusant les limites de vitesse sur une portion significative de son réseau autoroutier en prônant une auto-limitation à 250 km/h de ses véhicules.

Avec le rachat de Rolls Royce en 1998 par BMW et de Bentley par le groupe Volkswagen, elle a triomphé en s’appropriant ses deux concurrents les plus prestigieux après une bataille interne qui a été conclue par un partage des dépouilles de vaincus.

Mais appuyée sur la robustesse de son prestige et des situations acquises sur les marchés les plus rémunérateurs, l’industrie automobile allemande a négligé trop longtemps les conséquences du passage à l’électrification de l’automobile sur lequel misait l’industrie chinoise et un nouveau venu ambitieux, Tesla. De leader elle est devenue challenger. Les codes du luxe en sont bouleversés car pour les clients fortunés et les voitures de haut de gamme des flottes d’entreprise, le choix s’est subitement ouvert.

La première riposte des constructeurs allemands a consisté à équiper leurs véhicules de moteurs hybrides rechargeables qui, nominalement, font baisser les émissions de CO2 en affichant des chiffres flatteurs selon la norme WLTP. L’expérience démontre toutefois que pour y parvenir réellement, il faut avoir la discipline de recharger régulièrement les batteries pour privilégier l’utilisation du moteur électrique. Mais pour les véhicules de flotte, cette discipline est rarement démontrée ; de fait une voiture hybride rechargeable en mode essence ne présente aucun intérêt et pèse plus lourd qu’un véhicule simplement essence. L’Institut Fraunhofer a démontré en juillet 2022 que les consommations réelles des hybrides rechargeables éraient trois fois supérieures aux données publiées par les constructeurs et cinq fois supérieures pour les véhicules de fonction. De fait, les gouvernements tendent à réduire, voire supprimer, les aides fiscales sur ces véhicules, qui feront l’objet de normes plus strictes en 2025. En Allemagne, le marché des hybrides rechargeables, non subventionné,

a chuté de 45% au premier trimestre 2023. En Chine les hybrides rechargeables restent subventionnées, et la demande est en croissance, mais les véhicules chinois sont préférés aux véhicules allemands, leur part étant tombée de 34% à 7% au premier trimestre 2023.

Il faut donc évidemment développer des véhicules entièrement électriques qui offrent les mêmes prestations de confort et de luxe, mais imposent une maitrise parfaite des batteries et des moteurs qui n’était pas dans le cœur de métier de ces motoristes thermiques au sommet de leur art.

Le groupe Volkswagen, piqué au vif par le Diesel Gate, a été le premier à engager une offensive massive de réorientation de ses gammes vers l’électrique, s’appuyant notamment sur sa connaissance du marché chinois. Mercedes s’est engagé plus tard avec sa gamme EQ comme BMW, pionnier avec l’i3 lancée en 2013, qui propose désormais sa gamme complète de berlines électriques. Toutefois les constructeurs allemands n’ont pas réussi à convaincre les consommateurs chinois des vertus de leurs véhicules hybrides rechargeables, et, ce qui est

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plus grave pour le longe terme, de leurs véhicules électriques ; les constructeurs chinois qui ont parié sur cette technologie et y démontrent un savoir-faire remarquable – pour 20 000 €, la berline BYD Qin Plus dispose de 120 km d’autonomie en hybride électrique contre 60 km pour le modèle équivalent de VW - dominent leur marché domestique. Volkswagen est ainsi passé de 17% du marché chinois des hybrides rechargeable en 2021 à 2,8% en 2023.

Enfin, il faut souligner que refusant d’abandonner le moteur thermique à carburant liquide, quelques constructeurs, comme Porsche et Ferrari s’accrochent à une alternative à base de carburants de synthèse modernes ne rentrant pas en concurrence avec les productions agricoles, le e-fuel, qui est un carburant de synthèse produit par combinaison de l'hydrogène, issu de l'électrolyse de l'eau, et de monoxyde de carbone, produit à partir du CO2 émis dans les processus industriels ou capté dans l'air, pour produire un hydrocarbure aux mêmes propriétés que l'essence. Cette technique, qui utilise de l'électricité, mais renouvelable, réduirait de 90% la production de CO2. Cette technologie se heurte à un problème technique, leur production et leur distribution en volume suffisant, et leur prix, plusieurs fois supérieur au carburant fossile qu'elles peuvent remplacer. Le carburant produit, neutre en CO2, n'est pas exempt de toxicité. Ce serait donc une alternative intéressante sur le plan environnemental s’il était possible de produire de façon économique et en volume ces carburants « décarbonés ». Porsche ou BMW financent des recherches pour produire des e-carburants de façon compétitive tout en continuant leurs efforts pour les véhicules électriques à batteries. Mais il n’est pas aujourd’hui réaliste d’imaginer à grande échelle l’utilisation de ces carburants alors que la production en sera limitée et coûteuse.

Il est donc fort à craindre que l’industrie automobile allemande ait beaucoup plus perdu dans le Diesel Gate que les milliards d’amendes et d’indemnités qu’elle a dû payer aux gouvernements et à ses clients. Elle y a perdu sa crédibilité technique et son aura de confiance.


Quel impact l’électrification de l’automobile va avoir sur l’industrie automobile européenne ?

Article publié par Atlantico en février 2023

Le Financial Times a alerté que « Les travailleurs de l'automobile européens paieront le prix de la promotion des véhicules électriques » et que les emplois crées par l’industrie électrique ne vont pas compenser ceux de l’industrie actuelle ? Dans quelle mesure se dirige-t-on vers une réduction des emplois dans l’automobile ?

La confirmation de la stratégie européenne d’interdiction de la vente de véhicules thermiques en Europe à partir de 2035 a pu créer un profond malaise auprès des industriels qui vont devoir adapter leur système de production à ce changement majeur de type de motorisation. Il ne s’agit pas seulement de produire des voitures dont la chaine cinétique est nouvelle par rapport à leur expertise accumulée depuis la fin du XIXe siècle. Il faut faire évoluer l’ensemble de l’écosystème industriel, attirer des compétences nouvelles, former ceux dont les métiers doivent évoluer et accompagner la disparition progressive des emplois strictement liés à la chaîne thermique. C’est un projet global pour l’Europe qui commence à se dessiner. Car pour les constructeurs et équipementiers, cette mutation rapide implique d’arrêter à terme en Europe la production et l’assemblage de tous les composants nécessaires à une chaine thermique. Or ces composants sont nombreux et diversifiés, mobilisent beaucoup de ressources industrielles et d’emplois, à travers un réseau serré d’équipementiers et de sous-traitants alors qu’une voiture électrique est beaucoup plus simple à produire. En raisonnant grossièrement, on peut dire qu’une voiture électrique nécessite 40% de travail en moins. Certaines études parlent de la disparition à terme de 500 000 emplois. La presse européenne commence à faire état des inquiétudes sur l’impact sur l’emploi de cette mutation.

Renault Megane e-tech

 

Longtemps rétifs à cette décision politique qui ne répond pas à leurs propres choix et constitue une intrusion majeure des pouvoirs publics dans leur stratégie technique et leur savoir-faire, les constructeurs se sont finalement rangés à l’évidence. La lutte contre le réchauffement climatique, aux multiples facettes, pousse les dirigeants politiques à prendre des mesures fortes et visibles qui prennent pour l’industrie automobile la forme d’une électrification à marche forcée de l’ensemble de leur gamme de produits, en moins de quinze ans. S’ils ont eu la décennie 2010 pour commencer à mesurer de façon progressive l’ampleur du changement, ce n’est vraiment que depuis 2021 que chacun des constructeurs européens a affiné sa stratégie de développement de véhicules électriques. C’est en 2017 que les véhicules électriques ont dépassé 1% du marché mondial. En 2021, le marché des VE a dépassé 12% du marché européen. La progression est désormais rapide, le véhicule électrique trouve sa place dans les offres des constructeurs et répond à la demande.

 

Aussi, officiellement, les constructeurs sont désormais convertis à l’électrification. Mais s’ils sont très loquaces sur leur capacité à livrer au marché des véhicules électriques séduisants, annonçant des vagues entières de nouveaux véhicules électriques pour les prochaines années, ils sont discrets sur les conséquences sur leur système de production de cette mutation qui devra, d’ici 2035, être totale. Toutefois, c’est cette mutation qu’ils sont commencé à opérer, avec l’aide des pouvoirs publics qui ne veulent pas s’exposer à une crise sociale majeure. C’est pourquoi il faut inscrire cette vision dans le temps au-delà même de l’échéance de 2035 pour assure une transition la plus douce possible entre les emplois qui vont disparaître et ceux qui vont se créer. C’est un programme complexe de deux décennies.

L’Europe va-t-elle être particulièrement touchée par la désindustrialisation automobile en raison de l’absence de filière électrique ?

Première industrie européenne, la filière emploie en Europe environ 12 millions de personnes, tous secteurs confondus. Ce total comprend 2,6 millions d'emplois directs, dont presque un tiers basé en Allemagne. La France emploie 200 000 employés en direct chez les constructeurs et 600 000 sous-traitants et réseaux de distribution et de maintenance. Les constructeurs allemands emploient 900 000 personnes.

L’industrie européenne est loin d’être désarmée devant la transformation technique en cours. Il faut bien comprendre que pour un constructeur passer à l’électrique n’est pas un changement total de métier. Les qualités routières, l’esthétique, la qualité perçue, le confort d’un véhicule restent les éléments majeurs de son attractivité. La force des grandes marques européennes sur ces caractéristique clefs est intacte et ne souffrira pas du passage à l’électrique. Avec la généralisation des limitations de vitesse, rares sont les constructeurs qui avaient encore mis les seules vertus de la motorisation de leurs véhicules au cœur de leur stratégie de communication.  En effet, une voiture électrique reste un véhicule qui doit répondre à des normes de fonctionnement, de durabilité, de sécurité et de maintenabilité établies depuis des décennies et que les constructeurs et leurs équipementiers européens savent maîtriser. Une voiture électrique est, encore pour de nombreuses années, une voiture conventionnelle avec le même type de carrosserie, la même base roulante, les mêmes équipements qu’une voiture thermique. Mais toute la chaine du groupe motopropulseur – moteur, boîte de vitesse, transmission, réservoir à carburant, ligne d’échappement et de traitement des gaz - est remplacée dans un véhicule électrique par un ou plusieurs moteurs électriques, un pack de batteries et un système de gestion électronique de ces batteries. 

Concevoir et fabriquer une voiture électrique implique un savoir-faire technique que les constructeurs européens sont en train d’acquérir rapidement. Les équipementiers comme Valeo ou Plastic Omnium se félicitent d’un passage rapide à l’électrique qui valorise leur portefeuille d’activités et stimule leur croissance. Au CES de 2023, Valeo mettait en évidence son potentiel de 6 000 ingénieurs, notamment dans le logiciel.

Pour beaucoup de spécialistes, les véhicules électriques ont d’ailleurs beaucoup d’atouts : souplesse, silence, puissance à bas régime. Pour l’utilisateur final, une fois intégrée dans les pratiques sociales courantes, la voiture électrique fera rapidement oublier le véhicule à moteur thermique à deux conditions : le prix d’achat, qui devra rapidement être identique, et la capacité de recharge qui devra se rapprocher des pratiques actuelles avec l’essence.

Mais la logique industrielle implique pour toute l’industrie l’obligation d’assurer une transformation beaucoup plus rapide et radicale que dans les évolutions techniques précédents, comme, par exemple, le passage à la carrosserie tout acier depuis les années trente ou plus récemment l’intégration de la télématique et de l’électronique. La mutation industrielle passe par une double stratégie. D’une part les constructeurs doivent internaliser et contrôler un savoir technique qu’ils ne maitrisaient pas tant sur le moteur électrique, les batteries que sur l’électronique de puissance. D’autre part ils doivent être en mesure de contrôler l’ensemble des paramètres techniques de fabrication et d’assemblage pour garantir au client final un produit conforme et stable dans le temps, et être en mesure d’en assurer la maintenance.

 

Les régulations et décisions européennes en la matière sont-elles en train de renforcer la gravité de la situation ?

Il est évident que le maintien d’une industrie automobile compétitive en Europe est un enjeu économique, industriel et politique majeur. Les états membres, la commission et le parlement en mesurent le caractère critique.  L’Europe ne peut accepter de perdre durablement du terrain face à la Chine dont la stratégie de développement des véhicules électriques est au cœur de sa stratégie industrielle. Elle en a les moyens tant dans la constitution d’une filière électrique performante, de l’extraction des minerais, la production de batteries, l’assemblage jusqu’au recyclage et à l’économie circulaire. Le fait de disposer d’une vision stratégique partagée en Europe est pour beaucoup de constructeurs un atout dans leur stratégie de mutation mondiale.

De plus l’automobile, ce n’est pas que la fabrication de véhicules neufs et Renault l’a compris dans sa transformation de l’usine de Flins en « Refactory », destinée au recyclage et à la prolongation de vie des véhicules. La maintien d’un stock de véhicules thermiques après 2035  et des besoins traditionnels de tout véhicule dans les métiers traditionnels comme la tôlerie, les pneus, les services vont justifier une organisation pérenne.

Il faut aussi miser sur l’innovation qui est dans l’ADN de l’industrie automobile européenne. Dans un marché de la mobilité qui sera désormais en majorité électrifié l’Europe devra accepter d’innover et sortir des gammes traditionnelles dans lesquelles elle a développé sa maîtrise de l’offre de véhicules thermiques.  La diversification des solutions de mobilité individuelle (2,3,4 roues), pour le moment une spécialité chinoise,  implique une révision des segmentations, de la distribution et des modes d’accès (car sharing, co-voiturage, LOA, LDD, etc…). On observe, au-delà de la pionnière Renault Twizy, que des véhicules atypiques comme la Citroën AMI ont trouvé leur marché en France et dans plusieurs pays européens avec près de 30 000 ventes.  La Dacia Spring, même si elle est fabriquée en Chine apporte également la réponse attractive d’un véhicule électrique moderne pour 20 000 €. Car la bataille du prix sera un des facteurs clefs de la capacité offensive de l’industrie européenne.

Il faut également en finir, pour accélérer l’acceptabilité de la transition électrique, avec des stratégies qui ont provoqué une opposition ville /campagne car la mobilité décarbonée ne doit plus être perçue comme un objectif des urbains et des classes aisées en laissant les population rurales et péri-urbaines confrontées à un vieillissement de l’offre et une augmentation du coût des solutions de mobilité individuelle face à la rareté de l’offre de transports publics mutualisés.  La densité des bornes de recharge publiques, l’aide à l’installation de bornes privées sont de nature à rassurer l’utilisateur encore inquiet face à l’autonomie perçue comme insuffisante des véhicules électriques.


Ford a annoncé ce mois-ci son intention de supprimer 40 % de l'ensemble de son équipe d'ingénieurs européens. Est-ce le début d’une tendance plus large ?

L’industrie automobile, purement nationale jusque dans les années soixante-dix, s’est totalement mondialisée depuis le début du XXIe siècle avec l’entrée triomphale de la Chine devenue premier producteur mondiale en 2009. Les grands acteurs mondiaux sont désormais multi-locaux et apportent, compte tenu de leur positionnement, de leur image et de leurs forces industrielles et commerciales, la réponse la mieux adaptée aux marchés locaux et régionaux. La situation de Ford et de GM, alors qu’ils étaient très présents au Europe, traduit un désengagement continu de ce marché au profit de l’Asie. Chaque constructeur va donc choisir d’investir industriellement là où les conditions lui sont les plus favorables. C’est ainsi que plus aucun constructeur européen ne produit en Europe occidentale des voitures d’entrée de gamme.

Pour les constructeurs européens, eux-mêmes devenus mondiaux comme les constructeurs allemands, VW, Mercedes et BMW,  ou Stellantis, les défis que comporte l’électrification du parc de voitures neuves à marche forcée pour atteindre l’objectif de ventes en Europe intégralement consacrées aux voitures électriques en 2035 implique une feuille de route offensive.

Les principes en sont clairement posés :

  • Production de masse des batteries en Europe
  • Maîtrise des approvisionnements en lithium, cobalt, manganèse…
  • Rationalisation industrielle grâce à une stratégie de plateformes
  • Maîtrise par les constructeurs d’une filière innovante de moteurs électriques
  • Dynamisation du marché de l’occasion du véhicule électrique

Les constructeurs et leurs partenaires doivent mettre en place un nouveau système industriel en Europe fondé sur l’électrique sans abandonner l’expertise acquise dans l’écosystème thermique. En effet, le double investissement en thermique et en électrique qu’implique l’abandon du thermique en Europe en 2035, mais sa poursuite probable sur d’autres continents va obliger l’écosystème à recalibrer ses plans d’investissements, voir ses structures (par ex. projet de découplage pour Renault entre Horse, moteurs thermiques, et Ampere, véhicules électriques)

Le maintien mécanique, après 2035, d’une flotte de véhicules thermiques implique le maintien à niveau d’équipement industriels et de réseaux de maintenance et de fourniture d’énergie

Si la poursuite de la demande de véhicules thermiques optimisés suppose la continuité d’un effort industriel, les constructeurs envisagent de poursuivre en l’adaptant au nouveau contexte le mouvement qu’ils ont déjà engagé depuis des décennies en produisant en grande partie hors Europe les véhicules thermiques et en spécialisant les usines européennes sur les véhicules électriques à forte valeur ajoutée.


Elections ou atomes ? Que déplacer au XXIe siècle ?

LIMITATION DES DÉPLACEMENTS

Zoom plus fort que les voitures électriques pour réduire les émissions de carbone ?

Le télétravail et les réunions Zoom ont transformé le fonctionnement des entreprises et limité les déplacements durant la crise sanitaire. Faut-il renoncer à améliorer au maximum les performances environnementales des voitures électriques ?

Atlantico :Un utilisateur de Twitter faisait remarquer récemment que les réunions Zoom étaient meilleures pour l'environnement que les voitures électriques. Si la remarque peut paraître futile de première abord, dans quelle mesure est-elle pertinente sur le fond ?Est-il raisonnable de vouloir améliorer sans fin et à grand prix les voitures électriques quand on peut éviter de se déplacer ? Cette analyse fait référence à la logique du Avoid-Shift-Improve. En mobilité, le déplacement le plus écologique est-il nécessairement celui qu'on ne fait pas ?

Jean-Pierre Corniou : Est-ce que les réunions Zoom sont meilleures pour l'environnement que les voitures électriques ? Face à l’extrême complexité et au coût de la décarbonation des transports, le déplacement le plus écologique est-il nécessairement celui qu'on ne fait pas ? Si la remarque peut paraître surprenante de première abord, dans quelle mesure est-elle pertinente sur le fond ? Elle renvoie à une question fondamentale que la crise de la COVID a posée crûment : pourquoi se déplace-t-on pour aller travailler ?

L’industrialisation du XXe siècle a scellé la mort du travail à la maison pour imposer le déplacement de chaque collaborateur vers des lieux de travail collectifs, magasins, bureaux, usines, entrepôts. On y trouve en effet les ressources pour produire et une organisation structurée fondée sur des normes et une discipline collective qui permet efficacité et qualité. Travail signifie donc déplacements quotidiens. Ce mode d’organisation du travail et de la ville a introduit une économie pendulaire facilitée par la multiplication des moyens de transport. Ces vastes mouvements quotidiens de personnes des lieux de vie, la plupart de temps périphériques, vers les lieux de concentration d’activité est un rituel que vivent toutes les villes de la planète et qui engendre, dans la douleur des « heures de pointe », encombrements, nuisances, pertes de temps et fatigue. 

Améliorer les transports collectifs a été la première vague de solutions. Ce furent les tramways et les chemins de fer souterrains dont les villes se sont dotées à la fin de XIXe siècle. Puis la voiture individuelle, triomphante grâce à sa souplesse, a  libéré les villes de leur carcan historique mais généré une paralysie et une pollution urbaines dont depuis vingt ans les élus tentent de guérir les villes en réduisant la place de la voiture en général et en éradiquant la place de la voiture thermique. Mais cette voie se révèle lente, complexe, se heurte à de multiples et bruyantes oppositions. De plus, malgré cette volonté des édiles, selon l’étude de l’INSEE de 2021 portant sur les 24,6 millions de personnes se déplaçant à moins de 150 km pour aller travailler, la voiture  reste largement gagnante. Elle assure, en 2017, 74% des trajets domicile travail contre 16% en transports en commun et 8% en modes doux. 66% des actifs effectuent au moins 5 kilomètres pour se rendre au travail et 80% des trajets de plus de 5 km sont effectués en voiture. La voiture répond à des besoins concrets, comme les déplacements chaînés - déposer les enfants à l’école puis aller au travail – pour lesquels il n’y a pas d’alternative simple. La question n’est pas d’être autophile ou autophobe, mais de résoudre au mieux les problèmes de la vie quotidienne. Cette préférence pratique pour la voiture explique parfaitement l’extrême sensibilité au prix de l’essence.

 

Existe-t-il une autre voie ?

 

Réduire les déplacements apparaît séduisant en travaillant de chez soi : moins de stress, moins de gens sur les routes ou dans les transports au même moment, plus de flexibilité. Depuis les années soixante-dix avec les progrès des télécommunications, les entreprises avancées s’y essayent dans un mouvement prudent mais marginal, qui a commencé à être encadré et organisé depuis 2000. On estime qu’en 2015, 17% de la population européenne pratiquait le télétravail. La crise de la COVID a, en quelques semaines, immédiatement converti au télétravail des centaines de milliers d’entreprises et de collaborateurs hésitants, voire hostiles et fait gagner en quelques semaines  des années de pratique  du télétravail. Les utilisateurs de Zoom ont été multipliés par 20 en trois mois début 2020. Le confinement a été un choc violent, percutant habitudes, process, méthodes, effaçant le collectif au profit de l'individu. Il a fallu improviser et mettre au point de nouvelles méthodes de travail. Si les adaptations, poussées par la nécessité, ont été rapides et pragmatiques, elles ont fait apparaître une impréparation opérationnelle, technique et psychologique, de même que l'insuffisance de beaucoup d'outils. A l’euphorie des premiers moments où chacun avait le sentiment, en s’épargnant les longs déplacements quotidiens, de gagner du temps et du confort a succédé des moments difficiles de confrontation à son métier, ses compétences, son entreprise. Ce que la routine rendait acceptable, la lucide cohabitation avec soi-même a fait émerger des fractures.

La crise sanitaire a rappelé l’évidence de l’hétérogénéité du monde du travail. Les collaborateurs ont trois modes d'exercice majeurs dont les conditions opérationnelles ne permettent pas toutes le travail à distance :

- la production physique : ateliers, transports, restaurants, services de soins et santé… 

- les fonctions dématérialisées : conception, pilotage, encadrement, marketing, contrôle

- les activités de contact relationnel : accueil, travail à domicile, magasins

 

Cette vague improvisée de passage au télétravail, faisant l’impasse sur le passage prudent par l’expérimentation, a fait basculer des millions de personnes dans un monde  qu’elles n’avaient pas exploré, a fait apparaître autant de promesses nouvelles d‘un monde du travail plus choisi que de cauchemars de cohabitation domestique forcée. Le travail tertiaire se révèle complexe, entre impulsion, intuition, expertise, gestion de flux, contrôle... Il est faiblement modélisé. Mais il demande du recul, du soin… et du calme ! Le repli individuel a mis à mal la cohésion des équipes qui ne tenait que par le présentiel  et "oublié" les collaborateurs les moins aguerris. Partager les mêmes bureaux est apparu comme un lien social et émotionnel indispensable, comme le temps de transport joue un rôle important de coupure entre l’univers personnel et professionnel.

 

Le télétravail a permis la poursuite d’activités en maintenant l’économie debout. Cette phase d’expérimentation subie ouvre le champ à de multiples études qui commencent à tirer les leçons de cette rupture. Tout a été passé au crible, de l’aménagement des lieux de résidence, peu compatibles avec le travail sur ordinateur de plusieurs personnes, de l’équipement des ménages en outils numériques mais aussi de la qualité du lieu de travail fixe, point de rencontres de tous les acteurs de l'entreprise, élément essentiel à la consolidation des équipes. La notion même de travail est interpellée. On se rend compte que les travailleurs de première ligne sont souvent les moins bien équipés en outils numériques alors qu’ils assurent le lien social vital. 

A l'heure du télétravail, où les conditions individuelles sont souvent inadaptées, mais apportent une liberté attractive, ce point de convergences qu’est le lieu de travail collectif doit être vivant, efficient et inspirant, inciter au décloisonnement et au travail collaboratif comme à la réflexion et au ressourcement. 

 

Le transport, quand bien même il se fasse en voiture électrique, aura-t-il quoi qu'il arrive un coût environnemental ?

Il n’y a pas de solution parfaite, nous sommes contraints par les lois de la physique ! Déplacer des atomes - les humains-, coûte plus cher que déplacer des électrons, l’information. La voiture individuelle est la pire des solutions énergétiques, même électrique. Il faut 1,5 tonne de véhicule pour transporter 80 kg d’humain, et au moment où le cerveau d’œuvre est plus sollicité que la main d’œuvre, le bilan énergétique se dégrade encore ! Il paraît évident à l’étude de cette immense étude de cas qu’offre la COVID que travailler à domicile est un facteur majeur d’amélioration de la qualité de vie en réduisant les transports tout en développant la qualité des relations. Nous avons tous observé qu’après les réglages initiaux, la maîtrise des outils de téléconférence a permis à toutes les organisations d’améliorer le taux de présence en réunion et l’efficacité de ces réunions, plus courtes, plus ciblées, plus décisionnelles.

 

On reproche aux outils numériques de consommer de l’électricité. En effet les flux vidéo sont gourmands en énergie, et cette consommation peut facilement être réduite en coupant la caméra au profit de l’audio. Mais bien évidemment cette consommation n’est pas comparable avec un trajet en avion ou en voiture individuelle pour plusieurs collaborateurs. Il y a encore un champ considérable d’amélioration de l’efficacité énergétique de la chaîne de traitement numérique, tant dans la conception des outils et logiciels que dans les bonnes pratiques.

 

Cela veut-il dire pour autant qu'il faut renoncer à améliorer au maximum les performances environnementales des voitures ? 

Nous sommes entrés dans un monde hybride où nous mixerons, en fonction des activités, la présence physique et le travail en réseau numérique. Cette hybridation implique la recherche systématique de l’optimum collectif en émissions de CO2, mais aussi en efficience globale. Nous aurons besoin d’un habitat et de lieux de travail performants sur le plan qualitatif et énergétique, comme de moyens de transport efficients utilisés à bon escient. Nous aurons toujours besoin de voitures individuelles.  La voiture électrique s’impose par toutes ses qualités de confort et d’absence d’émission au lieu d’usage, elle doit encore progresser dans la conception des batteries, l’autonomie et la vitesse de recharge.

 

La crise de la COVID a fait émerger brutalement des questions fondamentales dans l’organisation de notre société. Nous ne devons pas refermer hâtivement le dossier, mais au contraire continuer à travailler pour enrichir les usages et faire progresser la société avec pragmatisme et lucidité.


Microprocesseurs, crise et enjeux

Article publié le 11 février 2021 sur le site Atlantico.fr

 Que ce soit pour la construction d’iPhone, de cartes graphiques ou de voitures, les puces électroniques sont essentielles mais ont souvent manqué ces derniers mois. Cette pénurie peut-elle durer dans le temps ? Est-ce uniquement la faute de la crise sanitaire ? 

Jean-Pierre Corniou : On a souvent tendance en manipulant quotidiennement notre smartphone, en toutes circonstances, pour des usages multiples à oublier qu’il s’agit d’un des ordinateurs les plus sophistiqués mis à disposition de l’homme, et pour quelques centaines d’euros. Cette puissante machine doit sa performance à la mise en œuvre d’une série de composants animés par le cœur du système, le microprocesseur. Le microprocesseur a fait naître une industrie complexe, interdépendante et dont la cohésion assure la performance technologique et industrielle.

L’industrie informatique qui a commencé son essor après la seconde guerre mondiale avec des ordinateurs à tubes à vide, coûteux et fragiles, a connu une accélération constante avec la mise au point des transistors, puis des circuits intégrés, à partir de 1963, enfin des microprocesseurs, inventés par Intel en 1971, dont le premier modèle, la 4004, rassemblait 2 300 transistors. En étant capable d’ajouter des millions de composants sur un composant de quelques centimètres carrés, l’industrie des microprocesseurs s’est engagée dans une amélioration constante de ses performances à coût constant. Aujourd’hui un microprocesseur rassemble plusieurs milliards de transistors. Cette révolution unique, formalisée dans la loi de Moore, doublement de la puissance de calcul tous les deux ans, a permis une démocratisation de l’informatique qui n’était pas concevable il y a cinquante ans. Le microprocesseur, ou chip en anglais, est vraiment le moteur de la révolution informatique, puis de son extension à l’ensemble des machines et applications grand public et professionnelles depuis le développement des smartphones au début des années 2000. Les semi-conducteurs représentent en 2020 un marché mondial de l’ordre de 500 milliards $.

Les microprocesseurs sont en effet aujourd’hui intégrés dans tous les appareils électroniques, comme les téléphones portables, les ordinateurs ou les téléviseurs, mais aussi dans toutes les machines industrielles, comme les machines-outils, ou les appareils grand public. Ils ont conquis le traitement de l’image, l’électroménager et maintenant l’automobile. Dans une voiture moderne, on va trouver plus d’une centaine de microprocesseurs. De fait, la demande de microprocesseurs ne cesse d’augmenter avec le développement des usages et l’attente de performances sans cesse grandissantes. Miniaturisation, baisse de la consommation électrique, amélioration de la capacité de communication font des microprocesseurs le cœur universel et banalisé de notre société moderne. Dans une tendance de long terme à la hausse, le coronavirus a simultanément conduit à baisser la production de microprocesseurs et a accéléré la demande d’appareils électroniques et d’outils de communication avec le lancement commercial de la 5G.  Les flux commerciaux ont aussi été perturbés par les sanctions économiques des Etats-Unis contre la Chine.

Car le processus de fabrication de ces outils est complexe et coûteux. Cette industrie est en fait composée de deux branches majeures distinctes : ceux qui conçoivent l’architecture des processeurs, comme le britannique ARM, Nvidia, Qualcomm ou désormais Apple et ceux qui les fabriquent, que l’on appelle les fondeurs. Un troisième groupe d’industriels assemblent, et contrôlent les processeurs. Les concepteurs s’appuient sur des technologies de software de design des applications, nommées EDA (Electronic Design Applications). Intel reste leader de ce marché avec 65 milliards $ de chiffre d’affaires.  L’activité de fonderie des microprocesseurs est dominée par deux firmes asiatiques, le taïwanais TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Co), qui détient 50% du marché mondial, avec 36 milliards$ de revenus et Samsung Electronics. Samsung Electronics maîtrise toute la chaine, et le groupe Samsung est son premier client. La position de TSMC est donc unique et incontournable. C’est une firme convoitée, notamment par les Etats-Unis qui a obtenu qu’elle installe une usine sur son territoire avec un investissement de 12 milliards $ en Arizona.

Une usine de microprocesseurs est un ensemble ultra-précis et complexe, capable de graver des composants au-dessous de 10 nanomètres (nm), et dont l’investissement atteint 10 milliards $. TSMC vient d’investir 25 milliards $ pour fabriquer des puces de 5 nm. Samsung engage 20 milliards $ pour sa prochaine usine, disponible en 2022, pour la prochaine génération de puces gravées à 3 nm. Samsung a annoncé un plan de 116 milliards $ pour devenir leader mondial en dix ans. Or les machines les plus avancées ont besoin de processeurs de 7 nanomètres, et au-dessous, notamment pour la 5G ou l’intelligence artificielle. Ceci constitue l’enjeu stratégique majeur de l’économie mondiale. Les technologies antérieures, de 28 à 350 nm, restent compétitives pour les usages les moins pointus notamment en automobile, en robotique dans les machines industrielles.

Comment le manque de puces peut-il affecter l’industrie ? Quels sont les produits du marché qui seront impactés par ce problème d'approvisionnement ?

La production de microprocesseurs dépend d’un nombre réduit d’acteurs qui constituent un goulot d’étranglement non contournable car il n’y a pas à court terme de solutions alternatives. Toute rupture d’approvisionnement en microprocesseurs, mais aussi de mémoires, a des conséquences en chaîne sur l’industrie. Tous les secteurs sont donc aujourd’hui dépendants des livraisons de l’industrie des microprocesseurs. Les délais de livraison sont passé de quelques semaines à plusieurs mois. Des lignes de montage automobiles ont été arrêtées, Qualcomm, qui alimente l’industrie mondiale des téléphones mobiles a baissé sa production avec des conséquences sur la production par Apple des iPhone 12, General Motors annonce des réductions de production de véhicules. Ce sont donc des réactions en chaîne qui perturbent toute l’industrie à un moment crucial de sortie de la crise sanitaire qui devrait permettre une relance dans le courant de l’année 2021.

Les industriels européens peuvent-ils réagir à cela en créant leur propre chaîne d’approvisionnement ?

Comme dans beaucoup de secteurs liés à la révolution numérique, l’Europe n’a pas su, ou voulu, se doter de son industrie propre et a préféré acheter aux États-Unis et en Asie les composants dont elle avait besoin pour son industrie. L’Europe n’a pas de fondeur et très peu de fabricants de microprocesseurs, qui sont spécialisés comme Infineon, allemand, NXP, hollandais, et STMicrolectronics, franco-italien. Ces trois industriels cumulent un chiffre d’affaires de 26 milliards $ soit la moitié de Samsung Electronics. Il parait improbable de rattraper ce retard technologique et de trouver les ressources pour être compétitif dans la production de masse. De fait la demande de l’Europe est faible. 6% des ventes de TSMC se font en Europe contre 60% aux Etats-Unis.

Toutefois, ASML le leader mondial des machines lithographiques indispensable à la fabrication des puces est une firme européenne de taille mondiale. C’est une société hollandaise, issue de Philips, créée en 1984 à Eindhoven, aux Pays-Bas, et devenue indépendante en 1995. Elle emploie 25 000 personnes dans le monde. Chacune de ses machines de dernière génération (Extreme ultraviolet lithograph ou EUV) est facturée près de 200 millions $, c’est-à-dire le prix catalogue de deux Airbus A320. Personne ne sait aujourd’hui concurrencer ASML, mais il est clair que l’ambition de la Chine, qui importe 80% de ses processeurs, est de se doter d’une industrie complète de microprocesseurs indépendante des technologies occidentales, ce qui lui prendra au moins une décennie. Le paradoxe de la révolution électronique est que la Chine a accumulé du retard dans la conception et la fonderie, n’ayant que quelques industriels dans ces domaines (HiSilicon, filiale de Huawei, pour la conception, SMIC pour la fonderie) qui sont de petite taille par rapport à leurs compétiteurs. Mais elle est décidée à y jeter toutes ses forces économiques et technologiques, et elle en a les moyens.

L’Europe se retrouve impuissante face à la compétition frontale entre la Chine et les Etats-Unis dans un domaine stratégique.


Hydrogène contre batteries, les termes du débat

Décarboner la mobilité est devenu le leitmotiv des gouvernements et l'obsession des industriels, désireux de proposer aux marchés des solutions technologiquement viables et économiquement satisfaisante. De fait il y a désormais une course de vitesse entre les constructeurs et les réglementations.

Le débat entre VEB (véhicules électriques à batteries) et véhicules électriques à pile à combustible ne fait que commencer. Il s’agit en effet de deux solutions concurrentes pour alimenter les véhicules électriques qui ont chacune leurs propriétés et leurs partisans.

L’enjeu est la propulsion des véhicules du XXIe siècle où l’on sait que la lutte contre le CO2 impose dans tous les cas de réduire drastiquement l’usage des énergies fossiles. La fin du moteur à combustion interne à pétrole sera une des grandes avancées scientifiques et techniques du XXIe siècle après 140 ans de domination incontestée sur la mobilité individuelle. Mais on ne remet pas en cause impunément un système industriel qui a fait ses preuves.

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Aujourd’hui, la disparition effective du moteur thermique dans les véhicules neufs, programmée dans la plupart des pays industriels entre 2030 et 2050, est conditionnée par la capacité de l’industrie à produire des véhicules électriques peu coûteux et apportant un gain global en matière d’émission de CO2 et d’autres polluants, tout au long de leur vie. Si la technologie du moteur électrique est parfaitement maîtrisée, la question porte sur l’utilisation de l’électricité à bord du véhicule, problème technique résolu pour le transport ferroviaire, mais qui a été l’obstacle majeur au développement de l’électricité dans l’automobile. Deux solutions sont exploitées, le stockage de l’électricité par batteries à bord du véhicule ou sa production par une pile à combustible à partir d’hydrogène.

 Leur point commun entre ces deux solutions, c'est qu'elles n'émettent au lieu d'usage ni polluant (gaz toxique comme les NOx ou résidus de combustion) ni CO2. L'une emporte à bord de l'électricité produite par des centrales électriques, conventionnelles, nucléaires ou renouvelables et distribuée par le réseau généraliste (avec un mix énergétique fonction du lieu de charge) et l'autre la fabrique à bord avec de l'hydrogène embarqué.

L’hydrogène n’existe pas à l’état naturel mais est combiné avec d’autres composants. Pour libérer l’hydrogène, il faut dissocier la molécule et ce processus de cracking demande de l’énergie. Ce processus de production peut être vertueux (hydrogène vert produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable) ou très polluant (hydrogène noir ou gris produit par reformage à partir de pétrole ou de gaz). Aujourd’hui 90% de l’hydrogène utilisé dans le monde est noir ou gris. L’hydrogène doit ensuite être stocké, transporté et distribué pour constituer un réseau spécifique de distribution. La chaîne de distribution d’hydrogène implique également de la consommation d’énergie.

Dans les deux cas, la vertu environnementale du véhicule est entachée par la qualité de l’électricité qu’il utilise, ou fabrique, et par son propre processus de fabrication. Ce qui les différencie sur ce point ce sont les batteries d’un côté et la pile à combustible de l’autre, tous les autres éléments, base roulante, électronique et moteurs électriques étant identiques.

Sans titre

  • Les batteries

Dix ans après son véritable lancement commercial -Nissan Leaf, Renault Zoé, Chevrolet Volt-, la voiture électrique est devenue une réalité tangible pour le grand public ; 20% des véhicules neufs vendus en Europe en 2021 étaient électriques ou hybrides rechargeables. Tous les constructeurs mondiaux ont désormais à leur catalogue plusieurs véhicules électriques, de la citadine au SUV et même au pick-up. Des camionnettes légères sont également disponibles. L’autonomie de ces véhicules varie dans l’état actuel du marché de 200 à 600 km effectifs selon la norme WLTP. Le temps de recharge varie également selon le mode de recharge. Sur une prise électrique standard 220 v 10 A à domicile, la charge complète prendre plus de 20 heures. Sur une borne de recharge accélérée, ce temps est réduit à 3 h pour les bornes de 22kW et 1h30 pour les bornes les plus puissantes de 50 kW à 250 kW.  La charge à 80% de la capacité maximale, complémentaire à la charge principale nocturne, prendra sur ces bornes puissantes moins d’une demi-heure.

La fabrication de batteries à grande échelle dans les gigafactories nécessite de l’énergie, comme l’extraction de ses composants (lithium, cobalt, manganèse…). L’industrie - jeune- de la batterie de traction automobile travaille à améliorer chacun de ces points pour baisser les coûts, accroitre autonomie et vitesse de charge et réduire l’empreinte environnementale, dans une équation complexe où les gains sont, dans le contexte technique actuel, incrémentaux. Si le coût des batteries est passé en dix ans de 1200 $ par kWh à 150 $, cette baisse est considérée aujourd’hui comme asymptotique. Une des voies de progrès est d’utiliser des matériaux plus courants dans la construction de l’anode et de mettre en œuvre un électrolyte solide à la place du liquide utilisé actuellement. Les travaux sont en cours dans les laboratoires partout dans le monde. La compétence régionale alpine est forte dans ces domaines. Le CEA à Chambéry et Grenoble emploie 150 chercheurs dédiés à l’électromobilité et Air Liquide a son centre mondial de recherche sur l’hydrogène mobilité à Grenoble.

Enfin, la fin de vie des batteries de traction a fait l’objet de nombreux travaux et investissements industriels. Les batteries peuvent être recyclées par plusieurs processus industriels, maîtrisés, ou utilisées dans d’autres usages que la mobilité comme stockage statique.

  • La pile à combustible

La pile à combustible est un dispositif léger qui utilise comme catalyseur du platine, coûteux et peu abondant, mais recyclable. Le stockage de l’hydrogène à bord se fait dans des réservoirs en composites où l’hydrogène est stocké sous pression à 700 bars. A poids équivalent, l’hydrogène produit dix fois plus d’énergie que l’électricité. L’autonomie des véhicules à hydrogène actuellement disponibles sur le marché (Toyota Mirai, Hyndai Nexo) est supérieure à 600 km pour un temps de recharge de moins de 5 minutes.  C’est encore une solution coûteuse. Il faut 30 g de platine pour une pile à combustible de 100 kW soit 800 €. Une station de recharge d’hydrogène coûte environ un million € et un « plein » d’hydrogène coûte le même prix qu’un plein d’essence.

  • La charge

Pour le véhicule électrique à batteries, la durée de charge, notion beaucoup plus importante en termes d’usage que l'autonomie, est toujours plus lente (même si elle baisse rapidement) que pour l'hydrogène (chargement par pistolet équivalent à l'essence en quelques minutes).

Enfin le rendement global du processus « du puits à la roue » est meilleur pour l’électrique à batteries (95%) que pour l’hydrogène (35%). Enfin, même avec un rendement médiocre, l’utilisation d’hydrogène produit moins de CO2 (110 g de CO2/kWh) que l’essence (300 g CO2 par kWh).

Dans l’état actuel des connaissances et du marché, l’hydrogène ne semble être une solution plus pertinente que la batterie que pour les flottes captives, dont le rayon d’action est limité autour du point de distribution d’hydrogène, et pour les véhicules lourds, ou pour les usages pour lesquels les batteries seraient trop lourdes et encombrantes, comme les avions.

Pour illustrer l'écart dans le coût d'investissement, un bus électrique coûte environ 400 k€, un bus à hydrogène 600 k€. A terme ( dix ans?) cet écart pourra se résorber mais le coût de production du carburant devra également suivre, l'avantage de l'électricité étant considérable car elle est abondante, distribuée par un réseau généraliste et facile à gérer.

Ressources

https://www.ifpenergiesnouvelles.fr/enjeux-et-prospective/decryptages/energies-renouvelables/tout-savoir-lhydrogene

https://liten.cea.fr/cea-tech/liten/Pages/Axes-de-recherche/Solutions-de-flexibilite/Batteries.aspx

https://www.airliquide.com/fr/science-nouvelles-energies/energie-hydrogene

https://www.engie.fr/actualites/mobilite-verte-bus-hydrogene/

 


Esquisses d'un nouveau monde numérique

Ce texte a été publié en 2013 avec ma collègue Isabelle Denervaud, que je remercie à nouveau. Sa nouvelle publication, neuf ans plus tard, illustre deux facteurs clefs à comprendre dans le monde numérique : 1/ contrairement aux images que l'on peut en avoir, c'est un monde stable où les innovations structurantes sont rares 2/ l'informatique est bien entendu indissociable de la couche numérique qui a accompagné le démocratisation des usages et implique de lourds investissements et une technicité croissante, loin des clichés.

1L’apparition de l’écriture, quelque trois mille quatre cents ans avant notre ère, a sonné le glas de la préhistoire. Au-delà des débats d’experts et d’une rationalisation a posteriori à propos d’une période qu’il est encore difficile d’appréhender, l’écriture a en son temps créé une rupture radicale. Première forme matérialisée du langage, elle a permis d’entretenir la mémoire du passé et de la faire vivre. Sa construction fut longue et sa forme a évolué au fil du temps. D’abord cunéiforme (utilisant des formes en coins et clous), l’écriture s’est progressivement dotée d’alphabets, grâce aux Phéniciens.

2Qu’en est-il de l’apparition du numérique au xxe siècle ? Avec lui, l’humanité fait face à une révolution sans précédent dans l’histoire, qui pourrait s’apparenter à celle de l’écriture. Processus de transformation ancré dans la durée, le numérique instille une remise en cause profonde de notre compréhension du monde et de ses mécanismes économiques.

Les catalyseurs de la transformation numérique

3Plusieurs catalyseurs stimulent cette transformation, ancrés dans la durée : l’explosion des performances, la disparition des frontières (ou « mobiquité ») et la démocratisation de l’information. Ces catalyseurs ne sont pas nouveaux mais c’est leur addition progressive, depuis près de trente ans, qui a provoqué un changement en profondeur de la nature de l’informatique et de la fonction associée au sein de l’entreprise. Ils ont impacté par ailleurs les modes de traitement de l’information, dont nous ne percevons encore aujourd’hui que de prometteuses prémices.

Les points forts

L’explosion des performances techniques, le développement de la mobilité, la multiplication des flux de diffusion d’informations et de connaissances sont à l’origine de profondes transformations.
La capacité d’autodétermination des citoyens et consommateurs bouscule les organisations et les modèles de production, et pousse tous les secteurs à redéfinir leurs produits et processus.
Ce foisonnement pose en même temps la question de la protection des informations pour les particuliers comme pour les entreprises. Et la cybercriminalité fait naître de nouvelles craintes.
 

4L’accélération exponentielle des performances. Que ce soit dans la puissance des processeurs, la capacité des mémoires ou encore dans la bande passante des télécommunications, les progressions exponentielles des performances de chaque composant de la chaîne de traitement de l’information ont permis de découvrir et de s’approprier des usages de plus en plus confortables, diversifiés et imaginatifs. La leçon de cet apprentissage est que l’innovation va toujours au-delà de ce qu’imaginaient ses promoteurs dès lors qu’elle répond à un besoin latent. Les sceptiques sont vite débordés par la puissance de la vague d’adoption d’usages nouveaux, tandis que les délais se raccourcissent entre les annonces techniques et la mise en service commerciale.

5La conquête de la « mobiquité ». Pendant près de quarante ans, « l’informatique » a été pour la plupart de ses utilisateurs assimilée au terminal d’accès aux applications, composé du couple écran-clavier qui reproduisait la machine à écrire, et un modèle d’organisation du travail statique, sédentaire et hiérarchique. Parce que la technique a permis d’alléger les machines, de les rendre plus fiables, plus autonomes, désormais l’accès à l’information a pu totalement se dissocier du support physique. Nous avons conquis le droit de travailler, de nous informer, de nous distraire où nous voulons, quand nous voulons, avec n’importe quel objet communiquant. Ainsi l’informatique se dilue dans les usages que nous en faisons, de façon contextuelle. Il suffit de prendre le TGV pour voir que chacun disposemaintenant d’une forme diversifiée de terminal, aux services multiples…

L’évolution exponentielle des performances à travers trois exemples

La téléphonie mobile
Le premier téléphone mobile analogique, 1G, Radio Com 2000, né en 1986, était limité aux véhicules, avec des appareils encombrants : il y eut 60 000 abonnés en France. C’était un produit élitiste. La première génération de téléphones mobiles numériques avec la norme GSM, 2G, adoptée en 1987, a commencé à se diffuser en France à partir de 1991 avec une bande passante de 9,6 kbits/seconde. La troisième génération numérique à haut débit, ou 3G, est annoncée en 2002 et l’offre commerciale démarre dès 2004 avec 384 kilobits par seconde, débit largement suffisant pour commencer à exploiter les services de mobilité astucieux, incarnés dans l’iPhone né seulement en juillet 2008. La 4G avec 1 mégabit par seconde commence à se déployer dans le monde, ouvrant des possibilités nouvelles aux usages mobiles.
La capacité de stockage
Il en est de même avec les capacités de stockage des mémoires flash dont les performances sont à la base des succès que sont les baladeurs numériques, les appareils photos ou encore les outils de stockage mobiles. La première clé USB a été commercialisée en décembre 2000 avec 8 Mo de mémoire, soit cinq fois plus que les disquettes de l’époque. Aujourd’hui les modèles courants de clé USB contiennent 8 Go pour moins de cinq euros, 1 To pour quelques centaines d’euros.
Les micro-ordinateurs portables et l’accès à Internet
Si globalement la micro-informatique, depuis 1981 avec le premier ordinateur IBM, le personal computer ou « PC », a représenté en soi une révolution dans l’accès à l’information numérique, c’est sûrement l’ordinateur mobile qui en a radicalement changé l’usage. Le premier portable, l’Osborne 1, fut créé en 1981 et pesait 11 kilos avec 64 ko de mémoire. Il se vendait 1800 dollars ! Un netbook performant de moins d’un kilo coûte moins de 300 euros. Mais bien évidemment ce sont les tablettes qui marquent une rupture avec le modèle incrémental de miniaturisation du PC. Quelque 190 millions de tablettes devraient être vendues, selon IDC, en 2013 soit une croissance de 50 % par rapport à 2012. Dépassant les ventes d’ordinateurs de bureau (142 millions, en baisse de 4 %), les tablettes réduisent rapidement l’écart pour se rapprocher des ventes d’ordinateurs portables (203 millions).
 

6Les objets communicants se multiplient, sous des formes diverses, et le Web est désormais accessible à partir de plusieurs plates-formes, donnant à chacun le choix des modalités d’accès à des informations et services totalement intégrés dans la vie contemporaine. Il va se vendre en 2013 un milliard de smartphones, ce qui dilue la communication vocale dans une pluralité d’usages. Ces signaux forts indiquent la transition engagée vers l’ère de la « mobiquité », contraction de mobilité et d’ubiquité, donnant un sens tangible et concret au fameux « ATAWAD » (anytime, anywhere, any device) prôné par les constructeurs et les opérateurs télécoms.

7La démocratisation de l’information. Le moteur technologique est tellement puissant que les performances doublent tous les dix-huit mois à prix constant (loi de Moore, toujours valable plus de quarante ans après sa première expression). De plus, la technique facilite l’interface homme/machine, abaissant sans cesse la barrière de l’accès technique qui se banalise. De ce fait, l’accès à la technologie se diffuse dans toutes les couches de la société, permettant des usages inimaginables il y a encore quinze ans.

8Il y a aujourd’hui 62 millions d’abonnés au téléphone portable en France, 6 milliards dans le monde ! Il y a 2,3 milliards d’individus accédant à Internet. Evidemment la démocratisation conduit au développement d’une immense capacité non seulement de « réception » de messages comme ce fut le cas avec la presse écrite, la radio et la télévision, mais surtout d’émission d’information. Cette inversion du flux de diffusion de l’information et de la connaissance a un caractère historique car elle touche profondément la nature de la connaissance et bouleverse les modèles de production et de diffusion. Parce que la technique autorise une vraie démocratisation, on peut concevoir, écrire, diffuser textes, images, vidéos, documents multimédia avec des moyens financiers très limités et un bagage technique minimal.

9Cette capacité de production a également une conséquence majeure : le volume d’informations produit croît aussi de façon exponentielle. Nous sommes en face d’un niveau de connaissances et d’informations jamais atteint dans l’histoire de l’humanité, ce qui représente une formidable opportunité scientifique et technique, mais aussi, plus prosaïquement, de moyens d’amélioration de la vie quotidienne. Les outils pour exploiter cette ressource sont en constant progrès : moteurs de recherche, instruments de conception, de simulation, de modélisation.

10Cette nouvelle situation, qualifiée de « big data », ou mégadonnées, fait de l’information une matière première fondamentale de l’activité. Elle engendre aussi le souci de partager toutes les données publiques afin de renforcer la capacité de compréhension et d’exploitation des ressources collectives, ce qui a donné naissance au mouvement dit open data. Ce sujet, avec de nombreux pilotes locaux, reste encore à écrire et à construire et permettra de donner des lettres de noblesse au terme de « villes intelligentes » tant débattu dans les conférences et dans la presse spécialisée, mais encore si peu tangible aujourd’hui. Les perspectives sont nombreuses. Par exemple, dans le secteur des transports, la diffusion d’information multimodale permet d’optimiser le parcours client dans les citées engorgées. Dans le domaine de l’énergie, l’aide à la gestion des consommations d’eau, de gaz, d’électricité facilite un usage économique et respectueux de notre environnement.

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Un impact sans précédent

11Cette révolution en cours de construction laisse présager un avenir que nous n’imaginons pas encore pleinement, qui impactera drastiquement l’accès aux données, ouvrira de nouvelles opportunités de modèles économiques, de modes de management et de travail, tout en apportant son lot de risques et d’incertitudes.

12Un terreau d’opportunités. Le numérique bouleverse l’ordre habituel. En effet, il ne s’agit plus seulement de « faire mieux les choses » mais de produire ce que nous étions incapables de réaliser et même d’imaginer dans le système antérieur. En rapprochant des techniques, des métiers, des connaissances qui s’ignoraient, le numérique fait naître d’immenses opportunités nouvelles. Ce sont tous les métiers et tous les secteurs qui doivent redéfinir leurs processus et leurs produits. L’ampleur de cette mutation a été perçue par de nombreux auteurs et artistes. Ainsi, Hervé Fischer, philosophe et artiste franco-canadien, écrit dès 2001 dans son ouvrage Le Choc du numérique (VLB éditeur) : « En ce début du troisième millénaire, l’espèce humaine doit faire face au choc du numérique qui envahit tous les secteurs d’activité. »

13En passant d’une économie qui cherchait à utiliser au mieux la main-d’œuvre en exploitant sans limites les ressources naturelles à une économie qui va exploiter les connaissances de tous, nous entrons dans l’ère du « cerveau d’œuvre ». Nous pouvons qualifier cette transformation d’« iconomie » car elle met l’innovation, l’intelligence collective et Internet au cœur de l’économie du futur. C’est une révolution puissante qui ne laisse à l’écart aucun secteur et provoque des bouleversements difficilement prédictibles. Que dire de l’impact d’un séquencement du génome humain à 400 dollars sur toutes les pratiques médicales ? Que dire des avantages sociétaux d’une gestion optimisée de l’énergie décentralisée ou de systèmes de transports intelligents multimodaux en termes de création de valeur ?

14L’ensemble des secteurs de l’économie est touché. C’est par exemple l’éducation qui va devoir inventer de nouveaux modes d’apprentissage. Les fusions des écoles de commerce ou encore la nouvelle école « 42 » gratuite et on-line pour former les développeurs constituent des signaux faibles d’un secteur qui va progressivement se recomposer de manière à reconstruire une équation économique aujourd’hui défaillante. C’est le secteur de la distribution qui apprend à composer avec le canal Web pour développer de nouveaux modes de relation avec ses clients qui ne passent plus seulement par les réseaux traditionnels de boutiques. En témoigne le développement exponentiel des agences de voyages partiellement ou totalement virtuelles (voyages-sncf.com, capitaine train), ou des sites de réservation de restaurant (tripadvisor, lafourchette.com). De nombreux secteurs utilisent le numérique pour développer de nouveaux modèles économiques focalisés sur « l’essentiel » des attentes du consommateur, dans des approches centrées sur le Web ou encore le low price. C’est Orange avec Sosh, Air France avec Mini, la SNCF avec iDTGV, iDBus ou Ouigo. C’est Axa encore avec Direct Assurance.

15Nous sommes donc à l’aube d’un changement majeur qui est indispensable pour protéger les ressources naturelles et ouvrir des perspectives nouvelles à l’humanité en s’appuyant sur l’intelligence collective.

16Le monde de l’accès. Comme l’avait annoncé dès 2000 Jeremy Rifkin dans son ouvrage prémonitoire L’Age de l’accès (publié en français par La Découverte en 2005), le numérique favorise la mise en relation directe entre le « problème » et la « solution » dans tous les domaines de l’activité humaine. Cette rapidité de diagnostic et la mise en œuvre réactive de remédiation transforme dans la plupart des domaines la relation historique entre les demandeurs de savoir et l’offre institutionnelle. C’est un phénomène massif de « wikipédisation » mais aussi de désintermédiation. L’une des conséquences majeures de cette puissante transformation est la capacité donnée au plus grand nombre d’accéder à des informations et à des processus naguère limités à un petit nombre d’experts ou opérés par des acteurs qui traitaient ces données de façon répétitive et sans valeur ajoutée.

De nouveaux modes de travail

Le numérique permet de revisiter les modèles classiques de collaboration. L’information devient multicanal et multimédia et se diffuse en temps réel. L’entreprise étendue compose avec le monde extérieur et se maille avec ses clients, partenaires et fournisseurs. Ses processus auparavant prédictibles et standardisés prennent un caractère informel, laissant de l’espace au hasard, et deviennent plus agiles, évolutifs. Ces évolutions vont de pair avec les communautés professionnelles qui voient leur frontières se déplacer, deviennent plus ouvertes et reconfigurables. La structure même de l’entreprise est touchée, elle devient plus horizontale, donnant plus de marge à l’expression individuelle, à l’autonomie, et développant des mécanismes de reconnaissance et de confiance.
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Source : « La transformation de l’IT à l’ère du digital », HETIC, conférence Sia Partners.
 

17Cette capacité d’autodétermination du consommateur, du citoyen, du patient, de « l’apprenant » est un défi pour les structures en place qui doivent ou monter en excellence ou simplement laisser la place à l’utilisateur comme le guichetier de banque a été partout supplanté par les distributeurs automatiques. Cette érosion des tâches administratives subalternes et la montée en performance de la qualité d’information transforme la plupart des métiers tertiaires qui n’avaient que marginalement été engagés dans la révolution de l’informatique : santé, transports, éducation…

18Cette remise en cause des rôles institutionnels ne peut laisser à l’écart le cœur des systèmes modernes, en l’occurrence la régulation par l’Etat et son contrôle démocratique. L’Etat tend à devenir une plateforme d’interopérabilité entre entreprises, citoyens et acteurs publics. De nombreux pays avancés en matière de numérisation de l’information publique et e-administration ont largement engagé cette mutation, tels le Royaume-Uni, l’Australie, la Suède.

19Mais la libéralisation de l’accès implique également un contrôle de l’accès. Il est évident que la sécurité et la protection du patrimoine informationnel de la personne, de l’entreprise et de la communauté a commencé à prendre une place majeure dans les politiques de numérisation de l’information et de la connaissance. Toutefois, c’est un sujet souvent mal posé. Faute de diagnostic fin, on applique sans nuance le principe de précaution : tout doit faire l’objet du même degré de protection. Et pour y parvenir on impose une protection péri-métrique étanche, partant du principe que les « bad guys » sont nécessairement à l’extérieur et que, si on leur oppose un mur d’enceinte efficace, la vie à l’intérieur sera protégée. Cette vision, acceptable dans un monde figé, n’est plus opératoire dans un monde ouvert où précisément les flux internes et externes sont constamment mélangés.

20Enfin, l’entreprise doit piloter ses multiples contributeurs. La question pratique qui est posée aux nomades est bien d’accéder aux informations des entreprises où ils opèrent comme à celles de leur propre entreprise à partir de l’extérieur. La mobilité des personnes entraîne la nécessité de maîtriser ce qui se connecte sur le réseau de l’entreprise, quelle que soit la méthode d’accès. Accéder au Web, partager des ressources collaboratives, utiliser des flux vidéo pose constamment des problèmes pratiques frustrants. Or l’entreprise étendue impose ce mode de fonctionnement. L’efficacité qui en résulte ne peut être compromise par des mesures de sécurité trop générales et trop contraignantes.

21Le changement des modèles de production. Voilà bien la question ultime que cette analyse des transformations de la société numérique doit poser. Pourquoi et comment travaillera-t-on dans un monde numérisé ? L’ère du numérique dans laquelle nous sommes entrés depuis les débuts du Web – il y a maintenant plus de quinze ans – bouleverse le modèle de production. Donc les mesures de la productivité. Nous sommes entrés dans une logique de rendements linéaires. Plus on produit, plus il y a à produire. Les tâches ne sont jamais épuisées. Pour les métiers modernes de l’entreprise (conception, coordination, commercialisation, communication), la lumière ne s’éteint jamais… La mondialisation numérique s’affranchit des fuseaux horaires et des distances, du jour et de la nuit. L’immensité du potentiel du Web conduit à n’en jamais toucher les limites. Nous nous situons à présent dans un monde infini de « manipulations de symboles », selon la formule du chercheur et homme politique américain Robert Reich. Au siècle des réseaux et du cerveau d’œuvre, alors que la dématérialisation multiplie à l’infini idées, sons et images, produire du sens devient aussi important que produire des biens. L’intelligence collective en réseau peut réduire les dommages collatéraux d’une croissance qui ne s’est pas préoccupée des équilibres naturels de long terme.

22Composer avec de nouvelles incertitudes. Au-delà du champ d’opportunités immense qu’augure l’avènement du monde numérique, s’ouvrent de nouvelles craintes liées au cyberterrorisme ou encore au développement de nouveaux totalitarismes. Il convient alors de se préparer à des renoncements et des deuils pour mieux aborder ce rivage inconnu, cette transformation que va catalyser le numérique. Hervé Fischer nous avertit : « Certes, la révolution technologique n’est pas sanglante. Elle ne tue pas. Elle paraît même douce et rationnelle. Mais elle s’installe et s’étend à toutes les activités humaines de façon si rapide qu’elle en devient violente. Sa puissance même est telle, dans tous les domaines, de la guerre, de la science, des industries, du commerce, de l’art, de l’imaginaire, de la politique, de la vie privée, etc., qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’elle transforme profondément le monde à jamais. » Les Etats doivent défendre les intérêts de leurs citoyens et la souveraineté nationale et s’équiper face aux menaces réelles de cybercriminalité et de cyberguerre qui vont prendre une place majeure dans le futur. Il faut donc organiser cet accès aux données et à l’information en gérant la qualité du service fourni comme la maîtrise de la sécurité à chaque étape, pour chaque usage et pour chaque acteur.

23Le monde numérique du xxie siècle nous apparaît rempli de promesses et d’incertitudes. Alors que la puissance des outils croît de façon exponentielle, il est difficile de faire des prévisions par extrapolation linéaire de ce que nous observons. Il faut admettre que nous allons encore vivre dans les prochaines années de grandes mutations techniques qui, bouleversant les équilibres historiques, vont mettre à l’épreuve notre capacité d’adaptation et d’intelligence face à un monde bruissant d’innovations.


La relocalisation industrielle, dépasser l’utopie ?

Ce texte a primitivement été écrit pour être publié par Fondapol. Il m'a été demandé de le raccourcir car son format était trop long pour entrer dans une seule étude de Fondapol, qui en publiait simultanément plusieurs. Plutôt que de le modifier j'ai décidé finalement de le publier sur mon blog car les analyses historiques et chiffrées sont tout à fait à jour au début 2020 et peuvent contribuer au débat des élections présidentielles. L'engagement de l'Etat sur France 2030 n'est pas développé ici, et le sera par ailleurs. Les données sont à jour au 31 décembre 2019. La crise de la COVID étant exceptionnelle, les données économiques de 2020 et 2021 sont atypiques. Le lecteur intéressé pourra trouver les analyses sur l'automobile à jour notamment sur Linkedin.

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Le thème de la désindustrialisation de la France est récurrent dans la vie politique et sociale, mais a connu une accélération depuis la crise de 2008. En 2020, la crise de la COVID 19 n’a fait que rendre plus actuelles les réflexions sur la dépendance envers des sources de productions extérieures à notre territoire, d’autant plus qu’elles touchent le cœur sensible de notre société, la santé.  Les rapports alarmistes se succèdent depuis vingt ans pour mettre en évidence le décrochage industriel de la France et son impact sur l’emploi. Mais manquer de respirateurs et de masques donne un contenu immédiat et concret à ce constat. D’autres crises illustreront d’autres carences. C’est pourquoi la maîtrise de l’avenir industriel de la France est un des sujets les plus complexes, mais des plus impliquant de la décennie.

Les gouvernements successifs, de gauche et de droite, se saisissent tour à tour de la question avec gravité, souvent contraints par les sinistres industriels. Mais rien n’y fait. Les chiffres sont brutaux : avec une part de l’industrie dans le PIB inférieure à 10%, la France est un des pays les moins industriels de l’Union européenne.  La part de l’industrie a régressé de 25% en 1975 à 10 % en 2018.  La tentation est de n’y voir qu’une cause unique, la mondialisation, rejetée par une partie de l’opinion comme le facteur clef du déclin industriel et de la détresse de nombreux territoires abandonnés par l’industrie.

Pour éviter ce recul économique, et ses conséquences sociales et politiques, réindustrialiser est devenu un axe majeur du discours public. C’est un thème politiquement fédérateur puisqu’il couvre un large spectre de préoccupations. L’industrie est une activité de synthèse qui renvoie à des concepts comme ceux de la souveraineté économique, de l’aménagement du territoire, de la création d’emplois, mais aussi de la souveraineté politique, qui s’est répandue récemment dans l’espace politique. Sans une capacité à couvrir de façon autonome l’essentiel de ses besoins stratégiques, la France, selon ces analyses, aurait un poids politique amoindri. L’actualité de ce thème a été réactivée par la crise de la COVID-19 qui a mis en évidence la dépendance de l’économie française envers des fournisseurs extérieurs pour des produits devenus, transitoirement, d’importance stratégique.

Toutefois, l’industrialisation est un sujet si vaste qu’il se décompose en multiples strates et suscite de multiples attentes, confuses et contradictoires. Ce ne peut que conduire à d’amères déceptions face à la difficulté de l’exercice. Il n’y a pas de solution miracle, car l’industrialisation s‘inscrit dans le temps long.  Le débat sur la « réindustrialisation » de la France, pour éviter les biais nombreux qu’il recèle, ne peut faire l’économie d’une analyse systémique de ce que sera l’industrie du XXIe siècle, en se gardant bien de ré-imaginer ce qu’il aurait fallu faire il y a vingt ans, abondamment décrit, piètrement exécuté. Il faut clairement être tiré par le futur, mais encore faut-il en rassembler les capacités.

Mais, sans tomber dans une inutile nostalgie, il faut aussi comprendre d’où vient l’industrie en France. Il n’y a pas de discontinuité brutale dans l’évolution économique qui est le produit d’une évolution lente du système socio-technique. Le système socio-technique associe transformations techniques et changements de comportements des acteurs sociaux dans une co-évolution de long terme qui agit sur l’ensemble des composants de la vie économique et sociale. Le progrès technique se diffuse à travers les produits, se transforme à travers les usages pour être métabolisé par le corps social au point de devenir insensible aux utilisateurs. C’est cette déformation lente de la structure et des comportements de notre société, agraire, industrielle, puis post-industrielle qui apporte simultanément les solutions et les problèmes. Le transport hippomobile a été facteur de progrès pendant pratiquement tout le XIXe siècle avant d’être rejeté par la civilisation automobile basée sur le moteur à explosion, elle-même contestée en ce début du XXIe siècle au profit de la généralisation aux véhicules individuels de l’électromobilité … On note qu’il faut un siècle pour faire bouger des systèmes efficients qui ont réussi à développer un écosystème résilient.

Plus encore, il faut prendre conscience que tout problème d’aujourd’hui est une solution d’hier. L’histoire économique ne se construit pas par élimination des caractéristiques de chacune des étapes, mais par additivité. Cette histoire laisse des traces dans les paysages et dans les femmes et les hommes qui ont construit cette évolution : traces culturelles  - quand on dessine un train à un enfant, on trace une locomotive à vapeur -, traces géographiques - dans les sols, l’habitat, les mobilités -, traces démographiques - santé, éducation -Réindustrialiser la France dans ce contexte systémique n’est qu’un composant, certes majeur, du processus complexe d’un pilotage prospectif de la société qui s’imprègne des composants socio-économiques du passé.

Or l’industrie, comme l’agriculture, n’est pas un concept abstrait. Elle est incarnée dans des installations physiques, les usines, dont chacun peut imaginer sa propre représentation, car très peu les connaissent vraiment. Mais l’industrie se matérialise surtout dans ses produits. Ce sont des interactions structurelles de long terme entre les lieux de production, le territoire où ils sont implantés, les flux de ressources et de compétences qui les irriguent et les produits que nous utilisons dans la vie quotidienne qui déterminent notre compréhension et notre lecture culturelle de l’industrie. Or tout, dans la culture française, a conduit au fil du temps à dissocier ces facteurs, chacun pouvant, selon ses clefs d’analyse culturelle et idéologique, rejeter avec conviction l’industrie comme facteur de perturbation, mais revendiquer la création d’emplois industriels et développer de vibrants plaidoyers pour l’innovation. Aujourd’hui se développe même un courant qui rejette l’innovation, suspecte de dégradations environnementales et de déchirements du tissu social. On demande un moratoire sur la 5G alors qu’il y a déjà en Chine 120 millions d’abonnés et 190 millions dans le monde fin 2020.

 «Ré»industrialiser porte une promesse forte. Elle fait référence à un imaginaire de prospérité et de puissance. Cela implique que la France ait pu avoir, dans son histoire récente, une performance industrielle incontestable qu’il faudrait reconquérir. La France se rêve en grande puissance industrielle alors que l’industrie ne représente en 2020 que 9% de son PIB et 2,9 millions de salariés. Elle s’est accommodée de cette situation qui ne suscite pas d’indignation collective alors que cette régression industrielle prive la France d’une capacité de création d’emplois et de richesses. Le PIB par tête de la France en 1970 était du même ordre que celui de l’Allemagne (19 543 $ vs 20 828 $). En 2019, l’écart s’est creusé : 43 074 $ vs 50 140 $, soit 14% d’écart. L’Allemagne a depuis développé son expertise industrielle à l’échelle mondiale. Elle a réussi en dépit des vicissitudes de son histoire à ancrer ses performances industrielles et commerciales sur le temps long.  Or pour la France cette dynamique industrielle trop anémique représente une destruction massive de richesse. Cela pourrait être douloureux et inciter à des puissantes réactions collectives. Il n’en est rien. L’opinion a été anesthésiée, car cette destruction de valeur a été compensée constamment par l’augmentation des dépenses publiques. La dépense publique passe en moyenne sur la décennie 1960-1970 de 39,3% du PIB à 53,7% du PIB sur la décennie 2000-2010, les prestations augmentant de 19,2% à 28,8%.  Ce que notre pays est incapable de produire comme valeur ajoutée, on le demande à la solidarité fiscale… et à la dette.

Si c’est aujourd’hui redevenu un sujet de politique intérieure, c’est que la crise de la COVID-19 a fait apparaître des fragilités dans nos chaînes d’approvisionnement suscitant l’attente d’une meilleure maîtrise des produits critiques. La crise économique provoquée par le confinement a également un impact sur la vulnérabilité de beaucoup d’entreprises qui risquent de disparaître comme en 2009, fragilisant à nouveau le tissu industriel et l’emploi.

Mais, malgré la tentation française de recourir systématiquement à l’ombrelle protectrice de l’État, l’industrie ne se gère pas par décret ou déclarations généreuses comme on l’a constaté au cours des trente dernières années, notamment dans le traitement politique des sinistres industriels. Elle a ses logiques techniques, économiques, logistiques largement méconnues par l’opinion qui croit volontiers que le volontarisme et l’argent public suffisent. De plus, quoi que l’on pense de la mondialisation, il faut admettre que ces logiques sont désormais mondiales, car aucun pays ne peut couvrir seul la totalité de ses besoins, l’échange étant le moteur de la diversité, de l’innovation et de la prospérité.

Le réalisme, et l’histoire économique nous forcent à rappeler que le succès de l’industrie suppose des clients, des produits attractifs, des marges suffisantes pour innover et investir. Or, dans une économie concurrentielle, personne n’empêchera les clients de rechercher systématiquement le meilleur rapport coût/valeur en regardant au-delà des frontières. La compétitivité est la base du succès. Elle résulte aussi bien de l’initiative des personnels des entreprises et de leurs dirigeants que de la facilitation de la mise en œuvre de facteurs de production efficients, action multiforme pour laquelle l’État dans notre société conserve un rôle central. La viscosité de l’écosystème industriel interdit les coups de barre éphémères et les décisions spectaculaires contextuelles. Cela implique, au contraire, une gestion patiente du temps long, la plupart du temps incompatible avec les exigences de résultats du temps politique. Et ce temps long est composé des microdécisions des agents économiques, qui façonnent au fil du temps la consommation et l’investissement, mais aussi des choix des profils de compétence et de carrière, qui composent un continuum qu’il est impossible de réorienter rapidement.

Enfin, le débat sur l’industrialisation ne peut se résumer à une vue globale issue des données macroscopiques et à la seule analyse de la balance commerciale. Il s’incarne dans les territoires. L’industrie au XIXe siècle est née du sol, de ses ressources minérales et de sa population. Elle y a laissé une empreinte, des traditions, des infrastructures. Chaque révolution industrielle est venue bouleverser ce paysage industriel, sans l’effacer tout à fait puisque les stratégies industrielles ont visé à compenser le déclin des révolutions précédentes en assurant une continuité des emplois et une réutilisation des infrastructures. Or, les problèmes d’aujourd’hui ne sont que les solutions d’hier. Les investissements réalisés dans les territoires de première industrialisation pour compenser la perte des activités minières, sidérurgiques et textiles sont la cause de nouvelles difficultés telles que celle de l’usine Bridgestone de Maubeuge, implantée en 1961. Cette histoire, où les images de crise effacent celles de l’emploi et de la prospérité antérieurs, détermine la relation des Français à l’industrie.

Pays peu dense, la France a un potentiel considérable pour un développement économique qui exploiterait ce potentiel d'espace de qualité, autour de ses villes moyennes, avec des infrastructures de communication et de télécommunications efficaces. Là encore il faut se méfier des modes et des réactions épidermiques ; trois mois de confinement ne suffisent pas à modifier des habitudes profondément ancrées dans la société. Le désir de qualité de l'espace ne doit pas faire oublier, de façon angélique, que les services indispensables sont aussi liés à la densité. Il y a une contradiction technique et économique entre qualité de vie en espace peu dense et qualité de service.

Aussi, explorer les voies de l’industrialisation future de la France implique de puiser dans l’histoire économique des analyses éclairant sur les marges du possible. Mais c’est aussi se projeter dans un futur à inventer, en dépassant les analyses pertinentes des multiples rapports existants, pour se concentrer sur les mécanismes de décision permettant de transformer ces intentions en réalités tangibles. Penser juste ne suffira plus pour relever les multiples défis qui sont ceux de nos vieilles sociétés impériales qui n'arrêtent pas de ne pas comprendre pourquoi elles ne sont plus au centre du monde. Or il faut agir pour conserver notre attractivité, notre pouvoir d'achat et notre système social ! 

 

Pourquoi un tropisme sur l’industrie ?

C’est probablement parce que la plupart des rapports et politiques qui traitent de l’industrialisation de la France depuis l’après-guerre se concentrent sur le « comment », et non pas sur le « pourquoi » que l’on accepte sans trop de peine la multiplication des échecs des politiques dites industrielles.  Si l’on échoue, alors que nous avons les compétences et les infrastructures, c’est probablement parce que la société française ne ressent pas comme une « ardente nécessité » le fait de disposer d’une industrie suffisamment puissante. Dans notre monde de la rapidité et des évidences, on passe beaucoup de temps à s’interroger sur les solutions et certainement pas assez à comprendre les problèmes. C’est pourquoi remonter aux sources de l’industrialisation de la France peut nous aider à comprendre pourquoi ce pays n’a pas réussi, comme l’Allemagne, à transformer le potentiel qui en faisait entre 1890 et 1914 le leader mondial de l’innovation.

L’image que les Français se faisaient et se font encore de l’industrie est une des sources majeures de ce désintérêt.  C’est parce qu’ils voient encore dans l’industrie un modèle historique de sueurs des hommes et de suies des cheminées d’usines qui a fait fuir des générations qui se sont retrouvées dans des activités jugées moins dangereuses et moins intenses, comme le secteur public. Parce qu’on a aussi longuement expliqué que l’usine était le lieu de la lutte des classes et que ses grands symboles, de 1936 à 1968, se situaient dans l’industrie chez Renault, Berliet et dans la sidérurgie lorraine. C’est parce qu’au XXIe siècle on assimile encore l’industrie à la pollution que l’industrie est la mal aimée du discours écologiste. Au fond, pour de multiples raisons, qui ont varié dans le temps, la classe politique est depuis le XIXe siècle, déchirée entre le désir d’industrie et son rejet. Inconsciemment, elle comprend bien l’intérêt économique et stratégique d’une industrie génératrice de puissance économique. Mais l’industrie est complexe, incertaine et génératrice de tensions qu’il faut bien arbitrer.

C’est pourquoi l’idée d’une société post-industrielle, prospère et innovante, mais sans usine a beaucoup séduit. Cette vision de  Serge Tchuruk, en 2001, alors président d’Alcatel, a très vite été partagée avec enthousiasme. Elle permettait sans peine de réconcilier l’envie d’industrie, source de revenus, symbole de mouvement et de modernité, avec la disparition magique de ses désagréments.

Or la question posée par le thème de la réindustrialisation de la France nous oblige à replonger dans les fondamentaux de l’économie. Pourquoi est-il important pour un pays de disposer d’une activité industrielle forte ? Quels sont les risques courus à négliger l’industrie ? David S. Landes dans son ouvrage magistral « Richesse et pauvreté des nations » développe l’analyse des conditions de l’apparition de l’industrie en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle :

« Le développement  de l’industrie résulte de la conjonction de trois principes :

  • Le remplacement de la force et de la compétence des hommes par des machines, rapides, régulières, précises, infatigables ;
  • Le remplacement des sources d’énergie animées par des sources inanimées, en particulier l’invention de machines permettant de transformer la chaleur en travail
  • L’utilisation de matières premières nouvelles. 

Ces substitutions ont fait la Révolution industrielle. Elles ont entrainé une croissance rapide de la productivité et, parallèlement, du revenu par tête ».

 

David S. Landes rappelle ce qu’est l’industrie : des machines et de l’énergie pour produire de façon rapide et régulière des produits en inventant de nouveaux procédés et de nouveaux matériaux. Tout est dit avec concision.  C’est parce que la révolution industrielle a permis d’accroître la production par tête grâce au progrès technique qu’elle a favorisé le développement économique de toutes les composantes de la société. Car en dégageant une valeur ajoutée bien supérieure à tout autre modèle de production, l’industrie a permis de propager sa propre performance dans tous les secteurs de l’économie et au bénéfice de tous. L’augmentation de la production permet la baisse des prix et l’amélioration des conditions de vie. Il faut bien se rappeler que la révolution industrielle en Grande-Bretagne est une formidable entreprise technique qui touche les textiles, avec la mécanisation du filage et du tissage, la production de fer et de charbon et l’énergie avec la généralisation de la vapeur. Dès 1830, il y a 30 000 machines à vapeur en Grande-Bretagne contre 3000 en France. Elles seront plus de deux millions en 1880. 

Est-ce que la situation techno-économique a changé au XXIe siècle ? C’est bien la maîtrise de la technique qui a fait de Tesla le premier constructeur d’automobiles électriques mondiales malgré l’ironie des constructeurs automobiles installés depuis 130 ans sur ce domaine dont ils pensaient avoir le monopole. C’est bien l’utilisation massive des robots qui permet à l’industrie italienne d’être aussi compétitive à l’exportation et de dégager, en 2019, un excédent commercial de 53 milliards €. Forte de ces compétences, l’Italie est devenue le troisième exportateur mondial de robotique après le Japon et l’Allemagne et emploie 429 000 personnes dans cette industrie. C’est en exploitant méticuleusement l’apport technique initial des entreprises occidentales que la Chine a réussi en moins de vingt ans à devenir le leader mondial de l’automobile pour maîtriser cette industrie avec ses propres compétences.

David Landes analyse aussi, symétriquement, les causes du déclin industriel de la Grande-Bretagne. Pourquoi ce pays, qui était la première puissance industrielle du monde, s’est montré  incapable de déployer autant de dynamisme téméraire pour la seconde révolution industrielle que pour la première ?  L’exemple de l’effondrement de l’industrie automobile britannique y est longuement analysé. En 1989, British Leyland, devenu Rover Group, qui avait, de fusion en fusion, absorbé la quasi-totalité de l’industrie automobile britannique, ne représentait que 13,6% des ventes. On sait qu’aujourd’hui il n’y a plus de constructeur britannique et, ironie de l’histoire, la marque iconique MG qui revient en Europe proposer des véhicules électriques est désormais propriété d’un constructeur chinois. La conclusion est sans appel : « « Un tel calvaire peut s’expliquer de multiples façons. Citons, en plus de la politique gouvernementale, les autres facteurs de déclin qui ont été gestion médiocre, autosatisfaction, relations sociales difficiles dans l’entreprise, structures industrielles trop fragmentées, institutions financières passives et marché intérieur relativement léthargique. »

La contribution de l’industrie à la croissance globale n’a pas été mise en question avant la fin des années soixante. L’évolution constante de l’industrie, grâce à l’innovation et à l’investissement, lui a permis de générer constamment des gains de productivité, qui associés à la baisse des prix des produits industriels et à l’augmentation des salaires a alimenté les autres secteurs. Le pari d’Henry Ford se concrétisait et jusqu’en 1974 personne n’en doutait. En 1973, la France a atteint 6 millions d’emplois industriels. Ce fut un sommet qu’elle ne dépassera jamais plus.

C’est progressivement, dans la décennie soixante-dix, que la baisse de l’emploi industriel a été constatée alors que l’augmentation de l’emploi dans les services rendus aux ménages et aux entreprises est apparue comme un phénomène majeur de l’économie. Or en fait les économistes ont commencé à comprendre que c’est l’industrie qui conditionnait cette dynamique des services. Ce qui apparaît évident aujourd’hui n’était pas aussi apparent à l’époque. Les mutations techniques sont en effet moins sensibles que les mutations sociales. Elles se diffusent lentement dans l’ensemble de l’économie. Les mutations sociales se caractérisent directement par les pertes d’emploi à travers des conflits médiatisés qui choquent l’opinion et nourrissent la colère.

Pierre Massé, dans son ouvrage « Le Plan ou l’anti-hasard », publié en 1991, cite un texte daté de 1965 : « Le problème de vérité de notre économie, c’est celui de nos structures industrielles, de leur concentration, de leur modernisation, de leur aptitude à faire face à la concurrence internationale. » Plus tard, en 1976, Alain Peyrefitte écrit dans « Le mal français » : « L’entreprise par exemple a mauvaise presse. Symbole du capitalisme honni, paravent de puissances mystérieuses, sans cesse accusée « d’exploiter les travailleurs, monarchiquement et obscurément gouvernée, lieu quotidien, inéluctable, d’une vie marquée par la dépendance – elle a tout pour ne pas plaire. Pourtant, dès qu’elle est menacée, chacun se découvre patriote d’entreprise : « On ne ferme pas » - comme à Verdun on ne passait pas… ».

La permanence de la relation tendue de la France, ses pouvoirs et son opinion publique, avec son tissu industriel est d’autant plus troublante qu’elle est lucide. Nul ne peut prétendre que l’importance de l’industrie n’a pas été comprise par les dirigeants. Cette lucidité se trouve, aiguisée, dans le rapport de Louis Gallois en octobre 2012 : « La perte de compétitivité industrielle est le signe d’une perte de compétitivité globale de l’économie française. Car l’industrie ne se développe pas en vase clos : elle dépend des autres secteurs de l’économie, des services et de l’énergie en particulier ; elle dépend de l’écosystème créé par les politiques publiques, de la dynamique des dépenses et des recettes publiques, du fonctionnement des services publics, des grandes infrastructures, comme de l’appareil de formation et de recherche ou du marché du travail. Cette perte de compétitivité est, pour une large part, à l’origine de déséquilibre des finances publiques comme du chômage ; elle limite notre marge de manœuvre en Europe et dans le monde, elle menace notre niveau de vie et notre protection sociale ; elle réduit la capacité de croissance de l’économie. »

En 2017, les entreprises du secteur tertiaire (non agricoles et non financières) totalisent 63% de la valeur ajoutée et emploient 64% des salariés.  Les entreprises industrielles, au nombre de 178 800, soit 7% des entreprises, réalisent 28% de la valeur ajoutée, 31% du chiffre d’affaires, mais représentent 65% des exportations. Plus capitalisées, moins nombreuses, les entreprises industrielles sont au cœur de la capacité exportatrice.

En 2020, la France reste en effet un grand pays industriel. Les produits manufacturés représentent 92,5% des exportations. Mais cette capacité d’exportation ne suffit pas à financer nos besoins d’importation. La difficulté a toujours été de trouver les moyens de rendre l’industrie française durablement compétitive à travers un rapport qualité/prix de ses offres, attractif pour les clients, intérieurs et extérieurs. Or le réglage de cette compétitivité par le taux de change et les barrières douanières, instruments largement utilisés par les gouvernements pour régler des problèmes de long terme par des mesures de court terme, compatibles avec leur horizon politique, n’est plus possible avec le libre-échange et la monnaie unique. C’est pourquoi quelques souverainistes qui font de l’abolition des traités européens et de la monnaie unique la condition du retour à une prospérité industrielle française idéalisée, négligent, à dessein, la réalité systémique de l’industrie.

Or le solde des échanges commerciaux de la France s’établit en 2019 à -78,9 milliards €. C’est l’énergie qui, malgré la puissance de notre parc électronucléaire, représente la part la plus importante de ce déficit, 44,8 milliards, suivie des produits manufacturés, 35,5 milliards, dont 32,5 milliards avec l’Union Européenne. Le solde négatif avec l’Allemagne seule représente 14,9 milliards € soit 19% du déficit global. Contrairement à une idée courante, ce n’est pas la Chine le pays dont la France importe le plus de biens industriels, mais l’Allemagne.  En 2019, la valeur des importations chinoises s’élevait à 53,8 milliards €, contre 85 milliards pour l’Allemagne et 43,5 milliards pour l’Italie. Certes, la valeur des importations chinoises a été multipliée par 5 en vingt ans, mais aussi par 1,5 pour l’Allemagne.

Réindustrialiser, c’est réinventer l’industrie en France, c’est comprendre et transcender ses fractures durables, mais sans rêve démesuré. Partir pragmatiquement du réel, corriger point par point, sur le terrain de l’entreprise et du territoire, et riposter à la mesure de nos capacités sur les sujets réellement importants pour le futur est le seul parcours possible. Il n’est ni simple ni spectaculaire. Mais seuls le pragmatisme et l’humilité permettront d’avancer pas à pas.

L’industrie en France, un siècle de tensions 1870-1970

La France au XIXe siècle est un pays fondamentalement agricole et rural.  Elle le restera jusqu’au début des Trente glorieuses. La ruralité influence le modèle de développement économique et l’action des pouvoirs publics, très soucieux de l’électorat rural. L’industrie parvient toutefois à se développer sans bénéficier de la même dynamique collective qu’en Grande-Bretagne ou qu’en Allemagne. L’industrie reste méconnue et incomprise.  Il est probable qu’elle le demeure encore.

L’effacement de la prédominance de l’agriculture

L’exode rural qui a commencé au milieu du XIXe siècle ne met pas un terme rapide aux structures agricoles classiques, familiales, de polyculture et polyélevage. Ce sont les ouvriers agricoles plutôt que les exploitants qui quittent la terre pour la ville et l’industrie. Au début du XXe siècle, il y a plus de deux millions d’exploitations agricoles dont 85% ont une superficie de moins de 10 ha.  Elles sont intensives en travail et n’investissent pas pour se moderniser avec des machines, mais préfèrent investir en foncier. La guerre de 1914-1918, qui a ravagé la population agricole, affaiblit ce modèle traditionnel et induit une mécanisation lente, favorisant le développement des exploitations de 10 à 50 ha. Mais il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour assister à une vague de modernisation sans précédent de l’agriculture française fondée sur le développement technique et la mécanisation, inspirée des États-Unis à travers le Plan Marshall.

Si la baisse du nombre d’actifs agricoles a commencé au milieu de XIXe siècle, après son apogée à 9,3 millions, elle a été beaucoup plus lente en France qu’en Grande-Bretagne ou en Allemagne. La rétention de main-d’œuvre dans le monde rural explique le démarrage plus lent de l’industrie et le retard dans la modernisation de l’agriculture. C’est surtout après 1919 que la population agricole baisse au rythme de 78 000 actifs agricoles en moins par an, puis après 1946 au rythme de 135 000 personnes par an jusqu’en 1974.

Le glissement sémantique du terme « paysan » vers le mot « exploitant agricole » traduit bien ce changement d’époque.  Les conséquences sur la structure agricole de la France sont considérables. Entre 1954 et 1976, le nombre d’exploitations agricoles est divisé par deux, les SAFER, créées en 1962, fluidifient l’accès au foncier et la Politique agricole commune (PAC) sécurise les prix de vente à partir de 1962.  La population active agricole passe de 6,3 millions en 1955 à 1,5 million en 1970, glissant de 27% de la population active en 1955 à 14% en 1970, pour atteindre 500 000 actifs en 2010, soit 3,5% de la population active. Car l’agriculture est entrée dans un cycle d’augmentation de la productivité et d’amélioration des conditions de vie et de travail des exploitants agricoles. L’agriculture s’aligne progressivement sur les autres activités économiques par son mode de gestion, ouvert aux courants sociétaux et soucieux de capter l’évolution de la demande. La spécificité française d’une paysannerie puissante est un modèle révolu, les exploitants agricoles étant devenus des entrepreneurs sensibles aux mêmes transformations que leurs collègues patrons de PME industrielles, notamment l’informatisation du monde rural. La dynamique de modernisation entrepreneuriale, caractéristique du monde industriel, a atteint le monde agricole au début du XXIe siècle, parachevant sa mutation structurelle. 

Territoire et démographie

Avec 67 millions d’habitants sur 552 000 km2, soit 115 habitants/km2 nous avons une des densités les plus faibles des pays européens. L'Allemagne avec 229 h/km2, le Royaume-Uni avec 257 h/km2 nous enfoncent largement. C’est un fait nouveau. Au sommet de sa puissance politique sous le Premier Empire, la France comptait 29 millions d’habitants, la Grande-Bretagne 7,7 et le territoire de la future Allemagne 21 millions. Toutefois, en un siècle, en 1900, avec 40 millions d’habitants, la Grande-Bretagne 30 millions et l’Allemagne 56 millions la France avait perdu sa suprématie démographique. Jusqu’en 1795, la France était la première puissance démographique en Europe, et la troisième mondiale. Elle resta quatrième jusqu’en 1866, dépassée par la Russie. Avec une croissance de même ampleur que celle de nos voisins, la France aurait dû dépasser 70 millions en 1900. La fin du Second Empire, le repli protectionniste de Méline avaient cassé cette dynamique alors même que par sa culture et son imagination la France était sans peine la première nation innovante de la planète. Nous avons perdu en un siècle un potentiel de l’ordre de trente millions d’habitants supplémentaires. Trente millions d'innovateurs, de consommateurs, d'investisseurs pour peupler ce corps trop large et mégalocéphale qu'est notre pays.  Car nous avons toujours le même territoire à gérer. Cette sous-densité est un facteur de coût de structure qui nous différencie de nos voisins. Ainsi, avec un million de kilomètres de routes, nous avons un réseau égal au total des réseaux routiers italiens et allemands. Notre réseau de services publics, de bureaux de poste, d’école, facteurs de vie dans les communautés dispersées représente un atout pour gérer de façon vivante notre grand territoire, mais également un coût élevé, et les populations y sont âprement attachées.

Un développement industriel diffus favorisé par le chemin de fer

L’industrie est parvenue au cours du XIXe siècle à se hisser parmi les priorités nationales sans jamais susciter un engouement collectif. La France entretient avec l’industrie une relation singulière dont les racines sont multiples et résultent d’une co-évolution entre les systèmes techniques et économiques, les systèmes politiques et la culture. Ceci constitue un ensemble aux évolutions lentes qui résiste aux tentations des transformations rapides insufflées périodiquement par les acteurs politiques en quête de résultats immédiats.

L’industrie s’est lentement développée à partir de 1830. En 1845, trois départements (Rhône, Nord, Seine-Maritime) regroupent le tiers des ouvriers français. En ajoutant les Ardennes, la Loire, la Loire-Atlantique et la Haut-Rhin, on totalise 45% de l’emploi industriel. C’est sur ce socle territorial étroit que l’industrie va se développer. C’est l’industrie textile qui est la mieux distribuée sur le territoire en regroupant 60% des ouvriers et 50% de la valeur ajoutée industrielle. La région de Roubaix et Tourcoing devient au début du XXe siècle un pôle mondial du textile dont la puissance est symbolisée par l’Exposition internationale de 1911 qui attire près d’un million de visiteurs.  Mais fractionnée, elle aura beaucoup de difficultés à se moderniser pour améliorer sa compétitivité. L’atout de la France à la fin du XIXe siècle sera son décloisonnement grâce au chemin de fer. La France dispose en 1869 d’un réseau ferré exceptionnel de 20 000 kilomètres, dépassant celui de la Grande-Bretagne pionnière. 

L’industrie en France à la fin du XIXe siècle reste toutefois inégalement répartie sur le territoire, amputé depuis 1870 du nord-est industriel, Alsace et Moselle, soit 1,6 million de personnes. Au titre du Traité de Francfort, signé le 10 mai 1871, qui consacre sa défaite, la France doit également payer à la Prusse une indemnité de 5 milliards de francs-or en trois ans. Cette défaite cuisante sanctionne un Second Empire qui avait connu une croissance économique remarquable. Mais la France parviendra à se relever de cet échec sévère.  

L’ampleur de la défaite et la perte de 2,6 % du territoire et de 4,1% de la population ne cassent pas, en effet, la dynamique entrepreneuriale engendrée par le Second Empire. La Troisième République, pour renouer avec le rythme de la croissance économique, se lance à nouveau dans le développement du réseau de chemin de fer en autorisant de nombreuses compagnies à créer des réseaux complémentaires aux six grandes compagnies historiques. En 1879 est lancé le plan Freyssinet qui vise à doter chaque sous-préfecture d’un accès au rail. Ce réseau va jouer un rôle essentiel dans la diffusion sur tout le territoire de la dynamique industrielle et agit sur la demande intérieure de biens d’équipement. Ces 17 000 kilomètres de voies supplémentaires vont porter le réseau ferré français à 39 000 kilomètres en 1913. L’Exposition universelle de 1879 salue ce nouvel âge d’or scientifique et industriel, ce qui permet à Léon Gambetta de s’exclamer lors de son inauguration : « La France est un éblouissement pour le monde ».

L’impact du chemin de fer sur l’économie est considérable. Car en facilitant le transport de marchandises, le rail créée un espace économique unifié. De 1850 à 1900, le trafic de marchandises par la route est multiplié par 1,3, par voie d’eau par 3, mais par chemin de fer il est multiplié par 33. En 1931, la consommation de charbon des sept grands réseaux ferrés représente 13% de la production nationale, et les houillères sont les plus grands clients des chemins de fer, le charbon représentant 25% du tonnage transporté par le fer. Cette interconnexion déterminera la trame du système industriel français jusque dans les années 50 et marquera le paysage industriel et culturel, chemins de fer et houillères établissant un modèle d’organisation et de relations sociales.

De 1870 à 1914, l’Europe occidentale allait connaître une vague d’innovation qui allait transformer profondément l’économie et la vie quotidienne. Aux industries de la transformation du métal, portées par l’énergie de la houille, allaient s’ajouter les multiples transformations de la gamme des produits et des process qui les rendaient possibles. L’électricité, le moteur à explosion, la chimie organique, l’aluminium nourrissaient le développement d’industries nouvelles telles l’automobile, l’aéronautique… Les usines se réinventaient grâce à l’électricité qui permettaient à chaque machine d’être dotée de son propre moteur. La France tenait brillamment sa place dans cette transformation technique et l’Exposition universelle de 1889 montrait son dynamisme industriel face à la Grande-Bretagne. 

La France a su prendre une place déterminante dans la seconde révolution industrielle. Elle devient le foyer de l’innovation européenne pour l’automobile et l’aviation, à la fois activités de sport et d’exploits individuels, qui marquent la capacité du pays à sortir de son image conservatrice, et industries mécaniques naissantes dont l’essor allait entraîner un développement industriel diffus. Les matériaux, la chimie, l’automobile, l’aéronautique étaient dominés par la France et l’Exposition universelle de 1900, après celle de 1889, en apportait l’éclatante preuve en attirant 51 millions de visiteurs.

La France est en 1914 le premier constructeur européen d’automobiles et le premier exportateur mondial. Elle produit 40% des moteurs d’avion. Ces activités nourrissent le développement des métropoles industrielles que deviennent Paris et Lyon, prenant le relais des zones minières et métallurgiques du Nord, de l’Est et du Massif central. À la veille de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière représente le groupe social dominant avec six millions de personnes.

La France doit, en partie, cette dynamique à l’excellence de son réseau de chemins de fer qui stimule les échanges de population, mais surtout de marchandises. En 1913, la France dispose de 40 783 kilomètres de lignes principales et 10 789 kilomètres de voies d’intérêt local et de desserte industrielle. 356 000 agents font fonctionner ce réseau, rentable, financé par l’épargne dont il constitue le cinquième de la fortune privée.

Après la Première Guerre mondiale, automobile et aéronautique poursuivent leur essor tout en affrontant leurs premières crises économiques et sociales. Dès 1919, Louis Renault et André Citroën rivalisent pour adopter dans leurs usines les principes de rationalisation industrielle nées chez Ford aux États-Unis. La modernisation de ces usines passe par l’adoption des chaînes d’assemblage, le passage à la carrosserie tout acier qui permet l’introduction des presses et machines-outils. L’usine Renault de l’île Séguin, construite entre 1928 et 1930, est le symbole de cette transformation radicale de l’industrie vers la production de masse. Les constructeurs français sont à l’avant-garde de l’innovation avec des modèles emblématiques comme la Traction Citroën, lancée en 1932, première traction avant, tout acier, de la production mondiale. En 1929, les Annales de géographie écrivent : « En 1927, nous avons exporté 52 000 autos et importé 16 000. La fabrication française de l’automobile est une des plus remarquables et des plus puissantes industries du monde, États-Unis exceptés. Son développement est un des aspects les plus frappants de notre histoire économique au XXe siècle. » En 1939, ce sont 140 000 salariés qui travaillent en France dans l’industrie automobile dont 120 000 en région parisienne qui représente 75% de la production automobile française.

La métamorphose de la France d’après 1945

Poussée par la dynamique de la reconstruction, l’économie française connaît sous la IVe République une mutation considérable encadrée par les plans. Le PIB, en francs constants, augmente de 43% entre 1950 et 1959, l’agriculture connaît une croissance de 6,8% entre 1949 et 1962 et l’industrie, restructurée et modernisée, notamment grâce au Plan Marshall, de 6%. Le premier vol de la Caravelle en mai 1955, même année que le lancement de la DS Citroën démontre la capacité d’innovation technique de l’industrie française, qui sera confirmée par le premier vol de Concorde le 2 mars 1969. C’est l’essor de ces deux secteurs d’excellence qui vont porter l’industrie française tout entière pendant 60 ans. La France accède également à la consommation de masse. Il y avait 10 000 téléviseurs en 1950, il y en aura un million en 1958. Le pouvoir d’achat du salaire horaire moyen a crû de 43% entre 1950 et 1958. Mais ces succès ne dissolvent pas pour autant tous les freins au développement économique que la France a accumulés et qui sont listés dans le rapport Rueff Armand sur « les obstacles à l’expansion économique » publié en juillet 1960.

 

Les villes moyennes ont été des berceaux industriels dynamiques

Autour du textile, mais aussi de la mécanique légère, s’est constitué jusque dans les années soixante un réseau de villes moyennes dynamiques qui ont connu, à partir des années soixante-dix, des fermetures d’établissements industriels souvent à l’issue de conflits sociaux emblématiques.

L’industrie en France s’est développée autour des ressources naturelles, l’énergie et les mines de charbon et de fer. Le XIXe siècle a structuré le paysage industriel autour du charbon et de la métallurgie. Les techniques ont été importées de Grande-Bretagne qui avait une avance technologique considérable, avec des techniciens anglais. L’innovation s’est aussi rapidement développée avec les ressources propres. L’histoire industrielle du bassin stéphanois est run exemple remarquable.  Fondé sur une grande expérience artisanale dans le traitement du métal, notamment dans les armes, grâce à la Manufacture royale d’Armes créée en 1764, l’essor industriel se développe à partir de l’exploitation du charbon, premier gisement de France au début du XIXe siècle, qui attire la métallurgie, et une grande diversification dans la mécanique et les textiles. La première ligne de chemin de fer relie Saint-Étienne et Andrézieux en 1827, 20 kilomètres qui marquent l’histoire de la première ligne de chemin de fer française sous l’impulsion d’un entrepreneur, Marc Seguin, qui observe les chemins de fer britanniques pour améliorer en France la performance des voies et des locomotives.  L’histoire de Saint-Étienne est révélatrice de l’apogée et du déclin dans l’intérêt pour l’industrie en France. 

La place de la houille dans l’économie industrielle française a été considérable. En 1960, les mines emploient encore 216 000 personnes. Mais, de 1946 à 1960, la part du charbon dans l’énergie passe de 80% à 56%. Plus encore que les emplois, la mine a développé un mode de relations sociales, imprégné les territoires et les paysages de son empreinte durable. Elle a marqué la population, par un taux de mortalité plus élevé que les autres régions, et l’environnement par un impact durable sur les sols. Le déclin du charbon s’est traduit par la déchirure de ce tissu social à partir de 1960, date du lancement du plan d’adaptation des Charbonnages de France.  Les efforts de reconversion industrielle de ces territoires, qui se sont structurés à partir de 1966, ont dû composer avec ces caractéristiques prégnantes. Le conflit Bridgestone, à Maubeuge, est une réplique lointaine, 60 ans plus tard, de ces reconversions.

Le douloureux reflux de l’emploi industriel

La désindustrialisation de la France s’est incarnée dans une série d’affaires célèbres qui ont instauré un scénario désormais classique. Le défaut d’investissement, le manque d’innovation, le conservatisme managérial ont graduellement dégradé la compétitivité d’industries anciennes et florissantes qui se sont retrouvées déclassées. Si cette mécanique est globale, elle est particulièrement marquante dans des bassins de mono-industries.

Les vieilles régions industrielles liées à la houille, à la métallurgie et aux textiles ont été frappées par la crise dans les années soixante-dix. La liste est longue : Nord Pas-de-Calais, Lorraine, Moselle, vallées vosgiennes, région stéphanoise, Basse Loire, région du Creusot, bassin de Montluçon… La tension occasionnée par ces fermetures tient à l’absence de tissu économique dense et diversifié qui condamne les salariés à des reconversions difficiles et des ruptures douloureuses.

 La chute de l’industrie textile française est symbolique de cette incapacité à repenser un secteur concurrencé par les pays à bas coûts. Entre 1990 et 2015, l’industrie textile française a perdu 75,2% de ses emplois. Quarante années de fermetures d’usines laissent un secteur démembré où subsistent quelques rares pépites, reprises par des acteurs innovants.  Pourtant les groupes au faîte de leur gloire comme Boussac ou Prouvost, puis DMC, (Dollfus-Meig et Compagnie), Lejaby avaient les moyens de réinvestir dans des techniques avancées. En 1993, le groupe Prouvost comportait encore 11 000 salariés pour tomber à 1 000 en dix ans, et toutes les usines du groupe ferment alors rapidement, poussant Roubaix vers la pauvreté après avoir été une des villes les plus riches de France. DMC, créée en 1746, en Alsace, rassemble 30 000 salariés dans les années soixante et 800 en 2008 pour être liquidée en 2009. A l’inverse, la marque Damart, créée en 1953, a survécu grâce à l’innovation et à sa compréhension de l’évolution des marchés vers les seniors, le sport et le plein air . Elle a su s’internationaliser et développer son offre numérique..

La fin de la décennie 2010, un renouveau se fait sentir dans ce secteur grâce à l’innovation, aux textiles techniques, qui permettent des débouchés industriels en dehors de l’habillement, et au luxe, comme Vuitton qui ouvre des ateliers en Vendée ou Hermès une usine dans l’Eure.

On se souvient de la lutte emblématique des LIP, à Besançon, au printemps 1973 en réaction à un projet de fermeture de l’usine qui employait 1200 personnes, avec la manifestation du 29 septembre, attirant plus de 100 000 personnes. LIP était une entreprise florissante au cœur de la Franche-Comté manufacturière. Le Monde écrit en 1962 lors de l’inauguration de la nouvelle usine : « Palente, magnifique outil de production qui fait honneur à l'horlogerie française, confirme Lip dans sa position de grande entreprise industrielle ». Après la tentative de relance industrielle dirigée très médiatiquement par Claude Neuschwander, l’agonie de LIP s’achève par la mise en liquidation en avril 1976. Cette première crise sociale emblématique, en dehors des bassins houillers et métallurgiques, a ouvert une longue série d’événements identiques.

Or on sait qu’un emploi industriel génère en moyenne deux emplois. La fermeture d’un site industriel démontre qu’il n’est jamais possible de maintenir le même nombre et le même niveau d’emplois dans des montages juridico-économiques de circonstance. Les repreneurs providentiels ne font généralement que bénéficier d’effets d’aubaines sans avoir la capacité industrielle de mettre en place des solutions alternatives viables. La reconversion du site Continental de Clairoix est révélatrice. Sur les 1 113 salariés que comprenait le site lors de sa fermeture en mars 2009, 200 ont été réemployés sur ce site de 13 ha, et un salarié sur deux est toujours inscrit au chômage en 2019. 

L’histoire apporte la preuve de ces nombreux dossiers traités à chaud devant les caméras qui finissent, quelques mois plus tard, à la barre du tribunal de commerce avec un triste cortège d’aides financières gaspillées et d’emplois détruits. On ne tord pas la rationalité économique prix/produit/marché. On ne peut pas faire confiance à des investisseurs vautours qui sans projet sérieux ne font que bénéficier d’aides temporaires.

En fait, outre la difficulté concrète du reclassement, le traumatisme des fermetures d’usine est lié à la perte de valeur économique et sociale des emplois de remplacement. C’est la dissolution d’un collectif de travail, créant des habitudes, une solidarité et une confiance en l’avenir. La fragmentation de l’emploi dans des entreprises plus petites est perçue comme une exposition au risque alors qu’il a été démontré que les grandes entreprises n’offrent qu’une protection illusoire sur le long terme surtout sur les bassins d’emploi mono-industries.

La liste est longue de ces espoirs déçus après les réconfortants discours des responsables politiques qui « n’abandonneront jamais ces territoires et leurs travailleurs». Tous les gouvernants, poussés par les opposants du moment, sont obligés de céder à ce discours d’espoir alors qu’ils savent ne disposer que de très peu de moyens pour parvenir à préserver les emplois.

La fermeture des hauts fourneaux d’Usinor Thionville en 1977, annonçant la disparition de 16 000 emplois, puis la fermeture de l’usine Sacilor d’Hagondange en 1979 la disparition de 870 emplois dans l’industrie de la chaussure chez Charles Jourdan à Annonay en 1986, la fermeture des usines Chausson, à Creil entre 1993 et 1995, ne sont que des souvenirs de conflits médiatisés qui ont ouvert une série de fermetures plus discrètes dans tous les secteurs tout au long des années quatre vingt-dix.  Depuis ces grands conflits emblématiques, le rythme de fermetures industrielles est continu et souvent totalement discret, la crise de 2008 ayant touché le tissu industriel diffus de petites entreprises sans épargner les grandes entreprises mondiales comme Continental (fermeture de Clairoix dans l’Oise en 2009) ou le laboratoire Glaxo Smith Kline à Évreux avec 800 emplois en 2009 ou Alcatel-Lucent depuis 2009…

Les dispositifs d’accompagnement social ont été sans cesse améliorés, depuis la fameuse CGPS (Convention Générale de Protection Sociale de la sidérurgie) signée en 1977.  La loi de programmation pour la cohésion sociale en 2005. Les mesures combinent préretraites, aménagements du temps de travail  et … promesses de repreneurs, de créations d’emplois et de reconversion.

 

De 1974 à 2018, la désindustrialisation est continue

La désindustrialisation est un phénomène de fond qui est apparu à bas bruit dès la fin des années soixante et n’a cessé de s’amplifier en France, en Europe, mais aussi aux États-Unis. La désindustrialisation commence même à gagner la Chine. Elle se traduit à la fois par la réduction des emplois identifiés comme industriels et par la baisse de la valeur ajoutée générée par le secteur industriel dans le PIB.

 

Les mécanismes de la désindustrialisation

Comprendre les causes de la réduction de la part de l’industrie dans le PIB est le fondement de l’analyse permettant de concevoir une politique qui stopperait ce glissement régulier et permettrait d’amorcer une correction durable répondant aux enjeux contemporains. S’entendre sur ce diagnostic est une première étape indispensable. Même si les rapports de qualité consacrés à cette réflexion abondent, le consensus n’est toujours pas acquis.

La baisse de la part de l’industrie dans la PIB est d’abord une baisse de la valeur des produits industriels absorbés par la consommation des ménages et les investissements. Cette évolution recouvre des causes multiples. Cette évolution n’est pas spécifique à la France, la place de l’industrie dans le PIB des pays industriels a baissé partout sauf en Allemagne.

L’externalisation sectorielle

La désindustrialisation est d’abord un résultat statistique apparent de l’évolution du mode de fonctionnement interne des entreprises industrielles. Jusque dans les années soixante-dix, les industriels avaient la volonté de rassembler directement tous les métiers dont ils avaient besoin, à la fois pour fournir les services de bout en bout et pour lesquels il n’y avait pas d’offre compétitive externe, et aussi pour contrôler tous les composants de la chaîne de valeur.  L’exemple de cette intégration est illustré par Louis Renault qui gérait tout, des plantations d’hévéas pour les pneus aux couturières réalisant les sièges.  Un des éléments clefs de l’usine de l’île Seguin était la centrale électrique. Naturellement l’évolution technique, l’informatisation qui a permis de faire opérer à distance par des firmes spécialisées les métiers mutualisables dans des centres de services performants et moins coûteux, la nécessité de limiter les besoins en capitaux ont conduit à externaliser un grand nombre de ces activités. Certaines sont restées identifiées comme industrielles. D’autres, comme beaucoup de métiers support, ont été intégrées dans la sphère des services et ne sont plus comptabilisées comme industrielles.  On estime à 25% la réduction des emplois industriels liés à cette transformation en activités de service. Contrairement à l’image données par l’expression « société post-industrielle » que ce mouvement a fait naître, il ne traduit nullement une diminution du rôle de l’industrie comme facteur de création d’emplois et de richesses. Il ne s’agit donc pas de destruction d’emplois mais de transfert vers des entreprises spécialisées non considérées comme industrielles.

La baisse en valeur de la demande des produits industriels

Le second facteur de désindustrialisation est le progrès technique. L’amélioration des outils, la performance des matériaux, l’efficacité des machines sont les moteurs inlassables des progrès de productivité industriels qui permettent d’accroître la qualité et de baisser les coûts en utilisant de moins en moins de main-d’œuvre.  La demande de produits industriels a baissé en valeur dans les dépenses des ménages au profit des services. Les produits industriels bénéficient des gains de productivité et leurs prix baissent régulièrement. Leur valeur économique diminue alors que leur valeur d’usage augmente.  Le client final dépense moins et toutes les consommations intermédiaires, de la production des composants aux emballages et au transport sont réduites. On estime que la déformation de la demande contribue à hauteur de 30% à la perte des emplois industriels. On peut aussi ajouter à ce phénomène la montée en gamme des produits importés, comme tous les produits de communication et d’électronique, qui ont réduit la demande pour des produits français très peu représentés dans ces segments.

L’exemple des téléviseurs est très significatif. Dans les années 70, on payait un téléviseur cathodique couleur de 56 cm environ 600 €. C’était un lourd meuble en ébénisterie, nécessitant une main-d’œuvre de transformation et d’assemblage importante, induisant, par le poids et l’emballage, des coûts de transport élevé. En 2020, on trouve un téléviseur LED de 126 cm dès 340 €. Les deux produits n’ont rien de comparable quant à leurs fonctionnalités, leur poids, leur consommation électrique, leur fiabilité. Cette création de valeur spectaculaire a été transférée au client, pas au fabricant.  De fait, le marché est devenu mondial et aucun producteur régional ne peut lutter efficacement contre les fournisseurs mondiaux qui ont consenti les investissements nécessaires à une production de masse totalement automatisée de produits très techniques.  Aujourd’hui le leader coréen LG Display est concurrencé par le seul chinois BOE, crée en 2009, dans la production de dalles OLED et AMOLED pour téléviseurs. LG a investi 8 milliards € dans son usine de fabrication de dalles en 2015. En 2019, sur les 35 millions m2 de dalles OLED produites dans le monde, 80% ont été produites en Corée.

La délocalisation compétitive

Troisième facteur de désindustrialisation, l’externalisation vers des pays où le coût de la main-d’œuvre, les normes sociales, et plus récemment environnementales paraissent plus attractifs à court terme. C’est un phénomène qui a commencé très lentement et auquel on considère qu’un tiers des destructions d’emploi est imputable.

Ce mouvement est lié à la montée en compétences des populations des pays considérés comme en voie de développement, au développement des infrastructures de transport, avec notamment la généralisation du conteneur, et à l’abaissement des obstacles douaniers. Cette évolution a rendu attractive la production dans ces pays de biens industriels d’entrée de gamme, notamment dans les textiles et la mécanique, opportunités que les entreprises françaises sont été tentées de saisir. Ce mouvement a favorisé l’élévation du niveau de vie de ces populations, où le nombre de salariés est passé en trente ans (1980-2010) de 1,5 à 3 milliards. Mais cette transformation, jugée possible et souhaitable dès lors qu’elle ne touchait que des industries anciennes aux équipements vieillissants, a commencée, notamment avec l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, à toucher des secteurs plus efficients comme l’automobile. La menace a été perçue de plus en plus sérieusement bien qu’aujourd’hui encore la méconnaissance de l’état de maturité scientifique, technique et industriel d’un pays comme la Chine, et désormais de ses voisins immédiats, reste un facteur de risque dans la rapidité de l’adaptation européenne à ces nouveaux concurrents.

L’industrie automobile est un cadre d’analyse qui permet de comprendre la complexité systémique du développement industriel, car ces trois facteurs agissent simultanément. Au début des années quatre-vingt, l’industrie automobile employait en France 850 000 personnes soit 15% de l’emploi industriel. Cette population a continué à croître de 175 000 emplois de 1967 à 1974. En 1978, l’industrie automobile atteint un maximum historique en France avec 350 000 salariés temps plein chez les constructeurs. Au cours de la décennie quatre-vingts, les constructeurs vont perdre 100 000 salariés, soit un tiers de leurs effectifs. L’industrie automobile joue dans l’économie un rôle structurant majeur. Un emploi direct chez les constructeurs automobiles génère quatre emplois induits, en amont (sidérurgie, plasturgie, caoutchouc, verre…) comme en aval, distribution et maintenance.

La désindustrialisation n’est pas seulement un résultat mécanique de l’évolution technique. Elle est aussi le fruit d’une volonté stratégique de déplacer le cœur des entreprises vers les activités moins consommatrices de capital et plus rapidement génératrices de profits.  La France a théorisé ce mouvement, à l’initiative de Serge Tchuruk alors président d’Alcatel qui déclare en juin 2001 que son groupe allait dorénavant se délester de ses activités industrielles pour se concentrer sur la recherche. En cinq ans, le groupe est ainsi passé de 120 000 salariés à 54 000. Ce choix est aux antipodes de ceux des concurrents coréens, Samsung ou LG, qui ont bâti leur puissance technologique et économique sur la maîtrise du process complet de leurs produits.  Certes, dans le secteur électronique, la plupart des industriels américains ont choisi de s’appuyer sur des producteurs externes, comme IBM qui a vendu son activité PC à Lenovo, ou Apple qui dépend entièrement des usines chinoises  de Foxconn sans toutefois abandonner sa responsabilité sur le processus de fabrication.

Ce mouvement d’entreprises sans fabrication (« fabless ») s’appuie en fait sur une image fausse. Car il subsiste bien entendu des usines pour produire les biens matériels qui se sont multipliés et diversifiés. Ces usines appartiennent désormais à des sous-traitants devenus puissants par leur maîtrise des processus de production, mais dépendants de leurs donneurs d’ordre. Pour ceux-ci, les contraintes de production, l’investissement en capital, la gestion de la main-d’œuvre poussent sans cesse à une innovation et une productivité accrue qui en font les véritables bénéficiaires de cette répartition des responsabilités. Dans l’industrie automobile, les sous-traitants sont devenus aussi puissants que leurs clients. Ils portent l’innovation et ils sont en mesure d’inverser le rapport de force économique.

Ces mouvements se traduisent par la contraction des effectifs de la classe ouvrière à partir de la fin des années soixante-dix et la montée des emplois de services et de cadres, accompagnant une baisse continue de la durée du travail.  En 150 ans, la durée du travail est passée de 3000 heures par an à 1650.  Penser l’industrie dans notre pays passe par l’intégration dans l’équation socio-technique des profonds changements dans la relation au travail et au territoire.

Comprendre les décennies 2000-2020

Toutefois, 2017 a marqué un arrêt salutaire dans cette glissade de l’industrie française.  Les exportations en volume de biens manufacturés accélèrent fortement (+4,7%) . Ce qui est remarquable c’est qu’elles augmentent dans toutes les branches. Quatre branches se distinguent par des taux de croissance élevés : plus de 6% pour les textiles et produits chimiques (dont parfums et cosmétiques), 5,3% pour les ventes de matériel de transport avec une augmentation des exportations vers l’Asie de matériel aéronautique et spatial, réacteurs et satellites. Mais dans ce même secteur, les importations augmentent également pour l’équipement en réacteurs des avions exportés (+9,3%). Ce dynamisme se traduit par un creusement du déficit extérieur : 29,6 milliards € en 2017 contre 22,9 milliards en 2016. Et les importations de gaz et de pétrole subissent l’augmentation des cours. 

Mais au-delà des performances spécifiques d’une année, qui stimulent toujours les commentaires contextuels, ce n’est que sur le long terme qu’il faut juger la capacité concurrentielle de l’économie française. C’est l’analyse des statistiques du commerce extérieur qui est le juge de paix ultime de toutes les stratégies économiques. Mais c’est le résultat de multiples mouvements dont l’analyse implique d’une part une vision sur le moyen terme pour comprendre les déformations structurelles de ces échanges, et d’autre part un travail fin sur la décomposition par poste des importations et exportations.

L’évolution du solde de la balance commerciale des produits manufacturés est le meilleur indicateur de la compétitivité industrielle française.

Années

2000

2010

2019

       

Total

8,8

-23

-35,5

       

Industries agricoles et alimentaires

7,1

5,6

6,5

Informatique, optique, électronique

-6,2

-16,6

-16,8

Équipements électriques et ménagers

0,3

-2,2

-7,9

Machines

-3,8

-2,1

-8,7

Véhicules et équipements

9,4

-3,7

-15,3

Aéronautique

9,2

18,1

31

Navires et bateaux

1,8

0,9

1,8

Autres matériels de transport

-0,4

-1

-2,1

Textile, habillement, cuir

-7,5

-11,7

-12,4

Bois, papier, carton

-3,6

-4,5

-5,1

Chimie

1,6

-0,1

2,3

Parfums et cosmétiques

4,8

7,7

12,5

Produits pharmaceutiques

2,4

4,1

6,1

Plastiques et caoutchouc

-0,3

-4,5

-7,4

Produits de la métallurgie

-2,7

-5,4

-9,1

Produits manufacturés divers

-3,5

-7,7

-11,1

Soldes par produits (milliards d’euros), source : ministère des Finances, chiffres du commerce extérieur 2019,  février 2020

Si la décroissance industrielle a été continue de 1973 à 2016, elle s’est interrompue en 2017 et s’est stabilisée jusqu’en 2019. Il est évident que les données 2020 seront chahutées par la crise de la COVID-19.

Ces données sont sans appel. Cinq secteurs manufacturiers sont susceptibles de créer des excédents commerciaux en 2019. Ils étaient huit en 2000. L’écart est particulièrement spectaculaire pour l’industrie automobile qui en vingt ans a perdu 24,7 milliards € de contribution positive. Le déficit commercial de l’automobile efface à lui tout seul l’excédent du tourisme (17 milliards € en 2017).

Si l’on zoome sur le poste « produits manufacturés divers », qui illustre la capacité des entreprises de taille moyenne à être compétitives sur les marchés, les chiffres sont significatifs. En dépit de tous les efforts pour stimuler la présence française sur ces marchés qui pèsent ensemble 30 milliards € d’importations en 2019, la position s’est dégradée en 20 ans. Si la situation du secteur du meuble ou des équipements de sport est connue pour être très difficile, comment expliquer que la France importe pour 9,2 milliards d’instruments médicaux et ne soit en mesure que d’en exporter 5,9 milliards seulement, ce qui est plus de deux fois ce que réalisait cette industrie en 2000 ?

 

2000

2010

2019

Variation

Meubles

-1,5

-4,1

-5,5

267%

Joaillerie, bijoux

-0,4

-0,4

0,6

-250%

Instruments médicaux

-0,3

-1,5

-3,3

1000%

Sports, jeux, jouets

-1,3

-1,8

-2,8

115%

Total produits manufacturés divers

-3,5

-7,8

-11

214%

En 2019, la part de l’industrie dans le PIB de l’Union Européenne est de 24,8% contre 27,8% en 2010 et l’industrie génère 22% des emplois contre 27% en 2000. Ce phénomène de glissement de la part de l’industrie dans le PIB est commun aux grands pays développés car les mécanismes de la désindustrialisation obéissent à une logique liée au stade de développement.

 

 De solides têtes de pont sectorielles en danger

L’économie du XXIe siècle est mondiale et désormais dominée par les acteurs de la technologie, qui pulvérisent les records de capitalisation boursière. C’est ce nouveau contexte technique qui définit le cadre au sein duquel l’industrie française devra poursuivre ses mutations. Or elle a bénéficié au cours de la décennie 2010 d’une embellie industrielle alimentée par les atouts majeurs de la France, l’industrie touristique, le luxe, le transport aérien et l’automobile. Ce sont des secteurs modernes, ouverts sur le monde, nourris par la demande mondiale et qui brutalement sont confrontés à un décrochage sans précédent de la demande. La France est touchée au cœur de ce qui fait sa singularité et alimente sa prospérité, un monde ouvert aux courants touristiques, aux voyages aériens et aux échanges.

L’effacement mondial des géants industriels et de l’énergie au profit des firmes technologiques

L’automobile française s’est internationalisée

La France a su conserver, contrairement à la Grande-Bretagne, une industrie automobile nationale compétitive. La filière automobile et transport emploie 2,2 millions de personnes en France, soit 8% de la population active. L’industrie automobile proprement dite en emploie directement 605 000, partagées, à parts égales, entre les constructeurs et les équipementiers. Mais l’usage de l’automobile a induit la création d’un secteur aval qui emploie lui aussi 500 000 personnes environ. C’est une vingtaine de métiers de la distribution et de la maintenance automobiles qui contribuent à la maintenance d’un parc de 39 millions de véhicules. Les transports et les infrastructures regroupent 1,1 million de personnes, dont 95 000 pour la construction et l’entretien du réseau d’un million de kilomètres de routes.

La France est restée 2e pays producteur européen jusqu’en 2011. Mais les choix d’implantation de la production des véhicules les plus récents ont conduit à réduire la part des véhicules produits en France au point de se positionner désormais au 5e rang européen, derrière l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni. Le poids de la production française en Europe malgré un solde négatif de 10 milliards €, l’automobile contribue à hauteur de 50 milliards aux exportations de la France et l’industrie française représente 8 % du marché mondial.

Sources : CCFA données 2019

Depuis le milieu du XXe siècle, la route a pris progressivement un rôle primordial dans l’économie du pays. Il en est de même pour les principaux pays européens, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, vieux pays initiateurs de la révolution automobile, mais également l’Espagne, qui produit plus d’automobiles que la France, la République tchèque, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie et la Roumanie qui les ont rejoint depuis les années quatre-vingt.  L’industrie européenne est donc multiforme, avec la perte d’influence de la Grande-Bretagne, la domination de l’industrie allemande, seule à être multicontinentale, avec une forte présence en Chine et aux États-Unis, et qui a constitué à l’Est un « Hinterland » compétitif.

L’Europe occidentale a produit en 2017 14,7 millions de véhicules, dont 38% pour la seule Allemagne, et l’Europe centrale et orientale 5,7 millions de véhicules. Le parc européen est de 387 millions de véhicules, l’Amérique du Nord, 324 millions, la Chine 164 millions  et le Japon 77 millions, soit un stock de 1,28 milliard de véhicules dans le monde.

Pour être complet dans les positions respectives des acteurs, il faut noter que les États-Unis ne cessent de perdre du terrain en matière de production automobile et que le Japon, sur son sol, demeure un acteur solide, avec 9,7 millions de véhicules. Mais on voit bien que désormais les combats se livrent entre les grands constructeurs en Chine où l’Allemagne, le Japon et les États-Unis ont établi, grâce aux co-entreprises, des positions solides.

L’Europe, qui a inventé l’automobile, est demeurée, malgré la poussée des constructeurs japonais et coréens, une terre d’élection pour l’automobile jusqu’à l’aube du XXIe siècle grâce à son excellence en matière de motorisation thermique. Mais alors que l’on craignait le Japon et la Corée, c’est surtout la Chine qui en vingt ans a totalement perturbé le paysage mondial au point de représenter désormais un tiers du marché mondial, mais surtout plus de la moitié du marché de l’électromobilité.  Rien ne peut plus s’imaginer désormais sans référence à la Chine dont la stratégie d’électrification massive du parc automobile crée une rupture qui affecte tous les constructeurs. Ceux qui, comme Volkswagen et GM, sont très actifs sur le marché chinois sont les premiers à s’y conformer pour conserver leur leadership. Tous les autres n’ont pas d’autre choix que de se donner les moyens d’électrifier leur gamme, ou de se retirer du marché chinois, qui n’accepte plus de nouvel entrant pour produire des véhicules à moteur thermique.

Plus qu’avec la crise de 2009, les industriels de l’automobile vont devoir se battre sur tous les fronts. 2019 n’a pas été une très bonne année pour la plupart des groupes automobiles.  2020 devait être encore plus médiocre, avant Covid-19. Mais, depuis février, Covid-19 a transformée une contre-performance annoncée en catastrophe avérée. 

La crise sanitaire est venue brutalement frapper l’industrie qui a été mise à l’arrêt environ trois mois dans les différents pays producteurs, d’est en ouest, de Chine en février à l’Amérique, États-Unis, Mexique, Brésil, en avril.  En Europe, ce sont 2,5 millions de véhicules qui ont été perdus en quatre mois, et les ventes d’avril 2020 ont été inférieures de 76% à celles d’avril 2019. Ce sont des millions d’emplois en jeu. En Europe, 13,8 millions de personnes sont employées dans la filière automobile, soit 6,1% des emplois totaux et 11,4% des emplois manufacturiers.

Or, cette crise vient se surajouter à un environnement déjà complexe. Tous les facteurs qui ont contribués à l’ascension historique de cette industrie depuis 130 ans sont remise en cause :

  • automobile vécue par toute la population comme un vecteur de liberté, désormais contesté
  • motorisation thermique efficace et peu coûteuse, vue comme polluante et émettrice de CO2, en cours de mutation vers l’électrification
  • grandes entreprises leaders, occidentales et japonaises, dominantes et cartellisées, contestées par la Chine et des nouveaux venus comme Tesla
  • modèle économique d’accès à la pleine propriété de véhicules régulièrement renouvelés à travers des réseaux propriétaires sous contrôle, remplacé par l’autopartage et la location de longue durée.

Ce système cohérent s’est montré résilient pendant des décennies, surmontant toutes les crises par une nouvelle augmentation des volumes.  Mais, on commence à penser que le « car peak » a été atteint et que le marché pourrait ne jamais dépasser 100 millions de véhicules particuliers. L’issue à la crise peut difficilement se trouver aujourd’hui dans les volumes de production. Face à cette remise en cause générale, l’industrie a manifesté sa colère contre les réglementations, et a commencé, contrainte et forcée, à explorer de nouvelles solutions pour pérenniser son existence à travers l’électrification. Mais, pour l’heure, elle se retourne vers les États pour subvenir à ses besoins immédiats de trésorerie. 

Les mesures de relance de cette industrie, pour être efficaces, ne doivent pas seulement répondre aux défis immédiats, elles doivent contribuer à corriger les problèmes structurels de l’industrie. Or pour les gouvernements européens, confrontés à une opinion publique divisée entre un soutien inconditionnel au libre usage de l’automobile et un rejet parfois violent de ce que la voiture individuelle représente comme facteur de pollution et d’encombrement, le dilemme est de continuer à protéger une industrie fortement pourvoyeuse d’emplois et créative de valeur ajoutée ou d’accélérer sa mutation forcée au prix d’inévitables restructurations. 

À terme, se profile dans de nombreux pays une interdiction des moteurs thermiques entre 2030 et 2040 et d’ores et déjà la chute du diesel a sévèrement touché les producteurs européens et provoqué une transformation rapide des habitudes des consommateurs.

Rien ne permet, malgré la crise, de remettre en cause ces contraintes qui répondent à des choix forts de politique de mobilité. Les gouvernements, sans se renier en remettant en cause l’ensemble des mesures prises depuis plusieurs années, doivent donc arbitrer entre des objectifs contradictoires :

- Protéger l’automobile indispensable à la plupart de leurs concitoyens, notamment en zone de faible densité 

- Satisfaire la fraction environnementaliste de la population, notamment urbaine

- Sauver immédiatement l’emploi industriel et toute la filière diffuse

- Consacrer les investissements à la préparation de l’avenir, qui sera électrique, batterie ou hydrogène

Le plan pour la filière automobile présenté par le président Macron, le 26 mai 2020, vise à satisfaire ces différentes cibles en misant essentiellement sur une électrification rapide de l’offre et sur un soutien choc à la demande. Au total, un million de véhicules électriques devraient être construits en France en 2025. C’est un plan massif et diversifié qui représente une aide globale de 8 milliards € à l’industrie sous forme de trois séries de mesures :

- Soutien à la demande

C’est une mesure classique des plans de soutien à l’automobile, initiée par la prime Balladur en 1994, qui consiste à pousser les clients chez les concessionnaires pour déclencher un achat qui ne se serait pas spontanément produit. En baissant artificiellement le coût des modèles, c’est une aide au consommateur qui revient en fait à aider les constructeurs. Du 1er juin 2020, et jusqu’à la fin de l’année, l’aide versée à un particulier pour l’achat d’une voiture électrique est portée de 6 000 à 7 000 euros, et de 3 000 à 5 000 euros pour les flottes professionnelles, soit 50% de la demande. Ceci ne concerne pas les voitures de haut de gamme, car l’aide est plafonnée aux voitures de moins de 60 000 €, et ne sera à taux plein que pour les voitures de moins de 45 000 €. Les hybrides rechargeables, précédemment oubliés par les aides, peuvent en bénéficier pour un montant de 2 000 € si elles coûtent moins de 50 000 € et disposent d’au moins 50 km d’autonomie en tout électrique.

Le gouvernement relance la prime à la casse en introduisant une « prime de conversion » pour tout achat d’un véhicule neuf ou d’occasion récent en échange d’un véhicule ancien, qui sera détruit, de classe Crit’Air 3. Cette aide octroyée aux ménages qui par personne ont déclaré moins de 18 000 € de revenu fiscal annuel, par part, s’élève à 3 000 € pour l’achat d’un véhicule thermique et 5 000 € pour un véhicule électrique. 

- Soutien à l’offre

L’industrie automobile doit traverser cette période difficile et se reconstruire pour gagner en compétitivité en misant sur une filière électrique française. 

Le gouvernement a convaincu les deux constructeurs de développer en France une filière de traction électrique. PSA va fabriquer tous les composants de ses véhicules électriques en France et multiplier par cinq sa production d’hybrides rechargeables en France, la future 3008 sera fabriquée en France à Sochaux. Renault doit construire dans son usine de moteurs de Cléon le moteur destiné à l’Alliance et fera passer de 60 000 à 240 000 le nombre de véhicules électriques produits en France en 2024. Renault s’engage désormais aux côtés de PSA et Total avec sa filiale Saft, dans le projet européen de construction de batteries en Europe.

L’État s’engage à développer le réseau de bornes de recharges électriques pour atteindre 100 000 en 2021, en avance d’une année sur le plan initial. Les constructeurs ont toujours argué que l’insuffisance du nombre de bornes expliquait le manque d’engouement des clients pour le véhicule électrique, argument discutable, car 90% des recharges sont faites à domicile ou en entreprise.  Néanmoins, le réseau de bornes publiques, qui n’est pas rentable, serait mal entretenu et poserait pour les clients de nombreux problèmes de fiabilité et de facilité de paiement. 

- Modernisation de la filière 

Ce volet du plan comprend des mesures déjà identifiées dans les travaux de la filière automobile. Des aides supplémentaires vont être consacrées à la modernisation des petits acteurs de la filière pour qu’ils développent leur robotisation, leur transformation numérique et leur engagement dans l’industrie 4.0.  Ce fonds comprend 200 millions €, auxquels s’ajoutent 150 millions € consacrés à la recherche de ces petites entreprises. Par ailleurs, un fonds d’investissement de 600 millions €, alimenté à hauteur de 400 millions par l’État et 100 millions pour chaque constructeur, destiné à aider les industriels de la filière en quête de fonds propres pour se moderniser ou créer des ensembles plus larges et compétitifs. 

Il s’agit, enfin, d’éviter la délocalisation d’activités effectuées en France par l’engagement, un peu théorique, à travers une charte de bonne conduite, des constructeurs à ne pas pousser leurs fournisseurs à externaliser pour des raisons de prix de revient et de coût leurs productions dans les pays à bas coûts.

Les plans d’aide à l’industrie automobile ont été lancés par chaque gouvernement lors des crises antérieures. On se souvient de la prime à la casse instaurée par le gouvernement Balladur, puis Juppé, dénommée « balladurette » en 1994 et « juppette » en 1996. 1,5 million d‘automobilistes en ont bénéficié, mais dès la fin de la mesure, le marché, artificiellement dopé, s’est contracté. Ces primes visaient à la fois à moderniser le parc et à relancer la demande. Il s’agit à chaque fois de protéger l’emploi immédiat en France et de préserver l’autonomie de la filière automobile française. Les constructeurs sont « too big to fail ». Mais ces plans n’ont pas empêché la production automobile française de décliner régulièrement ainsi que l’emploi.   

La crise de 2008/2009, toutefois moins aiguë que celle que l’industrie est en train de vivre, avait conduit à un plan important de 7,8 milliards €, comprenant un prêt de 3 milliards € à chaque constructeur et une aide aux sous-traitants et établissements de crédit des constructeurs. Une prime à la casse a été instituée de décembre 2008 à décembre 2010. Un Fonds de modernisation des équipementiers automobiles a été créé en janvier 2009. En 2013, Arnaud Montebourg, Ministre du Redressement productif, lance un plan automobile renforçant les bonus écologiques, poussant à la commande publique de véhicules électriques et au déploiement de bornes de recharge. Un effort particulier doit être mis par les constructeurs à la conception de véhicules basse consommation, le véhicule 2 l/100, sans lendemain. C’est un plan ambitieux qui engage toute la filière à se moderniser grâce à la création d’un nouveau fonds, le Fonds d’aide à l’investissement de la filière automobile. 

Le Conseil national de l’industrie a, en février 2018, créée le « comité stratégique de filière » qui a travaillé à la conclusion entre la profession et l’État d’un « contrat d’engagement de filière » de 2018 à 2022. Le plan annoncé par le Président s’inscrit dans la continuité de ces travaux. 

La difficulté de ces plans, qui sont conçus sur un modèle identique avec un fort niveau d’ambition et d’engagement, tient au fait qu’ils sont conçus pour une aide immédiate qui soulage les difficultés immédiates, mais ne parviennent pas à régler les problèmes structurels qui relèvent d’une autre temporalité. L’industrie automobile a son propre rythme, déterminé par la sortie de nouveaux modèles. Renault et PSA ne réalisent en France, respectivement, que 17% et 24 % de leurs volumes. Les modèles d’entrée et de milieu de gamme sont moins générateurs de marge que les modèles les plus onéreux ; mais les modèles moins puissants et plus petits sont la spécialité des constructeurs français qui ont, pour améliorer leurs marges, du transférer la production de ces véhicules, comme 208 ou Clio, vers leurs usines étrangères, espagnoles ou turques, quand ce n’est pas une gamme entière, comme Dacia qui est réalisée en Roumanie et au Maroc. L’industrie allemande s’est ainsi constituée à l’est de l’Europe un réseau de production qui lui permet de baisser ses coûts. La logique industrielle l’emporte toujours sur les impératifs de politique économique. C’est pourquoi Renault, dès la fin 2019, avait annoncé travailler à un plan de réduction de ses coûts qui passeraient par la fermeture de sites industriels.

Ensuite l’industrie est orientée vers la satisfaction de ses clients avant celle de l’État. C’est pour cela que depuis des années elle a construit des véhicules plus lourds et plus consommateurs d’énergie, car les SUV ont la faveur du public, tout en produisant hors de France les plus petits véhicules moins générateurs de marge.

L’État est toujours intervenu massivement dans le destin de l’industrie automobile. Ceci tient à un facteur simple, mais totalement structurant : l’automobile est le seul bien de consommation courante, accessible à tous sans condition, sinon le permis de conduire, qui nécessite autant d’investissements publics pour que les consommateurs puissent l’utiliser en toute sécurité. En dehors de l’emploi industriel direct, constructeurs et sous-traitants, l’automobile intervient profondément dans la vie sociale. La cohabitation des 36 millions de véhicules du parc français ne peut se faire que parce qu’il y a des routes en nombre suffisant et bien entretenues, une signalisation, un code de la route, des services de sécurité et d’intervention qui veillent à ce que la circulation routière, qui a produit quand même, en 2019, 3 493 morts et 73 046 blessés, se fasse dans les meilleures conditions. L’État intervient aussi pour protéger les autres utilisateurs de l’espace public qui ne sont pas automobilistes et pour réduire les pollutions et impacts environnementaux de cette industrie polluante, suspectée de contribuer à la mort précoce par maladies respiratoires de 48 000 personnes par an. 

Or l’industrie a tout misé depuis 70 ans sur une évidence indiscutable pour tous les professionnels de l’automobile : on ne pourra jamais se passer de l’automobile individuelle, à la fois moyen de transport efficient et outil de rêve et du fameux « plaisir de conduire » qui nourrit les publicités. Ce dogme se heurte durement à la réalité de l’urbanisation de la planète qui concentre les populations dans des zones urbaines denses où la congestion du trafic est facteur d’inefficacité dans les déplacements et produit des pollutions locales intenses. La crise sanitaire a révélé l’ampleur des conséquences environnementales de l’usage de la voiture individuelle en ville. 

La lutte contre les émissions de CO2 pousse la réglementation vers des contraintes de plus en plus sévères et l’adoption de standards de mesures en conditions réelles, moins conciliants, avec la norme WLTP. L’Union Européenne impose une moyenne d’émission de 95 g CO2 /km depuis le 1er janvier 2020, obligation assortie de lourdes amendes. Ce résultat ne peut être obtenu que par une augmentation de la part des véhicules électriques. La Chine a imposé sa norme China 6 en juillet 2020, semblable à Euro 6, et décourage la production de véhicules thermiques. Elle s’est fixé comme objectif 2025 d’atteindre 25% de la production automobile en NEV, véhicules à énergie nouvelle… 

Le comportement de l’industrie automobile est dicté par ses propres logiques. Elle est pragmatique, suit, de façon incrémentale, l’évolution de la technique et des goûts des consommateurs au gré de l’évolution de ses gammes. Le fait de donner une inflexion claire aux choix de l’industrie reflète la responsabilité des gouvernements, et aussi du Parlement européen, de développer une vision globale de la politique de mobilité. Il est dès lors logique que l’argent public, très demandé en période de crise, soit fléché vers des objectifs d’intérêt général tels que les identifient les pouvoirs publics, laissant aux industriels la responsabilité de s’adapter, dans le temps, aux nouveaux éléments de contexte.

Quelques faits significatifs

1967 : Panhard, destruction partielle des usines Panhard et Levassor de l’avenue d’Ivry à Paris

1975 : Citroën, fermeture de l’usine historique du Quai de Javel à Paris, datant de 1913, reconstruite en 1933

1988 : Citroën, fermeture de l’usine de Levallois-Perret

1992 : Renault, fermeture de l’usine historique de Boulogne-Billancourt, créée en 1929

2001 : Toyota, démarrage de la production de l’usine d’Onnaing (Nord)

2013 : PSA, fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois et vente du siège social parisien

2013 : Groupe Renault, accord de compétitivité

2020 : Daimler, annonce de la fermeture de l’usine d’Hambach en Moselle suite au transfert de la production de la Smart en Chine en 2022

L’industrie aéronautique touchée en plein vol

Les résultats de l’année 2019 ont été largement fêtés par une industrie aéronautique florissante. Et elle a bien fait, car le revers de fortune est particulièrement cruel pour une industrie à qui tout souriait.  Le seul problème était alors de faire face aux contraintes de production et de recherche du personnel qualifié, avec 58 0000 recrutement en cinq ans.  C’est une industrie de pointe qui regroupe 1 300 entreprises industrielles et 300 000 salariés. Elle est fortement exportatrice et diffuse son savoir-faire dans tous les secteurs et sur tous les territoires.  En quelques mois, les créations d’emplois des années précédentes ont été effacées. Ce sont près de 13 000 emplois qui ont été supprimés par la filière entre mars et septembre 2020.  Le secteur aéronautique a été brutalement affecté par l’effondrement de ses clients, les compagnies aériennes, qui clouées au sol se sont retrouvées avec des centaines d’avions, pour la plupart récents, sur les tarmacs. Face à la disparition de leur demande, les compagnies aériennes ont commencé à négocier les reports de livraison et les annulations de commandes. Les conséquences immédiates sont des réductions d’emploi : plus de 7000 pour Air France, près de 6 000 chez Airbus.

Le gouvernement a présenté le 9 juin 2020 le Plan de soutien à la filière aéronautique. Il comprend des mesures de soutien à la demande pour aider les compagnies aériennes en différant le remboursement des crédits à l’exportation et des achats de nouveaux appareils, et en activant les commandes publiques pour la défense et la sécurité. Mais face à une demande anémique, c’est surtout le soutien de l’offre qui sera opérant. Un milliard est consacré à la création d’un fonds d’investissement aéronautique destiné à accompagner la compétitivité des PME et ETI de la filière ; 300 millions seront consacrés à la diversification, la modernisation et la transformation environnementale des procédés. Enfin, l’objectif est de pousser l’industrie à renforcer des recherches pour développer les technologies réduisant l’impact environnemental du transport aérien, thème déjà très présent avant la crise sanitaire et menaçant l’essor de l’aéronautique dans le monde avec le mouvement Flygskam, né en Suède et signifiant « honte de l'avion ».  

La question fondamentale porte sur le maintien de l’intégrité de cet écosystème performant  pendant la durée de la crise, son altération aurait des conséquences graves sur l’emploi et le maintien des compétences alors que la France est un des rares pays au monde, avec les États-Unis, à maîtriser toute la filière.

 

 Le culte de la rente

La France présente en permanence pendant ce vingtième siècle un double visage. Pays centralisé, dirigé après 1945 par une élite technicienne ouverte au progrès scientifique et à la toute-puissance de la rationalisation planificatrice, la France est aussi un pays qui a fait de la rente une de ses addictions.  Conducteur de TGV ou grands corps de l’État, l’amour de la rente bloque les transformations nécessaires en autant de micro-groupes de pression actifs prêts à se mobiliser avec une virulence suffisante pour balayer toute volonté des politiques. L'immobilisme collectif est le prix de l'éclatement des corporatismes en mille micro-structures farouchement décidées à se battre becs et ongles pour conserver leurs avantages souvent illusoires, dont le rapport Rueff-Armand, en 1959, avant le rapport Attali, en 2008, avaient démontré la toxicité.

Le rapport Rueff-Armand reste actuel : « Les recommandations formulées par le Comité sont inspirées par un certain nombre de principes fondamentaux découlant, d'une part, des objectifs et des impératifs de l'expansion et, d'autre part, de la nature des obstacles qui viennent d'être mentionnés. Ces principes sont les suivants : A - Réduire les rigidités qui affectent l'économie. B - Éliminer les atteintes à la véracité des coûts et des prix. C - Écarter les obstacles à une croissance harmonieuse. D - Réformer l'administration. E - Remédier aux insuffisances de l'information et de l'instruction. »

Mais la principale rente française est celle de l’immobilier. La France est un pays de propriétaires. La possession d’un logement répond à sa première logique utilitaire, mais est devenu une réserve de valeur. Les Français sont propriétaires de leur logement pour 63 % d’entre eux alors qu’en Allemagne ils ne sont que 52%. Les Français disposent également de 3,4 millions de résidences secondaires. La valeur foncière est devenue un obstacle majeur à la fluidité géographique. Vendre un bien dans les zones déprimées économiquement est lent et difficile. L ’écart du prix moyen du mètre carré entre métropoles et zones rurales peut aller de 1 à 10. Bien évidemment, ce sont les zones dynamiques qui connaissent le prix de l’immobilier le plus élevé, ce qui est un frein majeur à la relocalisation pour des familles. Le prix du m2 à Béthune est de 1434 € comme à Limoges ; il est de 4156 € à Saint-Julien en Genevois, au cœur du très dynamique bassin d’emploi genevois.…

Notre passion française pour le patrimoine immobilier fait de nous le champion du monde des résidences secondaires. Avec plus de 3,4 millions de résidences secondaires, soit douze fois plus qu'en Allemagne, occupées en moyenne trente nuits par an, nous entretenons un patrimoine lourd et improductif qui fige le foncier, alimente à la hausse le prix de l’immobilier et écarte les populations locales, surtout dans les zones touristiques, d’un accès abordable à l’habitat.

La préférence pour la fonction publique est aussi un de nos vénéneux délices qui génère grâce au statut une rente de fait pour toute la vie active. Il est impossible d’expliquer à un étranger que les trois grandes écoles sensées fournir l’encadrement supérieur du pays, Polytechnique, Normale Supérieure et l’ENA soient des écoles où on paye les étudiants comme fonctionnaires alors que partout ailleurs les étudiants et leurs familles s’endettent pour financer les études supérieures. Mais c’est aussi un pays qui sans cesse est tiraillé par une allergie à la réussite sociale et à l’élan du large, méfiant envers l’argent de la réussite et où structurellement 25% de l’électorat cherche à s’enfermer tout à tour dans des idéologies anticapitalistes et hostiles au libre-échange et à la mondialisation. La lutte des classes reste un thème actuel et le Parti Communiste, un des derniers au monde, n’hésite pas à utiliser ce nom aux parfums bien désuets et aux souvenirs douloureux.

 

L’effort continu des pouvoirs publics pour consolider l’industrie

L’histoire économique française contemporaine est celle d’une longue série d’interventions pour développer, puis maintenir un tissu industriel rendu fragile par la concurrence et le progrès technique, et l’adapter au nouveau contexte technologique. Jamais, les gouvernements français n’ont abandonné un souci constant d’intervention dans le cours naturel des choses en laissant, comme il aurait été naturel dans une économie libérale de marché, aux chefs d’entreprise et aux partenaires sociaux la responsabilité de piloter la transformation continue du système socio-technique. Le septennat de François Mitterrand a été marqué par ce qui fut le paroxysme de cette ambition publique d’agir sur l’industrie, les nationalisations en laissant à l’État, après les dénationalisations, un important portefeuille d’actifs.

L’État depuis 1945 a endossé, souvent simultanément, tous les rôles : dirigiste, planificateur, incitatif, modernisateur, investisseur, actionnaire, mais rarement libéral. À chaque rôle, l’objectif est à peu près identique : développer l’emploi, conquérir le marché intérieur, développer les « nouvelles » technologies, exporter, limiter l’impact social de ces transformations. L’État, à travers les majorités politiques successives, tente de réconcilier prudemment les principes de l’économie libérale par une fiscalité stimulante pour l’investissement et l’apport de capitaux étrangers, tout en conservant un affichage égalitaire notamment autour de mesures devenues symboliques, comme l’ISF devenue IFI. Ce social-libéralisme est un des traits de la personnalité française.

Naguère concentrée sur l’économie historique de la métallurgie, le charbon et l’acier, l’action publique s’est ensuite orientée vers le nucléaire, le spatial, l’aéronautique, l’informatique, l’électronique pour adopter aujourd’hui les thèmes du XXIe siècle, énergies alternatives, intelligence artificielle, internet, informatique du cloud, informatique quantique. Le souci de l’indépendance nationale n’est jamais absent. Il était déjà le moteur du Plan Calcul. Mais la perspective sociale est également une constante de cette action publique. La rationalité économique n’est jamais niée, mais elle est adaptée au contexte politique par la prise en compte de la dimension sociale.  Le changement de nature de l’industrie depuis le début du XXIe siècle a conduit à réorienter le discours public vers le numérique, qui n’est pas en France une production nationale après l’échec de l’initiative brillante, mais isolée de la télématique avec la voie française du Minitel. Mais la maîtrise de l’informatisation des entreprises et, depuis 2010, de leur numérisation, est un facteur clef de transformation des entreprises et de développement de services à valeur ajoutée.

La tradition planificatrice et interventionniste de l’État

Tout a commencé avec la reconstruction et le 1er Plan, couvrant les années 1946-1950. Chaque plan quinquennal a ensuite poursuivi la logique publique d’encadrer et de stimuler. En 2006, le Commissariat général du Plan cède la responsabilité prospective au Centre d’analyse stratégique, devenu à son tour en 2013 France Stratégie. 2020 connaît la surprenante résurrection de la notion de Plan.

Mais l’industrialisation, même sans plan global, a été un champ constant d’interventions publiques.  Depuis 2007, plusieurs plans pour stimuler la production industrielle en France se sont succédé. Le principe d’aider au financement des entreprises innovantes , défini en 2009, a été pérennisé sous les trois quinquennats sous une forme continue.

Depuis 2009, pour réagir face aux conséquences de la crise, l’État s’est doté d’un outil de financement de l’investissement à la suite du rapport Juppé-Rocard qui préconisait d’investir pour un nouveau modèle de développement, plus durable. Les thématiques qui vont être mises en œuvre sont posées dès le départ par ce rapport, lucide, et vont rester la référence pendant la décennie dans une continuité conforme à la personnalité et aux engagements de ces deux anciens Premiers ministres.  « Il s’agit de sortir de nos anciens schémas de développement pour nous engager dans la transition vers le modèle de développement de demain, un modèle de développement durable fondé à la fois sur la matière grise et l’économie « verte ». Le Président de la République annonce le 14 décembre 2009 un plan d’investissements de 35 milliards €, dont la gestion est confiée à un Commissariat général à l’investissement.

Les axes du premier Programme d’investissement d’avenir de 2009

Le 4 mars 2010, symboliquement sur le site d’Eurocopter à Marignane, le Président Sarkozy a exposé le plan clôturant quatre mois de réflexions des États généraux de l’industrie. Ses propos sont forts et volontaristes : « J'ai la profonde conviction qu'un pays qui n'a pas d'industrie n'a rien à vendre et finit par s'appauvrir. Je conteste l'idée qu'il convient de donner la priorité absolue aux services et d'abandonner l'industrie.  La France n’aura pas de croissance durable sans une industrie forte ». Dans son analyse des causes du décrochage industriel de la France et de la perte de 500 000 emplois depuis 2000, il relève, classiquement la durée du travail trop faible depuis les 35 heures, le montant des charges sociales, la faiblesse de l’innovation et de l’investissement. Il fixe un niveau élevé d’ambitions : augmenter la production industrielle de 25 % d’ici 2015, pérenniser l’emploi industriel tombé à 21 % en 2009 et retrouver d’ici 2015 une balance commerciale industrielle positive hors énergie. Les mesures annoncées reprennent un dispositif maintes fois décliné d’aides financières à hauteur de 500 millions € pour l’amélioration de l’outil de production dans le respect des normes environnementales. Il annonce aussi quelques mesures innovantes consistant à mettre en place une politique de filières dotées de fonds sectoriels. Sa prise de conscience n’empêchera pas sa mandature d’être marquée, en dépit de plusieurs interventions fermes, par la fermeture de l’aciérie de Gandrange en 2009 puis des hauts fourneaux de Florange en 2011, celles des usines Continental à Clairoix, ni les réductions d’emplois d’Airbus ou d’Alcatel-Lucent où 2750 emplois seront supprimés sur plusieurs sites en trois ans.

En 2012, sous la nouvelle présidence Hollande, est créé le ministère du Redressement productif, confié à Arnaud Montebourg, chargé d’appliquer le programme du Président, « Redresser la France », comprenant quatre engagements pour l’industrie. C’est dans ce cadre qu’a été créée la Banque publique d’investissement (BPI) destinée à rassembler tous les moyens de l’État pour soutenir les PME et ETI. Louis Gallois est nommé commissaire général à l’investissement. Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, le charge d’une mission destinée à créer un « sursaut de compétitivité » qui, selon la lettre de mission, « implique une prise de conscience et une mobilisation collective des industriels eux-mêmes, qu’ils soient donneurs d’ordres, équipementiers, sous-traitants ainsi que des partenaires sociaux. » Le gouvernement a lancé ce plan destiné à créer un choc de compétitivité grâce au CICE, Crédit Impôt Compétitivité des Entreprises. Il concerne les salaires inférieurs à 2,5 fois le SMIC et a permis de ramener le coût du travail dans l’industrie manufacturière 6 points au-dessous de l’Allemagne. Un deuxième volet du programme d’investissements d’avenir, PIA2, est lancé, doté de 10 milliards € et centré sur la rechercher, l’enseignement supérieur et la modernisation des entreprises. 

Est également mise en place en 2014 la French Tech, le mouvement français des startups, qui va jouer un rôle considérable dans l’animation des startups sur le territoire.

Le plan de la « Nouvelle France Industrielle », lancé en 2013, ne manquait pas non plus d’ambitions. Ses 34 composantes sont un modèle de catalogue raisonné et stimulant de ce qu’il faudrait faire. Mais qui se sent, sur le terrain, vraiment engagé par ce travail ? Nul doute que les ambitions de France Relance 2020 ne soient aussi louables. Mais ce qu’il est indispensable de faire, c’est de comprendre pourquoi les plans antérieurs n’ont pas eu tous les résultats escomptés par leurs promoteurs. On constate lucidement que la dérive de l’industrie française est un processus de fond que les mesures d’endiguement ne parviennent pas durablement à détourner.

Enfin, sous la présidence d’Emmanuel Macron, parfaitement au fait de ces outils comme ancien ministre chargé de l’économie sous le mandat précédent, le « Grand plan d’investissement » (GPI) est lancé le 25 septembre 2017 par le Premier ministre Édouard Philippe. Ce PIA 3 représente 57 milliards € sur cinq ans. Le Commissariat général à l’investissement devient Secrétariat général pour l’investissement.

Mais qui se sent, sur le terrain, vraiment engagé par ce travail aux enjeux et aux moyens considérables ? Il y a certes un problème de compréhension économique du rôle de l’industrie dans la prospérité collective et le financement de la solidarité. Il y a aussi un problème d’engagement de chacun, dirigeant d’entreprise, investisseur, consommateur, élu pour donner à ces politiques multiples et coûteuses de soutien à l’industrie un impact tangible.

Nul doute que les ambitions de France Relance 2020 ne soient aussi louables. Mais ce qu’il serait pertinent de faire c’est de comprendre pourquoi les plans antérieurs n’ont pas eu tous les résultats escomptés par leurs promoteurs. On constate que la dérive de l’industrie française est un processus de fond que les mesures d’endiguement ne parviennent pas durablement à détourner. Le rapport d’évaluation du programme d’investissement d’avenir, publié en novembre 2019, fournit des éléments de réponse. Programme en marge des moyens classiques de l’État, cet outil a bénéficié « d’un portage politique fort, interministériel et transpartisan » qui constitue un atout majeur pour gérer la continuité de l’action publique sur des terrains fondamentaux de la compétitivité.  Toutefois, l’évaluation de l’impact réel des financements reste à améliorer de façon continue et certaines évolutions majeures, comme le développement de l’intelligence artificielle, n’ont pas été perçues. Il est à noter que la création des Instituts hospitalo-universitaires (IHU) a été financée par le PIA.

Sur le plan macroéconomique, le PIA a permis de maintenir le niveau de l’investissement qui s’est moins dégradé en France entre 2009 et 2014 (-1,9% du PIB) que dans le reste de l’Europe ( -3,3 % du PIB). Il a également soutenu la croissance à travers ses 49 actions en contribuant à l’effort de recherche et de développement (55% du capital investi), les infrastructures publiques (30%) et le capital humain d’excellence (15%). Mais en revanche avec la multiplication des canaux d’aide, le PIA ne représente plus que 15% de l’effort public à l’innovation de « projets transformants et stratégiques ». Le PIA n’a pas corrigé les inégalités territoriales en matière de répartition des actions et des compétences en innovation : l’Île-de-France et Auvergne Rhône Alpes rassemblent 55% des chercheurs et ont attiré 60% des montants du PIA1. En synthèse, le PIA1 a plus contribué à l’accélération de l’innovation qu’à la croissance et à la compétitivité immédiates.

L’intervention capitalistique de l’État dans les entreprises

L’État dispose d’un patrimoine économique majeur dans des entreprises. Cette spécificité française permet à l’État, à travers l’Agence des participations de l’État (APE), créé en 2004, de disposer d’un portefeuille d’actions lui assurant des moyens d’action directs sur l’économie. Cette capacité est concentrée sur le secteur énergétique (48,5% du portefeuille coté), le secteur aéronautique/défense (30,4%, infrastructures et transport aérien (11%) et télécommunications (6,6%) et l’automobile (3,3%). En tant qu’actionnaire, il doit s’assurer de veiller à ses intérêts patrimoniaux et le rôle de l’État n’est pas de prendre des risques ni de rechercher une rémunération élevée. La valeur de ce portefeuille dépend de l’état du marché boursier. Il s’établit autour d’une centaine de milliards € et comprend 88 entités regroupant 1,7 million de collaborateurs. L’APE est un des plus grands gérants de participations publiques au monde.

L’expérience sur longue période de cette présence publique dans les entreprises n’est pas une garantie de protection du patrimoine industriel. L’État ne peut que se comporter en investisseur responsable de la propriété publique, privilégiant la valeur de ses actifs à long terme. Mais, généralement minoritaire, il n’en fait pas un moyen d’intervention pour lequel il apparaît peu armé.  L’actionnariat public n’est pas le moyen efficace pour lutter contre l’inadaptation de l’appareil productif français ni contre la désindustrialisation. La Cour des comptes, dans son rapport public de janvier 2017, avait cherché à déterminer si l’État était un bon actionnaire. Reconnaissant des efforts répétés pour venir à bout des défaillances identifiées de longue date, mais actant toutes les ambiguïtés du rôle de l’État dans les entreprises, le rapport préconisait de limiter les interventions en capital en redimensionnant le portefeuille et privilégiant la régulation.

Or la doctrine de l’État actionnaire a été revue lors de la loi PACTE du 22 mai 2019. L’annexe au projet de loi de finances 2020 précise que, selon cette nouvelle doctrine, l’État « doit privilégier la régulation à la propriété ». Si l’État doit protéger ses actifs stratégiques « dans les domaines où l’intérêt général est en jeu comme le nucléaire, la défense ou le secteur public ferroviaire », il n’a pas vocation à gérer des dividendes, mais à « financer les technologies qui feront la croissance de demain. » 

Portefeuille de l’État actionnaire (sociétés cotées) au 30 juin 2019  Source : projet de Loi de finances 2020

 

La stratégie d’innovation

Si l’État apparaît finalement peu armé comme actionnaire pour soutenir l’industrie durablement, il s’est doté d’une palette de moyens d’intervention pour agir sur l’innovation et stimuler les entreprises dans l’amélioration de leur potentiel de compétitivité. Le financement en capital est le cœur de la bataille économique notamment pour les PME. Financer l’innovation, exporter, rapprocher les entreprises, assurer un avenir après le départ d’un dirigeant sont des missions quotidiennes qui incombent d’abord aux banques, mais le soutien public se révèle indispensable pour simplifier et accélérer ces opérations vitales.

  • Les pôles de compétitivité

Créés par la loi de finances de 2005, les pôles de compétitivité ont vocation à rassembler, sur un même territoire, structures d’enseignement et de recherche et, entreprises de toutes tailles et startups pour « travailler en synergie sur des projets de développement économique pour l’innovation ». Au nombre de 71 en 2014, ils ont été appelés à se rapprocher en 2019 et sont aujourd’hui au nombre de 55. Ils ont vocation à rassembler des acteurs autour d’une même thématique, comme par exemple le transport pour le pôle Moveo ou Aerospace, le numérique comme Systematic Paris Ile-de-France ou Cap Digital, les biens de consommation comme Cosmetic Valley…  La santé, l’agriculture, les matériaux, les biotechnologies, la mécanique sont également représentés dans un ou plusieurs dans ces pôles. Au sein d’un pôle, les entreprises et acteurs académiques coopèrent pour faire émerger entre acteurs, et porter ces projets pour bénéficier d’un financement au niveau régional, national et européen au titre des programmes de ces entités territoriales. Ils sont aussi des pôles d’échange et d’élaboration de doctrines sur les thématiques de R&D et d’innovation qui nourrissent les entreprises dans leur chemin de compétitivité.

  • L’Agence d’innovation de défense (AID)

On connaît aux États-Unis le rôle du DARPA (Defense Advanced Rearch Projects Agency) dans le financement de la recherche et de l’innovation de défense dont l’impact sur toute l’innovation est considérable. Ce département dispose d’un budget de 3,2 milliards $. La France s’est dotée d’un outil analogue. Créée le 1er septembre 2018, cette structure fédère toutes les démarches d’innovation du ministère de la Défense en travaillant à la fois sur le temps long, avec les projets de technologies de défense et les projets de recherche, et sur les innovations d’opportunité, projets d’innovation participative et projets d’accélération d’innovation, au service de l’ensemble des acteurs de la défense.  Son budget 2019 était de 1,2 milliard €.

  • La Banque publique d’investissement

BPIfrance  est un outil d’intervention, créé en 2012, dont l’État est actionnaire à 50% aux côtés de la Caisse des dépôts et consignations. Bpifrance a vocation à apporter des fonds propres, minoritaires, dans des entreprises petites et moyennes pour les aider à leur développement. C’est un fonds d’investissement qui n’a pas vocation à être un actionnaire de long terme. BPIfrance a investi, en 2019, 18,7 milliards dans des financements directs (crédits d’investissement, crédits court terme, aides et prêts à l’innovation), investi en capital développement 2,5 milliards € et garanti un montant de 8,5 milliards  de prêts bancaires. Bpi a réalisé également 160 opérations de cession pour un montant de 1,6 milliard. BPI a notamment porté l’action de l’État dans le soutien et l’accompagnement du projet de fusion entre PSA et le groupe Fiat Chrysler.

 BPifrance Création, lancée en 2019, a pour mission de faciliter la création, la reprise, le développement et la transmission d’entreprises. C’est un outil essentiel pour faciliter la régénération du tissu des PME et ETI.

  • Le crédit impôt recherche (CIR)

Ce dispositif tient une place à part dans le système public d’aide à l’innovation. Il a été créé par la loi de finances de 1983 et a subi depuis plusieurs évolutions. Bien installé dans les entreprises, car généraliste et attractif, il s’adresse à toutes les entreprises pour leur permettre d’engager des dépenses de recherche et développement et en être en partie remboursées. Il est complété par un dispositif analogue de crédit impôt innovation destiné aux PME pour financer les travaux de conception et de pilotes pour de nouveaux produits. Il est égal à 30% des dépenses de recherche jusqu’à 100 millions d’euros, 5% au-delà. Coûteux, entre 3 et 5 milliards € chaque année, il a fait l’objet de multiples critiques et de rapports d’évaluation le jugeant insuffisamment efficace et surtout levier d’optimisation fiscale qui ne sert pas à accroître l’effort des entreprises en matière de R&D. C’est pourquoi il est constamment ajusté dans son assiette, son montant, son plafond et fait l’objet de contrôles fiscaux. Avec ses limites, cet outil joue un rôle majeur dans le choix de la France pour la localisation d’activités de R&D des grands acteurs mondiaux et pérennise le fonctionnement de laboratoires de recherche des grandes entreprises françaises.

 

Quelle souveraineté économique dans un monde ouvert ?

L’échange est la clef de la prospérité. Aucun pays n’a jamais réussi, dans l’histoire, à se développer à l’abri de frontières étanches. L’histoire n’est qu’un long cheminement des états pour se procurer des ressources et des débouchés en dehors de leurs frontières. Ils ont utilisé à cette fin tous les moyens, la force armée comme le « soft power », les protections douanières comme les manipulations monétaires. 

La mondialisation contemporaine est un processus dynamique et structuré par l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) qui permet aux consommateurs de bénéficier d’un accès plus facile et plus économique aux biens et services dont ils ressentent le besoin et aux acteurs de la production de configurer leur chaîne de valeur en fonction d’un optimum techno-économique. Mais c’est un processus turbulent, continu, fondé sur l’information asymétrique dans lequel interviennent de multiples paramètres qui dépassent la seule rationalité économique. Car il s’établit un rapport de force fluctuant entre les acteurs, fait de grandes décisions visibles comme les localisations et délocalisations industrielles ou les achats d’actifs économiques (entreprises, ressources naturelles, infrastructures), mais surtout des microdécisions quotidiennes de tous les participants à la chaîne de valeur qui agissent sur les flux, leurs volumes et leur provenance, en les modulant en fonction de multiples paramètres de décision. La mondialisation est par ailleurs fractale. Aux relations bilatérales classiques s’ajoutent les relations entre blocs économiques et à l’intérieur de ces blocs.

On observe que le principe d’avantage comparatif développé par Ricardo qui consiste pour un pays à se spécialiser dans un secteur où il dispose d’un avantage technique ou économique a fait place à des échanges de produits similaires. Tous les pays développés échangent entre eux des automobiles, des produits chimiques, des machines, des produits pharmaceutiques. Ce qui fait la différence est le positionnement en gamme, la réputation, la qualité perçue et réelle des produits comme la qualité du service.   Cette spécialisation intra-branche rend l’action publique beaucoup plus difficile, car il s’agit vraiment de laisser les entreprises développer leurs compétences, ce que les États ne savent pas faire.

Nouveaux moyens d’action et nouveaux objectifs

Dans son dernier livre « Upheaval », paru en 2019, Jared Diamond, célèbre pour son ouvrage majeur « Collapse », publié en français sous le tire « Effondrement » classe en douze points les leçons tirées des crises rencontrées par quelques grands pays, comme le Japon, l’Allemagne. La première idée est qu’il faut un consensus national pour reconnaître l’existence d’une crise. Le second point est qu’il ne faut pas s’abandonner au poison de la victimisation, de l’autojustification et de la recherche de coupables extérieurs. Le corollaire de ce principe est qu’il faut développer une « honnête reconnaissance de ses talents ». Ces principes pourraient parfaitement s’appliquer au diagnostic sur les causes de la désindustrialisation en France. L’idée d’un hypothétique retour à une situation antérieure plus favorable sous-tend le discours sur la souveraineté. Pour être réellement « souverain », c’est-à-dire être capable de décider seul sur tous les sujets, il faut en rassembler les moyens et en assumer le coût. Néanmoins, la France seule n’a pas la capacité de couvrir la totalité de ses besoins industriels. La souveraineté c’est être en mesure de décider, sans s’enfermer sur un territoire aux possibilités naturellement limitées, mais de coopérer.

Les gouvernants ne reculent jamais devant la tentation de montrer leur volonté industrielle, ce qui a produit depuis 30 ans une longue litanie de déclarations ambitieuses, la dernière en date étant celle du président Macron dans la préface du plan de relance 2020 : « La France de 2030 devra être plus indépendante, plus compétitive, plus attractive. Il s’agit de ne plus dépendre des autres pour les biens essentiels, de ne plus risquer des ruptures d’approvisionnements critiques. Il s’agit de produire et de créer des emplois en France. »

Ses prédécesseurs, comme leurs ministres en charge de l’économie et de l’industrie ont jalonné leurs mandats de déclarations ambitieuses, voire martiales ou menaçantes pour les industriels. Il en effet frustrant pour les gouvernements d’observer que face à la décision d’un industriel leurs moyens d’intervention sont limités. La persuasion, la négociation font parfois place, sans plus de succès, à l’intimidation. Face à Bridgestone, les ministres français retrouvent les mêmes mots durs que face à Continental ou ArcelorMittal et la même impuissance. Les menaces ne fonctionneront pas. C’est l’attractivité objective, face à des concurrents dont il serait arrogant et stupide de penser qu’ils seront inactifs, qui sera le seul facteur décisif d’investissements sur le long terme.

Les champs de transformation industrielle et économique de la décennie

Constater que la France a connu beaucoup d’échecs dans sa stratégie de soutien de l’industrie n’implique pas un renoncement, mais au contraire une grande lucidité. La situation post-COVID dans laquelle tous les efforts se situent désormais pour restaurer la performance économique du pays tout en intégrant les leçons, encore provisoires, de cette crise. Il faut en effet restaurer la dynamique économique pour retrouver un niveau de revenus et d’emplois pré-crise, mais aussi corriger les carences que la crise a fait éclater tout en réactivant les visions sociotechniques que dessinaient l’évolution du monde technologique, mais aussi géopolitique antérieur. La productivité du secteur industriel et le développement des marges, dans un monde technologique où Chine et États-Unis font la course en tête, sont les conditions de la compétitivité et de l’investissement.

L’économie des années 2020 va subir deux types d’évolutions :

  • L’adaptation du secteur productif à l’impact de la COVID-19 dont il est difficile de prévoir l’ampleur et la durée, mais qui va laisser des marques profondes dans le tissu économique et social
  • La poursuite des mouvements de fond de transformation technologique, engagés bien avant la crise sanitaire, et qui vont de poursuivre, voire s’accélérer comme on peut l’observer sur la seconde partie de l’année en Chine, sortie plus vite de la crise sanitaire.

« France Relance » articule les éléments de réponse à ce double défi sur le court terme et sur le long terme  :

  • Faire face aux exigences immédiates de financement dues aux pertes d’activité
  • Engager la transition écologique et le processus de décarbonation
  • Développer la mutation numérique
  • Renforcer les capacités d’innovation
  • Développer la production en France

Foncier industriel et tertiaire : comment créer de la flexibilité ?

C'est là où le potentiel technologique doit être mobilisé pour inventer des "smart territories", pendant des "smart cities" où l'intelligence serait utilisée pour apporter des services là où dans l'économie antérieure ils n'étaient pas rentables. C'est un défi technique, mais aussi un défi organisationnel pour dépasser une opposition archaïque entre la ville et la campagne dont Covid-19 a démontré le caractère obsolète.  La stratégie en faveur des petites villes, lancée en septembre 2019 à Uzès, répond à cette ambition. Ce sont les petites villes qui ont été frappées par la désindustrialisation diffuse, avec une accélération depuis 2008. Cette stratégie vise les villes de moins de 20 000 habitants, entre 800 et 1000 communes. Elles seront soutenues par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) créée le 1er janvier 2020 chargée de soutenir les programmes facilitant la transition numérique et écologique dans ces communes piliers des territoires.

Très à la mode dans les années soixante-dix, les zones industrielles retrouvent une actualité. Dans le cadre du programme territoire d’industrie, lancé en 2018, une liste de 78 sites industriels a été publiée en juillet 2020. Il s’agit de proposer des terrains aux industriels en leur garantissant des délais courts pour l’obtention du permis de construire (3 mois) et les autorisations environnementales (9 mois). La disponibilité du foncier industriel est un facteur clef de compétitivité.

Mais au-delà de zones d’activités polyvalentes, il faut aussi encourager le travail diffus qu’autorise la progression du travail à distance. Ceci passe par une amélioration de la qualité des réseaux internet dans les zones de faible densité. Or c’est un objectif sans cesse réaffirmé par les ministres en charge de l’économie numérique, mais dont la concrétisation est extrêmement lente. Comme il n’y a plus d’investissements sur les infrastructures, cuivre, ce sont les équipements hertziens qui doivent conduire par priorité à l’amélioration des débits avec la 4G, la fibre optique impliquant des coûts élevés dissuasifs en dehors des zones denses. La 5G s’inscrit naturellement dans cette perspective, mais son déploiement sera lent. Il faut agir dès maintenant pour offrir partout un service numérique de qualité.

Or tout effort de réindustrialisation ne peut, pour réussir, que s’inscrire dans une culture territoriale. Le territoire est le creuset résilient de l’emploi industriel dès lors qu’il abrite la création d’écosystèmes robustes.

L’industrie du futur

 La démarche « industrie du futur » vise à faire converger les technologies existantes pour permettre aux entreprises de maîtriser l’ensemble des processus de conception et de process de production. Initialisé en Allemagne, le concept d’industrie 4.0 permet d’intégrer les différentes parties prenantes de la chaîne de valeur industrielle. L’usine du futur s’appuie sur une amélioration de la performance de l’ensemble de la chaîne de valeur par un partage d’informations en temps réel assurant une réduction des stocks, une amélioration de la qualité des produits et la possibilité de gérer au niveau européen la totalité des actions nécessaires.

Les secteurs d’ancrage de l’industrialisation sont bien identifiés et ne diffèrent pas, fondamentalement, des stratégies allemandes, américaines ou chinoises. Mais, au vu de notre expérience des vingt dernières années, nos moyens ne nous permettront pas se réussir en se contentant de copier sans sélectivité et en affichant des listes ambitieuses. Il faut se concentrer sur nos secteurs d’excellence en les transformant. L’innovation et la performance ne dépendent pas seulement des prouesses techniques isolées, mais de la cohérence systémique. C’est sur cette vision globale et cohérente, méthodique, organisationnelle et polycompétente, frugale et décarbonée, qu’il faut miser pour construire le futur.

  • Les innovations de mobilité : électromobilité, transport collectif autonome, logistique du dernier kilomètre, transport aérien décarboné
  • Les transformations de l’alimentation et du monde agro-alimentaires, de la production agricole à la restauration
  • Les innovations de santé, télémédecine, robotisation, aides aux diagnostics
  • Les services collectifs, eau, assainissement, environnement, maîtrise thermique des bâtiments

Pour atteindre l’excellence dans chaque domaine, le socle de techniques et de compétences intègre le numérique, les réseaux et la robotisation, dont l’intelligence artificielle et les logiciels libres sont des vecteurs pour lesquels la France dispose d’atouts majeurs.

Formation et méthodes

En dépit d’une offre de formation abondante, initiale et continue, à travers le réseau des grandes écoles et des universités, on constate un « niveau de production » de l’appareil éducatif insuffisant par rapport aux besoins en personnel qualifié indispensable à l’essor industriel contemporain. Le flux des ingénieurs en direction de l’industrie est insuffisant. Une étude faite sur les promotions d’ingénieurs Arts et Métiers formés de 2015 à 2018 montre que les secteurs les plus demandés sont les transports (21%), le conseil (19%) et les autres industries (14%), principalement dans les grands groupes. Les lycéens se sont montrés longtemps peu intéressés par l’industrie, dont l’image reste ternie par les contractions d’emploi et l’image environnementale négative. Il semble toutefois d’après une étude menée en 2018 par Arts et Métiers Paris Tech que cette image tend à évoluer, les lycéens des séries S et technologiques perçoivent, pour 80% d’entre eux, que l’industrie est un secteur moderne qui exploite le potentiel des technologies les plus avancées. Mais cette image est surtout précise chez les garçons des séries scientifiques, l’écart entre garçons et filles tendant toutefois à se restreindre en 2019. Le secteur des énergies renouvelables, comme celui de l’électronique, sont ceux qui ont l’image la plus favorable, ainsi que le principe de travailler pour une entreprise produisant en France. Cette évolution fragile de l’image de l’industrie doit être consolidée par un effort continu des entreprises pour montrer l’intérêt des métiers de ce secteur polyvalent.

 Car, contrairement à une image ancienne dépassée, c’est l’offre de compétences pointues qui fabrique l’emploi, chaque personne formée apportant au sein de l’entreprise un désir d’exercer ses compétences, ferment d’innovation et de créativité. Cela passe par les formations générales et techniques, par l’apprentissage en milieu industriel, mais aussi par une rupture dans les formations méthodologiques.  Il faut souligner que l’apprentissage en milieu industriel bénéficie du renouveau spectaculaire de l’apprentissage depuis 2017, amplifié par la réforme de 2018 qui a libéralisé la création de Centres de formation d’apprentis (CFA) en entreprise et par les branches professionnelles et facilité la conclusion des contrats. Fin 2019, on comptait 485 800 contrats d’apprentissage en cours contre 436 700 fin 2018, dont une croissance de 11% pour l’industrie en 2019.

La transformation de l’industrie implique également la généralisation des méthodes de travail innovantes. Le monde industriel a été transformé par les méthodes issues du mouvement de qualité totale initié dans les années cinquante par Charles Deming, qui les a déployées chez Toyota au Japon avant que ces outils ne deviennent connus et répandus dans grand nombre d’industries sous la forme du « Toyota Way of Production ».  Les nouvelles générations d’outils de performance ont été mises en œuvre pour déployer un usage plus efficient des technologies de l’information en favorisant la circulation de l’information, l’aplatissement des structures hiérarchiques, le développement des compétences de tous les acteurs opérationnels. Aussi la transformation numérique des entreprises qui est un facteur majeur de transformation de leur compétitivité s’appuie sur le déploiement maîtrisé des outils comme la méthode Agile, le rapprochement du développement et de l’exploitation du code informatique (DevOps) et l’intégration de l’information numérique dans une pratique de l’entreprise allégée, simplifiée, réactive fondement du « lean management ». Ce sont ces méthodes qui permettent également de rendre le secteur attractif. La transformation du management industriel, qui fut longtemps strictement hiérarchique et pyramidal pour devenir progressivement horizontal et coopératif, s’inscrit dans cette nouvelle culture de l’efficacité opérationnelle.

Un choix lucide et collectif

Le développement industriel du futur, qui inclut le retour sur le territoire d’activités externalisées hors de France, sera le résultat de la maîtrise de tous les paramètres de l’attractivité. Il faut que l’offre proposée par les territoires permettent aux investisseurs, nationaux et internationaux, de se décider à partir de multiples critères objectifs que cette note a balayés à plusieurs reprises. Les atouts structurels de la France – positionnement géographique, marché, image – doivent être couplés à une vision claire de la capacité à porter une offre innovante au sein d’écosystèmes dynamiques. Transformant la seule main-d’œuvre, concept limité et daté, en « cerveau-d’œuvre » associant la capacité de conception à l’excellence de l’exécution, les acteurs des territoires seront en mesure de proposer un contrat de valeur bien supérieur aux paramètres classiques de l’attractivité.  La compétition internationale se fera sur des produits et services conçus et réalisés dans un contexte où l’organisation, la stabilité juridique et fiscale, l’aptitude au financement de projets, la qualité des services publics seront perçues comme des facteurs maîtrisés et durables au service de l’innovation et de la qualité.  

 

Références

« Rapport d’orientation stratégique du CIGREF 2020 l’âge de raison… et après «, CIGREF, octobre 2020

« Le guide des mesures pour les entreprises industrielles », Plan de relance, 11 septembre 2020

« Faire de la France une économie de rupture technologique », Rapport du Collège d’experts, 7 février 2020

« Chômage et territoires : quels modèles de performance ? », France Stratégie, juillet 2020

« Le programme d’investissements d’avenir, un outil à préserver, une ambition à refonder » Évaluation du premier volet du programme PIA 2009, Comité de surveillance des investissements d’avenir, novembre 2019

« Les entreprises en France », INSEE, 2019

« The Global Competitiveness Report 2019», World Economic Forum, octobre 2019

“La désindustrialisation : quelles réalités dans le cadre français ? », François Boost et Dalila Messaoudi, Revue géographique de l’Est , 2017

“ Relocalisations d’activités industrielles en France », PIPAME, décembre 2013

« Les racines de la supériorité commerciale allemande », Béatrice Dedinger, Rveue Outre-Terre, Cairn Info, 2012

« Pacte pour la compétitivité de l’industrie française », rapport Gallois, 2012

« La désindustrialisation en France » , Lilas Demmou, ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance, DG Trésor, février 2010

« Investir pour l’avenir, Priorités stratégiques d’investissement et emprunt national », Rapport Juppé Rocard, 2009

« Deux siècles de travail en France », Olivier Marchand et Claude Thélot, INSEE Etudes, 1991

Sites

Statistiques de l’OCDE : https://stats.oecd.org/

Remerciements appuyés au site http://persee.fr

qui permet, en un point unique, d’accéder, dans leur texte, à des milliers de revues  indispensables à une recherche sur le temps long